Les enjeux de la régulation environnementale : efficacité et acceptabilité

Application au soja transgénique en Argentine

 

PHÉLINAS Pascale
Institut de Recherche pour le Développement (IRD), Centre d’études en sciences sociales sur les mondes africains, américains et asiatiques (CESSMA), Centre d’études et de recherches sur le développement international (CERDI), France.


ARDD-1-2021 – Développement durable : recherches en actes

Analyses : politiques, pratiques, mobilisations


Pour citer cet article

PHÉLINAS Pascale : « Les enjeux de la régulation environnementale : efficacité et acceptabilité. Application au soja transgénique en Argentine », Actes de la recherche sur le développement durable, n°1, 2021.
ISSN : 2790-0355 (version en ligne) — ISSN : 2790-0347 (version imprimée)
URL : https://publications-univ-sud.org/ardd/2021/12/537/
DOI : (à compléter)


Texte intégral

Les enjeux de la régulation environnementale : efficacité et acceptabilité
Application au soja transgénique en Argentine

par Pascale PHÉLINAS

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Les principes au fondement de l’économie de l’environnement se trouvent dans la théorie des externalités. Lorsque la question environnementale a commencé à se poser à la fin des années 1960, les économistes considéraient qu’ils avaient une vision cohérente et convaincante de la notion d’externalités environnementales, ainsi qu’un ensemble d’implications politiques simples. Le problème des externalités (environnementales ou non) faisait depuis longtemps partie de la théorie microéconomique et était intégré dans un certain nombre de textes standard. Les économistes voyaient dans ces externalités la conséquence de l’absence de prix (et par conséquent une défaillance du marché) pour certaines ressources environnementales rares telles que l’air et l’eau propres par exemple. Restaurer l’efficacité supposait alors la mise en place d’instruments permettant de réintroduire les coûts (ou avantages) externes dans l’arbitrage privé afin de fournir les signaux nécessaires pour économiser ou mieux utiliser les ressources naturelles.

L’émergence d’une préoccupation internationale pour les questions environnementales mondiales, notamment le réchauffement de la planète, mais aussi l’accroissement de toutes les formes de pollution, l’énorme défi des politiques visant à résoudre ces problèmes et les coûts impressionnants qu’elles impliquent ont suscité de très nombreuses contributions des économistes à la conception et la mise en œuvre des mesures de politiques environnementales.

L’objectif de cet article est de fournir une rapide revue de l’état de l’art de l’économie de l’environnement et de montrer à travers un cas concret, celui du soja transgénique en Argentine, les nombreuses difficultés auxquelles est confronté le régulateur dans la conception d’une politique de l’environnement dès lors que l’on passe de solutions « puristes » à la mise en œuvre de mesures réalistes. Nous distinguons dans ce texte « l’économie de l’environnement » de « l’économie des ressources naturelles ». Ce dernier domaine est centré sur l’allocation intertemporelle des ressources renouvelables et non renouvelables et a donné lieu à une vaste littérature sur des sujets tels que la gestion des pêches, des forêts, des minéraux, des ressources énergétiques, l’extinction des espèces etc. Cet ensemble de travaux est exclu de notre champ d’analyse. La ligne de démarcation précise entre l’économie de l’environnement et l’économie des ressources naturelles est certes un peu floue, mais nous avons limité notre champ d’étude à l’un des deux grands thèmes de l’économie de l’environnement : la régulation des activités polluantes.

Le propos est structuré en deux temps. Nous commençons dans la première section par un examen des résultats théoriques récents concernant le choix des principaux instruments politiques de contrôle des externalités : réglementation, redevances ou taxes sur les effluents, subventions aux processus de production « propres » et permis d’émission négociables. La seconde section présente une application des résultats théoriques à la régulation du soja transgénique en Argentine. Nous concluons notre étude par quelques réflexions sur l’état de l’économie de l’environnement et sa contribution potentielle à la formulation des politiques publiques.

Définir une politique environnementale

L’approche standard dans la littérature sur l’économie de l’environnement caractérise la pollution comme un « mal » public qui résulte des « rejets de déchets » associés à la production de biens privés. Un premier résultat théorique est que la résolution efficace de ces externalités environnementales exige que les agents polluants soient confrontés au coût de leurs activités polluantes, égal à la valeur des dommages qu’ils produisent. Un second résultat est que les forces du marché n’incitent pas les pollueurs à réduire spontanément leurs rejets car l’adoption de technologies de production propres implique un coût de dépollution. Cette situation appelle donc la mise en place de politiques de régulation.

La littérature sur la régulation environnementale est énorme et en fournir une revue complète et détaillée dépasse le cadre de cet article. Nous tenterons plutôt, dans cette section, d’esquisser les grandes lignes des principaux résultats de cette littérature, en mettant l’accent sur leurs implications pour la conception de la politique environnementale.

L’éventail des instruments de régulation

Il existe un large éventail d’instruments de lutte contre les externalités environnementales à l’intérieur duquel les économistes distinguent deux grands ensembles : les instruments réglementaires qui imposent des normes (d’émission de polluants, de procédé de production, d’usage d’équipements etc.) et les instruments dits de marché que l’on peut encore scinder en instruments de régulation par les prix ou de régulation par les quantités (Cropper & Oates, 1992 ; Requate, 2005).

Les instruments réglementaires les plus courants sont d’une part les normes technologiques qui imposent aux entreprises d’adopter la meilleure technologie disponible (pots d’échappement catalytiques, stations d’épuration, usage d’emballages recyclables etc.), d’autre part les normes d’émission qui fixent un niveau d’émission supérieur absolu que les entreprises ne peuvent dépasser (émissions de CO2 et/ou de souffre dans l’atmosphère, quantité de nitrate rejeté dans l’eau potable, taux de phosphates dans les lessives) sous peine de sanctions administratives, financières voire pénales.

Parmi les instruments fondés sur le marché, un premier sous-ensemble à disposition du régulateur est composé de taxes sur les émissions et/ou de subventions pour soutenir les efforts de limitation des rejets. La philosophie de ces instruments est d’inciter les entreprises à réduire les pollutions via la modification des prix, en laissant les entreprises libres de décider de la quantité d’effluents qu’elles veulent émettre ou réduire. L’instauration d’une taxe prélevée par unité de polluant répond au principe du pollueur payeur car elle réintroduit les coûts externes (sociaux) dans les coûts privés. Inversement, une subvention pour la réduction de la pollution consiste à récompenser les entreprises pour chaque unité d’émission qu’elles réduisent. Cet instrument fournit les mêmes incitations que les taxes, puisque chaque unité d’émission supplémentaire implique un coût pour l’entreprise en termes de subventions perdues.

Un second type d’instruments de marché repose sur l’émission de permis (négociables ou non). Dans ce cadre, le régulateur met en circulation un certain nombre de permis que les entreprises doivent détenir pour chaque unité de pollution qu’elles veulent émettre. Les règles d’attribution des permis relèvent de deux stratégies : soit les permis sont alloués gratuitement en fonction de l’historique des émissions ou des niveaux de production (souvent appelés les droits acquis), soit ils sont mis aux enchères, auquel cas les entreprises doivent payer pour chaque unité de polluant qu’elles vont émettre. En général, les entreprises sont autorisées à échanger ces permis avec d’autres entreprises sur un marché dit de permis négociables.

Les critères de choix de l’instrument de régulation

Dans la plupart des contextes économiques et politiques, tous les instruments décrits plus haut sont envisageables pour atteindre un objectif de politique environnementale donné. La question qui vient alors immédiatement à l’esprit est comment choisir le « meilleur » instrument (Keohane et al.,1998 ; Hoel & Karp, 2002 ; Farrow, 1994). Plusieurs critères président généralement à ce choix.

Un premier critère est celui de l’efficacité, c’est-à-dire la capacité de l’instrument à répondre à l’objectif fixé à moindre coût, généralement mesuré par le coût d’abattement[1]. Les conclusions de la littérature sur le sujet sont sans équivoque : au moins en théorie, les instruments fondés sur le marché minimisent le coût global de la réalisation d’un niveau donné de protection de l’environnement et fournissent des incitations dynamiques à l’adoption et à la diffusion de technologies « vertes » moins coûteuses et plus efficaces (Requate, 2005 ; Chiroleu Assouline, 2007 ; Oates & Portney, 2003 ; Goulder, 2008 ; Pezzey, 1992). En outre, ils sont globalement équivalents. Leur différence essentielle tient au fait que les taxes (ou subventions) imposent les mêmes efforts à chaque entreprise, alors que le système de permis autorise des efforts modulables dans le cadre d’une contrainte globale. Les instruments réglementaires sont généralement plus coûteux pour un objectif environnemental donné en raison des frais de collecte de l’information sur les rejets des pollueurs et de mise en place de contrôle administratif.

Toutefois, l’efficacité économique est loin d’être le seul facteur qui prévale dans le choix d’un instrument. Ce choix dépend des degrés relatifs d’opposition générés pour tel ou tel instrument. Les individus réagissent à leur perception des coûts et des avantages d’une politique environnementale pour eux-mêmes et pour les autres, quels que soient les coûts et les avantages réels. Plus les avantages sont visibles, plus la demande d’un instrument est importante ; plus les coûts sont visibles, plus l’opposition est importante et donc les coûts politiques pour le législateur. Par conséquent, le régulateur est susceptible de préférer les instruments réglementaires parce qu’ils ont tendance à dissimuler les coûts de la réglementation dans les augmentations de prix répercutées sur les consommateurs. En outre, les instruments réglementaires se prêtent bien à une politique symbolique d’affichage pro-environnement, car des normes strictes, comme des déclarations de soutien à la protection environnementale peuvent être facilement combinées avec des exemptions moins visibles et/ou une absence de contrôle.

Les interactions fiscales peuvent également augmenter ou réduire considérablement les avantages des politiques fondées sur les instruments de marché. Toute réforme environnementale peut entraîner une refonte de la fiscalité et changer significativement la part des prélèvements obligatoires dans le PNB. Les mesures d’incitation/taxation déterminent la répartition des avantages ou des coûts de la politique environnementale entre les groupes de revenus, les régions, les générations, entre les travailleurs et les inactifs etc. Ces effets distributifs ont des implications importantes non seulement pour l’équité ou la justice, mais aussi pour la faisabilité politique.

Enfin, l’idéologie joue un rôle important dans le choix des instruments. Un régulateur libéral qui défend l’économie de marché sera prédisposé à soutenir les instruments fondés sur le marché ; un régulateur qui a plus foi dans le gouvernement et l’administration et moins dans le secteur privé préfèrera, toutes choses égales par ailleurs, l’approche réglementaire.

Par conséquent, la sélection du « meilleur » instrument relève autant de l’art que de la science.

Réguler une production agricole non durable : le soja transgénique en Argentine

Le soja génétiquement modifié (GM) a été introduit en Argentine en 1996. Son adoption s’est répandue à une vitesse sans précédent, si bien qu’à l’heure actuelle, près de 99 % des terres consacrées à la culture du soja sont emblavées en semences génétiquement modifiées.

Bien que l’adoption du soja GM ait produit des bénéfices macro et micro-économiques importants (Bennett et al., 2013 ; Qaim, 2009 ; Phélinas & Choumert, 2017), la soutenabilité à long terme de la spécialisation de l’Argentine dans la production de soja transgénique reste très contestée (Carreño et al., 2012 ; Leguizamon, 2013). Les impacts environnementaux de la culture du soja transgénique, tels que l’intensification de l’utilisation des terres agricoles (Caviglia & Andrade, 2010), l’abandon de la rotation des cultures (Rotolo et al., 2015), l’expansion de la frontière agricole aux dépens des forêts (Fehlenberg et al., 2017 ; Gasparri et al., 2013), et l’utilisation intensive du glyphosate sont jugés sévèrement. Le glyphosate, qui régule la croissance des mauvaises herbes, contamine les sols (Peruzzo et al., 2008) ainsi que l’air (Astoviza et al., 2016) et l’eau (Lupi et al., 2015). Sa dangerosité pour la santé humaine fait toujours l’objet d’une intense controverse. Alors que de nombreux travaux signalent la présence de maladies respiratoires, d’incidences plus élevées de cancers ou de malformations des enfants dans les zones affectées par les pulvérisations aériennes (Gallegos et al., 2016 ; Schinasi & Leon, 2014 ; Botta et al., 2011), certaines autres études ne trouvent aucune preuve statistique d’une association entre les problèmes de santé et l’exposition au glyphosate (Andreotti et al., 2018).

Enfin, la culture du soja transgénique a également un coût social : une quantité importante de main-d’œuvre a été déplacée hors du secteur agricole, ce qui a entraîné un dépeuplement relatif des campagnes (Albaladejo et al., 2012 ; Phélinas & Choumert, 2017).

Les raisons du laissez faire

Jusqu’à présent, le gouvernement argentin a manifesté peu d’intérêt pour la régulation de la production de soja transgénique pour quatre raisons principales.

Premièrement, l’agriculture est le moteur de l’économie nationale et le soja est le principal produit d’exportation du pays, qui contribue positivement à la balance commerciale argentine et fournit une part élevée des recettes fiscales du gouvernement (15 à 20 %).

Deuxièmement, une vaste campagne de promotion des biotechnologies menée au nom des scientifiques, des entreprises agro-biotechnologiques, des entreprises agricoles multinationales, ainsi que de certaines associations de producteurs a contribué à promouvoir cette culture (Gras & Hernandez, 2009). Le « message » est d’autant mieux passé que le soja transgénique est bien moins cher à produire que le soja non transgénique : de nombreux auteurs indiquent une économie totale de 20 dollars par hectare (Qaim & Traxler, 2005 ; Trigo & Cap, 2004).

Troisièmement, il existe en Argentine une alliance de classe traditionnelle entre les élites rurales (grands propriétaires terriens) et les pouvoirs politiques. L’association de producteurs la plus ancienne et la plus puissante est sans aucun doute la Société Rurale Argentine (SRA). Créée en 1866, la SRA a toujours entretenu des liens étroits avec la sphère politique et nombre de ses membres ont traditionnellement occupé des postes de haut niveau dans les gouvernements successifs (Manzetti, 1992 ; Gras, 2012). Ils sont le groupe d’intérêt qui a potentiellement le plus fort contrôle sur le processus de régulation environnementale. En revanche, les petits et moyens producteurs, regroupés dans deux autres associations[2], recourent plutôt à la grève pour défendre leurs intérêts. Toutefois, la coalition de ces deux groupes d’intérêts clés contre toute forme de réglementation n’est pas improbable. Ils ont prouvé leur capacité de ralliement dans le passé en réaction à la proposition du gouvernement d’augmenter les taxes sur les céréales et les oléagineux en 2008.

Quatrièmement, la perception publique de l’impact environnemental du soja transgénique en Argentine a longtemps été faible. La politique environnementale n’a pas fait partie des préoccupations principales de la plupart des consommateurs argentins, dont le pouvoir d’achat a été sérieusement affecté par les politiques mises en œuvre dans les années 1990 et par la crise financière de 1998/2000. Il en est résulté une faible demande politique de régulation environnementale. Toutefois, des mouvements sociaux contre les pulvérisations aériennes ont progressivement vu le jour parmi les habitants des communautés agricoles de la région de la pampa (Leguizamón, 2016). Par ailleurs, les consommateurs de certains marchés de destination (l’UE en particulier) se sont montrés très réticents à l’importation de produits à base de soja transgénique. En conséquence, l’UE a imposé des restrictions sévères sur les importations de denrées alimentaires et d’aliments pour animaux susceptibles de contenir des OGM qui ont fermé le marché européen au soja transgénique argentin. Cette opposition interne et externe croissante au soja génétiquement modifié rend plus probable l’adoption d’une politique agricole respectueuse de l’environnement en Argentine.

Quel instrument de régulation ?

Compte tenu du large éventail d’externalités négatives associées à la production de soja transgénique, la réponse appropriée de politique environnementale doit se concentrer sur la régulation de la composition de la production agricole de telle sorte que la production soit réorientée, soit vers le soja non transgénique, soit vers d’autres cultures.

On propose ici une discussion des différents instruments possibles de régulation du soja transgénique en Argentine fondée sur un modèle théorique développé par ailleurs (Phélinas & Schwartz, 2017). Trois instruments de marché sont ici considérés car ils sont théoriquement équivalents et efficaces pour atteindre la réduction souhaitée de la production de soja transgénique[3] : une taxe sur le soja transgénique, une subvention pour la production de soja conventionnel ou d’autres cultures, et l’émission de quotas de production pour le soja GM. Ces trois instruments sont évalués dans deux dimensions cruciales : d’une part, la mesure dans laquelle ils ont une chance d’être acceptés et d’autre part préservent les recettes fiscales indispensables en Argentine pour couvrir le paiement du service de la dette et d’autres dépenses sociales.

Instaurer une taxe verte se heurterait rapidement à deux limites dans le contexte argentin. Premièrement, les producteurs de soja supportent déjà une taxe à l’exportation élevée (35 %) qui réduit le prix qu’ils reçoivent par rapport au prix d’exportation correspondant. En mars 2008, le gouvernement avait tenté d’augmenter le niveau de cette taxe jusqu’à 44 % mais la pression fiscale avait été jugée intolérable et punitive par les producteurs. Cela avait entraîné un grave conflit dans lequel les producteurs avaient bloqué les routes et paralysé le pays. Finalement, le gouvernement avait été contraint de faire marche arrière. Deuxièmement, il est fort probable que l’élasticité de l’offre de la production de soja transgénique à la taxe à l’exportation soit faible en Argentine. En effet, la taxe à l’exportation a été fortement augmentée entre 1992 et 2007, passant de 3,5 % à 35 %, puis légèrement réduite à 30 % par le gouvernement de Mauricio Macri, et augmentée à nouveau en 2020 à 33 %. Dans l’intervalle, la production a été multipliée par cinq, en raison de la hausse spectaculaire des prix internationaux, et reste à un niveau élevé en dépit du repli des cours sur le marché mondial depuis 2015. Un tel contexte supposerait une augmentation tellement élevée du taux de taxation pour réduire la production de soja GM qu’il ne pourrait que susciter une opposition politique globale forte.

Subventionner la production de soja conventionnel ou d’autres cultures serait coûteux pour les finances publiques. Il est donc peu probable, et au demeurant peu souhaitable, que cette alternative soit mise en œuvre en Argentine, en raison de l’accumulation explosive de la dette[4] (Cibils, 2011). Dans ce contexte, subventionner le soja conventionnel entrerait en concurrence avec d’autres dépenses publiques, notamment des programmes de transfert de richesses vers les pauvres, ce qui pose un problème d’acceptabilité politique.

On peut imaginer le transfert du paiement de cette subvention au marché privé. En effet, le soja conventionnel bénéficie d’une prime de prix de 50 dollars par tonne sur le marché international (Fok et al., 2010). Or, les producteurs argentins de soja conventionnel ne bénéficient pas de cette prime car leur production n’est pas commercialisée dans le cadre d’une chaîne certifiée. Le protocole de Carthagène sur la biosécurité exige en effet que les attributs du soja conventionnel soient préservés tout au long de la chaîne d’approvisionnement, des producteurs aux consommateurs finaux. Cela implique de mettre en place un système de traçabilité et d’étiquetage permettant de distinguer le soja transgénique du soja conventionnel tout au long de la chaîne d’approvisionnement. Ce processus est très coûteux à mettre en œuvre car il nécessite une séparation de la chaîne d’approvisionnement à chaque étape : disjonction des champs pour éviter la contamination, nettoyage des installations utilisées pour la manutention, la transformation et le transport, contrôle de la pureté du produit, etc.

Un dernier instrument de marché possible est la création d’un système de permis pour la production de soja dans lequel le régulateur définit un montant maximum de production de soja GM souhaitable. Chaque quota donne le droit de produire une (ou plusieurs) unités de soja transgénique et chaque exploitation agricole doit détenir la quantité de quotas correspondant à son niveau de production souhaité.

L’un des principaux enjeux de l’émission de quotas de production est la manière dont ils sont attribués (Montgomery, 1974 ; Lai, 2008 ; Kampas & White, 2003). Deux grandes options sont possibles : une allocation gratuite ou une vente aux enchères. Dans ce qui suit, nous évaluons dans quelle mesure les différentes allocations de quotas satisfont la contrainte budgétaire et génèrent des effets de répartition susceptibles d’entraîner soit une forte opposition politique soit une certaine approbation.

L’allocation gratuite est un instrument très attrayant pour le régulateur car elle offre un grand choix de critères d’allocation qui facilite le contrôle des effets distributifs de la réglementation et donc l’adhésion politique sans modifier le rapport coût-efficacité. Le régulateur peut attribuer des parts égales à tous les producteurs de soja transgénique ou, et c’est le cas le plus fréquent, des quotas proportionnels à leur production passée (ou aux terres cultivées). Un plan de répartition basé sur la production historique favorise les producteurs existants et transfère des rentes aux plus grands. Cette règle de répartition susciterait, à n’en pas douter, l’approbation (à défaut de soutien fort) des plus grands producteurs argentins, car elle protège de fait les intérêts des membres influents de la Société Rurale. En revanche, cette règle d’allocation ne contribue pas aux recettes fiscales de l’État.

Au lieu de répartir librement les quotas de production, le régulateur peut choisir de les vendre aux enchères sur un marché primaire. Dans ce cas, chaque exploitation doit acheter le droit de produire du soja transgénique. Le système d’enchères présente l’immense avantage d’augmenter les recettes fiscales. Cette alternative est donc particulièrement intéressante pour l’État Argentin. Son principal inconvénient est qu’elle risque de se heurter à une opposition politique plus forte que la distribution gratuite et il y a de bonnes raisons de craindre une résistance farouche de la part des très puissantes associations de producteurs, plus soucieuses de la protection des revenus de leurs membres que de considérations sociales et environnementales.

Conclusion

Plusieurs thèmes généraux ressortent de la discussion précédente. Premièrement, compte tenu de tous les coûts découlant de l’expansion du soja transgénique, une action politique est nécessaire pour promouvoir une composition de la production agricole socialement optimale. Deuxièmement, aucun instrument n’est clairement supérieur à un autre dans toutes les dimensions pertinentes pour le choix de politique environnementale. Troisièmement, le choix de l’instrument implique des compromis importants.

Le choix d’un instrument de régulation environnementale est ainsi un problème à multiples facettes. La littérature sur le choix des instruments a plaidé avec force en faveur des politiques incitatives. Elle a également contribué à établir l’idée que les taxes environnementales et les quotas mis aux enchères sont une source potentielle particulièrement efficace de recettes publiques. Mais l’argument de l’efficacité ne suffit pas à imposer l’utilisation d’un instrument là où des considérations d’acceptabilité prévalent. Les échecs de la politique environnementale sont souvent dus à l’influence de puissants groupes d’intérêt. Si cette influence est plus une difficulté politique qu’un problème économique, les économistes peuvent néanmoins concevoir de nouveaux instruments politiques qui permettent de mieux concilier l’efficacité et les objectifs de répartition (par exemple, en évitant de faire peser une lourde charge à court terme sur des parties prenantes très mobilisées).

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Notes

[1] Le coût d’abattement mesure l’écart de coûts entre une technologie de référence et une autre, ramené aux émissions de polluants évitées par l’emploi de cette technologie. Cette notion représente ainsi le coût additionnel engendré par l’évitement d’une unité d’émission de polluant.

[2] La Fédération agraire argentine (FAA) et la Confédération des sociétés rurales argentines (CRA).

[3] Les instruments réglementaires, moins efficaces, ne sont pas considérés ici.

[4] Les paiements du service de la dette atteignaient 4,7 % du PIB en 2016


Auteure / Author

Pascale Phélinas est économiste à l’IRD et conduit actuellement des recherches en économie agricole et de l’environnement ainsi qu’en économie du risque environnemental. Ses travaux s’intéressent aux déterminants et à l’impact de l’introduction des cultures transgéniques et de l’adoption de technologies de précision sur l’agriculture en Argentine. Elle mène également des recherches sur la réponse des ménages à l’exposition à un risque environnemental (volcanique et climatique) et ses conséquences économiques et sociales en Argentine et en Equateur. Elle est impliquée dans plusieurs enseignements universitaires et dans la direction de thèses de doctorat.

Pascale Phélinas is an economist at IRD and is currently conducting research in agricultural and environmental economics as well as in environmental risk economics. Her work focuses on the determinants and impact of the introduction of transgenic crops and the adoption of precision technologies on agriculture in Argentina. She also conducts research on household responses to environmental risk exposure (volcanic and climatic) and its economic and social consequences in Argentina and Ecuador. She is involved in several university courses and in the direction of PhD theses.


Résumé

L’objectif de cet article est de fournir une revue de l’état de l’art de l’économie de l’environnement et de montrer à travers un cas concret, celui du soja transgénique en Argentine, les nombreuses difficultés auxquelles est confronté le régulateur dans la conception d’une politique de l’environnement, dès lors que l’on passe de solutions « puristes » à la mise en œuvre de mesures réalistes. La littérature sur le choix des instruments a plaidé avec force en faveur des politiques incitatives et contribué à établir l’idée que les taxes environnementales et les quotas mis aux enchères sont des instruments particulièrement efficaces. Nous montrons que l’argument de l’efficacité ne suffit pas à imposer l’utilisation d’un instrument là où des considérations d’acceptabilité prévalent et qu’aucun instrument n’est clairement supérieur à un autre dans toutes les dimensions pertinentes du choix de politique environnementale.

Mots clés

Soja transgénique – Argentine – Glyphosate – Régulation environnementale

Abstract

The objective of this article is to provide a review of the state of the art in environmental economics and to show, through a concrete case, that of transgenic soybeans in Argentina, the many difficulties faced by the regulator in designing environmental policy, as one moves from « purist » solutions to the implementation of realistic measures. The instrument choice literature has argued strongly in favor of incentive-based policies and has helped establish the idea that environmental taxes and auctioned quotas are particularly effective instruments. We show that the efficiency argument is not sufficient to force the use of an instrument where acceptability considerations prevail and that no instrument is clearly superior to another in all relevant dimensions of environmental policy choice.

Key words

Transgenic Soybean – Argentina – Glyphosate – Environmental regulation

Vers une architecture frugale et créative. Le retour des matériaux vernaculaires

GAUZIN-MÜLLER Dominique
Architecte-chercheure, Laboratoire de recherche en architecture, École nationale supérieure d’architectes de Toulouse (France).


ARDD-1-2021 – Développement durable : recherches en actes

Durabilité et globalisation : approches théoriques et critiques


Pour citer cet article

GAUZIN-MÜLLER Dominique : « Vers une architecture frugale et créative. Le retour des matériaux vernaculaires », Actes de la recherche sur le développement durable, n°1, 2021.
ISSN : 2790-0355 (version en ligne) — ISSN : 2790-0347 (version imprimée)
URL : https://publications-univ-sud.org/ardd/2021/12/531/
DOI : (à compléter)


Texte intégral

Vers une architecture frugale et créative. Le retour des matériaux vernaculaires

par Dominique GAUZIN-MÜLLER

Version PDF

La frugalité, un mouvement de fond

Le Mouvement de la frugalité heureuse et créative

Après un siècle d’architecture moderne et de style international dans un contexte de société capitaliste, la prise de conscience de la responsabilité du monde du bâtiment sur la crise sociale, culturelle, écologique et économique s’étend. Elle incite un nombre croissant de professionnels en quête de sens à se pencher sur le vernaculaire. En France, le processus de redécouverte de l’architecture traditionnelle, des circuits courts et de l’économie circulaire a mené au lancement, en janvier 2018, du Manifeste pour une frugalité heureuse et créative dans l’architecture et l’aménagement des territoires urbains et ruraux[1]. Ce manifeste, déjà signé par plus de 10 700 personnes du monde entier en octobre 2020, a initié un véritable mouvement : articles, expositions, conférences et tables-rondes se multiplient ; une trentaine de groupes locaux se sont créés, dont un en Afrique, basé à l’École nationale d’architecture de Marrakech (ENAM), au Maroc.

Un usage raisonné des ressources

Le Manifeste de la frugalité heureuse et créative prône une gestion raisonnée des matières premières : « La transition écologique et la lutte contre les changements climatiques concourent à un usage prudent des ressources épuisables et à la préservation des diversités biologiques et culturelles pour une planète meilleure à vivre. Le maintien des solutions architecturales, urbanistiques et techniques d’hier, ainsi que des modes actuels d’habiter, de travailler, de s’alimenter et de se déplacer, est incompatible avec la tâche qui incombe à nos générations : contenir puis éradiquer les dérèglements globaux » (Bornarel et al., 2018).

Ce manifeste décrit aussi les différents domaines dans lesquels cette sobriété doit s’appliquer : « La frugalité en énergie, matières premières, entretien et maintenance induit des approches low-tech. Cela ne signifie pas une absence de technologie, mais le recours en priorité à des techniques pertinentes et adaptées, ni polluantes ni gaspilleuses » (Bornarel et al., 2018).

Faire confiance aux habitants et aux usagers

Le manifeste revient aussi sur la mode des « bâtiments intelligents » dépendants de nombreuses installations techniques, et préfère des solutions robustes et créatives : « En réalisation comme en conception, la frugalité demande de l’innovation, de l’invention et de l’intelligence collective. La frugalité refuse l’hégémonie de la vision techniciste du bâtiment et maintient l’implication des occupants. Ce n’est pas le bâtiment qui est intelligent, ce sont ses habitants » (Bornarel et al., 2018).

D’où vient ce mouvement international en faveur de l’architecture frugale, et pourquoi est-il si important ?

Dix millénaires de vernaculaire, un siècle de modernité

Invariants des constructions vernaculaires

Lors de leur sédentarisation en Mésopotamie il y a environ dix millénaires, les chasseurs-cueilleurs ont commencé à construire leur habitat avec les matériaux qu’ils avaient sous leurs pieds ou à portée de main. Depuis, dans toutes les régions du monde, les constructions vernaculaires s’adaptent aux particularités du lieu et du microclimat, en harmonie avec les coutumes, la culture et les savoir-faire locaux. Les ressources issues de chaque territoire (terre, pierre, bois, paille et autres fibres végétales) sont mises en œuvre dans les bâtiments avec une impressionnante diversité, mais certains invariants sont sensibles à travers les âges et les continents.

L’importance de l’architecture vernaculaire perdure tant que la majorité de la population vit à la campagne. En Europe de l’Ouest, elle a commencé à décliner il y a un siècle, lors des bouleversements techniques, sociaux et culturels entraînés par la révolution industrielle et l’exode massif des populations des campagnes vers les villes.

La révolution du mouvement Moderne

Au début du 20e siècle, le mouvement Moderne a fait table rase des traditions constructives. Au premier Congrès international d’architecture moderne (CIAM), un groupe de 28 architectes européens, réunis en 1928 en Suisse par Le Corbusier, a décidé de promouvoir une architecture et un urbanisme fonctionnels. Portés par l’idée de « progrès », la plupart des Modernes ont développé un style international caractérisé, entre autres, par des formes cubiques, le toit terrasse, les grandes surfaces blanches, les fenêtres en bandeau et l’emploi du béton armé. Au fil des décennies, nous sommes arrivés à une hégémonie du béton, dont la production est responsable aujourd’hui d’environ 8 % des émissions de CO2 dans le monde.

La lourde responsabilité des bâtisseurs

Aujourd’hui, le secteur du bâtiment est responsable, au niveau mondial, d’environ 40 % des émissions de CO2 , 40% de la consommation de l’énergie et des autres ressources naturelles et 40 % de la production de déchets[2]. Conscients de leur responsabilité, de plus en plus de professionnels de la construction et de l’aménagement du territoire s’interrogent sur les moyens de réduire l’empreinte environnementale de leurs bâtiments. L’étude de l’architecture traditionnelle donne une première vision des pistes à suivre : implantation préservant la nature du sol et la biodiversité ; transformation de l’existant avant d’envisager une nouvelle construction ; principes bioclimatiques et efficacité énergétique ; usage des matériaux issus du territoire et développement des cultures constructives locales.

La lente réhabilitation du vernaculaire

La redécouverte de l’architecture traditionnelle

Après plusieurs décennies de style international, l’exposition Architecture Without Architects, inaugurée en 1964 au Museum of Modern Art de New York, a réveillé l’attention du public pour l’architecture vernaculaire. Son commissaire, Bernard Rudofsky, voyait dans la beauté de ces constructions la démonstration d’une richesse esthétique et fonctionnelle dont la société industrielle devrait s’inspirer : « Dans l’espace et dans le temps, des constructeurs peu instruits ont démontré un admirable talent pour adapter leurs bâtiments à l’environnement naturel » (Rudofsky, 1964).

Quels que soient le pays, les conditions géographiques ou la culture, l’architecture vernaculaire a toujours été inspirée par le génie du lieu. Christian Norberg-Schulz l’a thématisé en s’appuyant sur le concept de phénoménologie développé par Martin Heidegger (Norberg-Schulz, 1979). L’implantation des familles dans une région, souvent pendant des siècles, favorisait le transfert, de génération en génération, des connaissances sur le microclimat et les ressources disponibles.

Du « régionalisme critique » aux « nouvelles architectures vernaculaires »

En 1983, Kenneth Frampton a théorisé l’équilibre entre tradition et modernité dans un essai intitulé « Towards a Critical Regionalism: six Points for an Architecture of Resistance ». Selon l’historien de l’architecture britannique, le « régionalisme critique » incite à adopter l’architecture moderne pour ses qualités universelles de progrès, mais à accorder plus de valeur au contexte géographique : topographie, climat et lumière (Frampton, 1983). En critiquant le manque de considération des Modernes pour le site et en accordant plus d’importance au contexte, il (re)donne une identité à l’architecture dans un monde globalisé.

Pour Pierre Frey, professeur à l’École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), les nouvelles architectures vernaculaires sont « collectives » et « en majorité féminines ». Elles « recourent aux matériaux disponibles en abondance et à faible coût » et « s’appuient sur des savoirs et des savoir-faire ancestraux » (Frey, 2010). Le concept de « modernité rurale » est apparu à la même époque autour de la conception, par Philippe Madec et Alain Bornarel, du pôle œnotouristique Viavino à Saint-Christol, dans le sud-est de la France (Gauzin-Müller & Madec, 2014). L’idée de l’architecture frugale a germé autour de ce projet.

Décroissance du matériel, croissance de l’humain

La frugalité, c’est d’abord une philosophie et une posture face à quatre domaines touchant les activités liées à l’architecture et à l’aménagement des territoires : le sol, l’énergie, les matériaux de construction et le processus de conception et de mise en œuvre. L’usage du foncier, de l’énergie et des matériaux industriels doit être drastiquement réduit, mais les relations humaines doivent s’épanouir dans toutes leurs richesses.

1. Schéma des quatre thèmes majeurs de l’architecture frugale.
© Dominique Gauzin-Müller, 2020.

La gestion frugale du foncier comprend à la fois une utilisation raisonnée du sol, le respect du site et la valorisation du territoire. Elle prône une nouvelle vie donnée au « déjà-là », par exemple la réhabilitation ou la transformation de bâtiments existants, éventuellement avec une autre fonction. Elle peut aller jusqu’à la sanctuarisation des terres agricoles pour assurer une production alimentaire locale.

La gestion frugale des matières premières demande des solutions énergétiques sobres et efficaces pour assurer un confort thermique, en été comme en hiver : isolation, ventilation naturelle et installations techniques robustes. Les besoins, très réduits par des mesures bioclimatiques, pourront être couverts par des énergies renouvelables produites localement. Les choix concernant les matériaux et leur mise en œuvre doivent aussi être guidés par l’usage de ressources disponibles à proximité, sans oublier la valorisation de savoir-faire artisanaux.

Quant à la démarche de conception frugale, elle doit faire l’objet d’un processus participatif intégrant les futurs usagers, voire les riverains intéressés. Pour résoudre cette équation complexe, une synergie et une collaboration bienveillante entre tous les acteurs est nécessaire, du maître d’ouvrage aux entreprises, en passant par les architectes, ingénieurs, etc. L’essentiel est dans l’humain, pas dans la technique.

L’architecture frugale en Afrique

Résister à la séduction de la modernité

Dans Apprendre de Bamako, Vincent Laureau décrit la séduction que l’« image moderne » exerce sur les habitants des pays en développement, en Afrique et ailleurs : « La critique de la modernité se révèle être une question urgente, voire même vitale, notamment en ce qui concerne les Pays les Moins Avancés. Car si l’Occident est aujourd’hui à la recherche d’une nouvelle conduite à tenir dans ce “nouveau siècle”, il ne devrait plus s’exposer au monde comme modèle. » L’auteur précise qu’il est important « de prouver que l’on peut faire de l’architecture contemporaine avec des matériaux anciens dans un contexte de pauvreté » (Laureau, 2020).

Revaloriser les matériaux et savoir-faire locaux

L’usage de la terre, de la pierre, du bois et de la paille offre de nombreux avantages environnementaux. Les filières biosourcées et géosourcées représentent aussi un important potentiel d’activités économiques localisées dans les territoires, dans le respect de leurs richesses matérielles et immatérielles. Il existe deux voies pour promouvoir le retour de ces matériaux ancestraux : faire œuvre d’architecture pour démontrer leur incroyable potentiel technique et esthétique ; valoriser l’artisanat et les « sachants » capables de les mettre en œuvre dans les règles de l’art et de former les prochaines générations. Par ailleurs, la texture de ces matériaux dégage une beauté haptique, qui nous invite à toucher la matière et nous reconnecte à la nature et à nos besoins profonds.

Initiatives africaines

Au Sahel et dans les pays limitrophes, le réseau des experts du Forum des acteurs de la construction en terre (FACT) fait depuis 2010 un remarquable travail d’information et de formation autour de la construction en terre crue : expositions, rencontres, débats, workshops professionnels, ateliers découvertes pour petits et grands, etc.[3] Le TERRA Award Sahel+, lancé par le FACT en 2018, a montré la créativité des professionnels africains. Ses finalistes, présentés dans une exposition et un livre (Vandermeeren, 2019), ont déjà fait des émules. Au Maroc, l’École nationale d’architecture de Marrakech collabore avec les maâlem (maçons) pour revaloriser leur savoir-faire et favoriser la transmission aux étudiants de leurs connaissances sur l’architecture en terre. Quelques architectes africains tissent aussi des ponts entre les continents, dans le respect des cultures de chacun : le burkinabé Francis Kéré, qui travaille au Sahel et en Allemagne ; la franco-camerounaise Amélie Esséssé, qui a créé le mouvement des Femmes Bâtisseuses.

Partenariats Europe-Afrique

De nombreux architectes européens cultivent des liens étroits avec les continents du Sud, en particulier avec l’Afrique. Elle a en effet bien des choses à nous apprendre, si nous acceptons de sortir des clichés hérités du colonialisme et de tourner le dos au néocolonialisme véhiculé aujourd’hui par la mondialisation. « L’ordre social pousse les individus à faire des choix irrationnels, voire absurdes, provoquant les conditions d’un réel inconfort (par exemple vivre dans l’informel en attendant de pouvoir construire en ciment) » (Laureau, 2020).

Bien sûr, beaucoup d’entreprises occidentales veulent avant tout vendre leurs produits industriels. Mais il existe aussi des professionnels amoureux de l’Afrique, qui veulent valoriser les traditions locales, en particulier l’usage de la terre crue et des autres ressources disponibles sur place. Deux prix mondiaux ont fait ressortir les qualités écologiques, sociales et esthétiques des architectures contemporaines en matériaux vernaculaires : le TERRA Award en 2016 pour la terre crue, puis le FIBRA Award en 2019 pour les fibres végétales. Les trois exemples africains présentés ci-dessous sont finalistes d’un de ces prix.

Marché central à Koudougou, Burkina Faso

À Koudougou, troisième ville du Burkina Faso, la Direction du développement et de la coopération suisse a lancé en 1999 un processus participatif impliquant la communauté dans le choix du site, la conception et la construction d’un marché de grande envergure. L’emploi de blocs de terre comprimée (BTC) a permis, avec une ressource locale, de réaliser les murs mais aussi les toitures. Les 1200 échoppes couvertes de voûtes nubiennes forment un réseau dense autour de la halle centrale, dont les étals sont protégés par des coupoles. Pendant les cinq ans du chantier, architectes et maîtres maçons burkinabés ont formé de nombreux ouvriers. « Le renouveau de ces techniques traditionnelles, longtemps dévalorisées, est favorisé par le rayonnement de cet équipement public » (Gauzin-Müller, 2017). Un marché est en effet un lieu d’échanges sociaux et commerciaux majeur, fréquenté par toutes les couches de la société.

2. Marché central en BTC à Koudougou, Burkina Faso. Architectes :  Laurent Séchaud et Pierre Jéquier
© Julien Chiaretto

Centre culturel et résidences d’artistes Thread à Sinthian, Sénégal

À Sinthian, un village rural situé au sud-est du Sénégal, la fondation Joseph and Anni Albers et l’association American Friends of Le Korsa ont construit en 2015 un centre culturel avec deux résidences-ateliers ouvertes à des artistes locaux et internationaux. Il est complété par un centre d’agriculture écologique proposant des formations et un lieu de rencontres pour la communauté, afin d’accroître la stabilité économique de la région. « Thread est aussi une source d’eau pour le village. Le toit en chaume à forte pente recueille la pluie selon la coutume ancestrale. L’eau conservée dans un réseau de canaux et de bassins entourant le bâtiment assure un approvisionnement pendant la saison sèche de huit mois » (Gauzin-Müller, 2019).

Les villageois ont participé à la fabrication des briques de terre crue et à la réalisation de la toiture en chaume avec une herbe invasive (imperata cylindrica). Ils ont aussi pris en charge la programmation du centre communautaire : marché de produits régionaux, fêtes, réunions, cours de langue et de santé, etc.

3. Centre culturel Thread à Sinthian, Sénégal. Architecte : Toshiko Mori.
© Giovanni Hänninen

École de couture à Niamey, Niger

Au Niger, comme dans beaucoup de pays d’Afrique de l’Ouest, la plupart des matériaux de construction sont importés. Renouer avec la tradition des briques de terre crue prend donc tout son sens : la matière première est sur place et des compétences tombées en désuétude sont revalorisées. Pour cette école de couture réalisée en 2012 dans un quartier populaire de la banlieue de Niamey, l’architecte belge Odile Vandermeeren a su utiliser le bon matériau au bon endroit. Les murs sont en banco, un mélange de terre et de paille, jusqu’aux voûtes nubiennes érigées avec des briques de terre crue (adobe). L’ensemble est protégé des intempéries par une toiture métallique débordante, dont l’ombre offre aux élèves une fraîcheur bienfaisante. Le budget était serré : les trois classes et la salle commune ont coûté 98 € par mètre carré. Le chantier, réalisé par l’association nigérienne de construction sans bois, a permis de former des ouvriers à la réalisation de voûtes nubiennes. Les femmes-peintres d’Ayorou ont profité de la décoration des façades pour initier la prochaine génération aux enduits colorés traditionnels. Source de synergies, le projet a donné à des jeunes les moyens de bâtir leur avenir.

4. École de couture en terre et acier à Niamey, Niger. Architecte :  Odile Vandermeeren
© Gustave Deghilage

Pour un développement écoresponsable en Afrique

Construire pour et avec les usagers

L’architecte égyptien Hassan Fathy (1970) a intitulé Construire avec le peuple son livre qui décrit l’histoire de son projet pour le village de Gourna dans les années 1940. Il y explique les raisons de son échec, dont l’usage des briques « de boue » traditionnelles pour les murs et les couvertures en coupoles ou voûtes nubiennes, au lieu des parpaings de béton, symboles de la modernité occidentale.

L’architecte allemande Anna Heringer, elle, construit pour et avec les usagers : « L’architecture est un outil pour améliorer la vie. La vision qui sous-tend mon travail et qui me motive, c’est d’explorer et d’utiliser l’architecture comme un moyen pour renforcer la confiance en soi et en sa culture, soutenir les économies locales et favoriser l’équilibre écologique. Vivre dans la joie est un processus créatif et actif, et je m’intéresse profondément au développement durable de notre société et de notre environnement bâti »[4].

Campus de formation pédagogique à Tatale, Ghana

Internationalement reconnue pour ses projets en terre et bambou au Bangladesh et en Chine, Anna Heringer travaille aussi en Afrique. Après une école maternelle au Zimbabwe, elle réalise actuellement un centre de formation et de production au nord-est du Ghana, à la frontière du Togo. Destiné à la communauté de Tatale, le projet est géré par les Salésiens avec leur mission Don Bosco. Le centre proposera l’apprentissage des techniques d’écoconstruction (maçonnerie de briques de terre crue, pisé[5], structures en bois, électricité). Les cours concerneront aussi la production de fruits et légumes en agroécologie et les principes d’une alimentation saine et de l’économie domestique. Aux locaux d’enseignement s’ajouteront des dortoirs pour les étudiants, une salle communautaire, une bibliothèque et des logements pour les enseignants. « Grâce à cette formation professionnelle, les jeunes seront en mesure d’assurer la subsistance de leurs familles et de lutter contre le problème de l’exode rural et de l’émigration » (site web d’Anna Heringer)[6].

 

5. Campus de formation pédagogique à Tatale, Ghana. Architecte :  Anna Heringer
© Alizée Cugney

L’architecture pour le développement

Les écoles, dispensaires et autres équipements publics réalisés dans le cadre de l’aide humanitaire internationale suivent trop souvent le même schéma, dicté par des modes de pensée occidentaux : des bâtiments en matériaux industrialisés souvent importés (parpaings, tôles d’acier, etc.) sont implantés selon une trame orthogonale sans lien avec les constructions vernaculaire. Anna Heringer regrette que ces projets « n’intègrent généralement pas les potentiels endogènes ni les précieuses traditions locales de construction. Comme ces initiatives proviennent de régions riches et puissantes du monde, les matériaux importés deviennent des symboles de statut social exprimant force et stabilité, pouvoir, éducation et prospérité » (Heringer, 2020b). Le projet de Tatale vise à développer une alternative : « construire avec des matériaux naturels, comme la terre, permet de maximiser le potentiel des ressources librement disponibles et de créer des opportunités d’emploi. En conséquence, les investissements dans l’environnement bâti génèrent des retours sur investissement en termes de capital environnemental et social » (ibid.).

6. Maquette du Campus de Tatale. Architecte :  Anna Heringer
© Studio Anna Heringer

Les bâtiments d’Anna Heringer allient esthétique contemporaine, principes bioclimatiques, valorisation des matériaux disponibles à proximité et soutien à l’artisanat local. Ils rendent hommage aux savoir-faire vernaculaires sans refuser ponctuellement des techniques robustes et efficaces. Ils sont représentatifs du changement de paradigme que le Mouvement de la frugalité heureuse et créative souhaite soutenir, en Europe comme en Afrique.

Bibliographie

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Vandermeeren Odile (2019). Construire en terre au Sahel aujourd’hui. Plaissan (France), éditions Muséo.

Sites web

Heringer Anna : https://www.anna-heringer.com

Frugalité heureuse et créative : https://www.frugalite.org


Notes

[1] Le manifeste a été lancé par l’ingénieur Alain Bornarel, l’architecte et urbaniste Philippe Madec et l’architecte-chercheure Dominique Gauzin-Müller.

[2] Selon Guillaume Habert, directeur de la chaire de construction durable de l’ETH de Zurich (Eidgenössische Technische Hochschule Zürich – École polytechnique fédérale de Zurich) en Suisse.

[3] Voir dans ce numéro d’ARDD l’article « Actions et initiatives du FACT », par O. Vandermeeren, D. Gauzin-Müller, C. Belinga Nko’o & O. Sacko.

[4]  Site web d’Anna Heringer. URL : https://www.anna-heringer.com/vision/ (consulté le 27.10.2020).

[5] Pour cette technique de construction inventée au 9e siècle avant Jésus-Christ, de fines couches de terre crue sont damées entre des banches.

[6] Site web d’Anna Heringer. URL : https://www.anna-heringer.com/projects/vocational-school-tatale-ghana/ (consulté le 27.10.2020).


Auteure / Author

Dominique Gauzin-Müller est architecte-chercheure et enseignante française, auteure de 19 livres et d’expositions sur l’architecture et l’urbanisme écoresponsables. Elle a coordonné deux prix mondiaux : le TERRA Award sur l’architecture en terre crue et le FIBRA Award sur l’architecture en fibres végétales. Elle est membre associée de l’Académie d’architecture. Elle est professeure honoraire associée de la chaire Unesco « Architectures de terre, cultures constructives et développement durable », enseignante à l’ENSAS (École nationale supérieure d’architecture de Strasbourg, France), et à l’ENAM (École nationale d’architecture de Marrakech, Maroc). Elle a commencé en septembre 2020 une thèse de doctorat sur l’architecture frugale et créative au Laboratoire de recherche en architecture de l’École nationale supérieure d’architecture de Toulouse.

Dominique Gauzin-Müller is a French architect-researcher and teacher, author of 19 books and exhibitions on eco-responsible architecture and urbanism. She has coordinated two world prizes: the TERRA Award for raw earth architecture and the FIBRA Award for plant fibre architecture. She is an associate member of the Academy of Architecture (France). She is an honorary associate professor of the UNESCO Chair “Earthen Architectures, Constructive Cultures and Sustainable Development”, a teacher at ENSAS (École nationale supérieure d’architecture de Strasbourg, France), and at ENAM (École nationale d’architecture de Marrakech, Morocco). In September 2020, she began a PhD on frugal and creative architecture at the Laboratoire de recherche en architecture of the École nationale superieure d’architecture de Toulouse.


Résumé

Le Mouvement de la frugalité heureuse et créative dans l’architecture et l’aménagement des territoires, lancé en France en janvier 2018, poursuit les travaux de pionniers qui recherchent depuis des décennies un équilibre entre les enseignements tirés des constructions vernaculaires et le progrès apporté par la modernité. Des bâtiments frugaux, construits avec des matériaux locaux biosourcés (bois, paille, roseaux, chanvre, etc.) et géosourcés (terre crue et pierre), peuvent avoir un impact léger pour la planète et positif pour leurs usagers et leur territoire d’accueil. L’exemple de ces constructions apporte des éléments de réflexion à tous ceux qui souhaitent participer à la nécessaire transition écologique et sociétale. Un des enjeux majeurs est de prouver qu’il est possible de créer une esthétique contemporaine avec des matériaux traditionnels. Plusieurs exemples montrent que l’Afrique s’engage aussi sur cette voie, souvent en partenariat avec des professionnels européens.

Mots clés

Vernaculaire – Frugalité – Matériaux géosourcés – Matériaux biosourcés – Territoire – Créativité – Intelligence collective.

Abstract

The Movement for happy and creative frugality in architecture and regional planning, launched in France in January 2018, continues the work of pioneers who for decades have been seeking a balance between the lessons learned from vernacular constructions and the progress brought by modernity. Frugal buildings, realized with local biobased (wood, straw, reeds, hemp, etc.) and geobased (earth and stone) materials, can have a slight impact on the planet and a positive impact on their users and their host territory. The example of these constructions provides food for thought for all those who wish to participate in the necessary ecological and societal transition. One of the major challenges is to prove that it is possible to create a contemporary aesthetic with traditional materials. Several examples show that Africa is also moving in this direction, often in partnership with European professionals.

Key words

Vernacular – Frugality – Geobased materials – Biobased materials – Territory – Creativity – Collective intelligence.

La question climatique et le tournant social de la science de la complexité

Repenser l’interdisciplinaire et l’intersectoriel à partir d’une anthropologie critique

 

HERNÁNDEZ Valeria
IRD, Centre d’études en sciences sociales sur les mondes africains, américains et asiatiques (CESSMA), France ; Programme Études rurales et globalisation (PERyG), Universidad Nacional de San Martín (UNSAM), Argentine.

FOSSA RIGLOS María Florencia
Programme Études rurales et globalisation (PERyG), Universidad Nacional de San Martín (UNSAM), Argentine


ARDD-1-2021 – Développement durable : recherches en actes

Durabilité et globalisation : approches théoriques et critiques


Pour citer cet article

HERNÁNDEZ Valeria & FOSSA RIGLOS María Florencia : « La question climatique et le tournant social de la science de la complexité. Repenser l’interdisciplinaire et l’intersectoriel à partir d’une anthropologie critique », Actes de la recherche sur le développement durable, n°1, 2021.
ISSN : 2790-0355 (version en ligne) — ISSN : 2790-0347 (version imprimée)
URL : https://publications-univ-sud.org/ardd/2021/12/526/
DOI : (à compléter)


Texte intégral

La question climatique et le tournant social de la science de la complexité
Repenser l’interdisciplinaire et l’intersectoriel à partir d’une anthropologie critique

par Valeria HERNÁNDEZ & María Florencia FOSSA RIGLOS

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Ce travail vise à analyser les implications épistémologiques et politiques de la production de connaissances dans le cadre des réseaux internationaux de recherche sur le climat et ses impacts. Nous nous efforçons plus particulièrement de réfléchir à l’insertion des sciences sociales dans ces réseaux qui définissent la question climatique comme un « problème complexe » nécessitant d’être abordé par des équipes interdisciplinaires et intersectorielles dans l’objectif de construire des solutions socialement légitimes (Driessen et al., 2010 ; Meadow et al., 2015 ; Schmidt et al., 2020).

Cette approche a été progressivement conceptualisée à partir d’une critique du modèle de « transfert » de la science et de la technologie (Lemos & Morehouse, 2004 ; Jasanoff, 2010 ; Mauser et al., 2013), qui établit une séparation entre le moment de la production de la connaissance (principalement développée dans un cadre académique) et le moment où cette connaissance est appliquée par les acteurs sociaux (différentes industries, agriculture et élevage, développement urbain, États, etc.). En outre, cette nouvelle perspective a enclenché un débat sur l’approche kuhnienne de la science[1] (Kuhn, 1962) en affirmant que, pour aborder les questions complexes des sociétés contemporaines, il est nécessaire de dépasser les frontières disciplinaires et de s’engager dans une dynamique scientifique « post-normale » (Funtowitz, Ravetz, 1993). Établir des relations de collaboration avec les acteurs sociaux concernés par la recherche de solutions s’impose alors comme un moyen de produire des connaissances « socialement robustes » (Rorty, 1990a, 1990b ; Gibbons, 1999). Cette approche d’une science « post-normale » est également liée au climat d’époque des années 1990 qui encourageait l’émergence d’une « société de la connaissance » dans laquelle la croissance économique serait fondée sur l’innovation technologique, en particulier dans les domaines des technologies de l’information, des biotechnologies et des nanotechnologies (Hernández, 2001, 2006). Dans le domaine de la recherche sur le changement climatique, cette perspective est devenue dominante après la confirmation de l’origine anthropique du phénomène (IPCC, 2007). Depuis lors, le changement climatique est considéré comme un problème complexe exemplaire : du fait de sa multicausalité et de la gravité de ses impacts sur la vie sociale, il ne doit pas être abordé uniquement par les experts du climat mais doit impliquer également les sciences sociales et les « parties prenantes », c’est-à-dire les acteurs intéressés au problème (regroupés indistinctement sous la dénomination stakeholders). Leur participation vise à élaborer des mécanismes d’adaptation spécifiques ajustés aux diverses composantes de la société (Wiek et al., 2012 ; Bremer & Meisch, 2017 ; Webb et al., 2019).

Les agences de financement de la recherche se sont appuyées sur cette nouvelle conception pour allouer des fonds à des projets internationaux qui : 1) impliquent des processus de recherche interdisciplinaires et doivent rendre compte de la participation des sciences sociales, de leur rôle et des résultats attendus (Mooney et al., 2013 ; Arnott et al., 2020), et 2) développent des méthodologies participatives pour assurer une « synergie » avec le secteur privé et les acteurs sociaux intéressés (Hernández, 2019). Par conséquent, bien que les projets sur le changement climatique et ses impacts continuent à être dirigés presque exclusivement par les sciences naturelles[2], l’implication des sciences sociales est devenue plus fréquente, en particulier les disciplines comme l’anthropologie ou la sociologie qui utilisent des méthodes qui facilitent le dialogue avec les acteurs sociaux (O’Brien, 2010 ; Agrawal et al., 2012 ; Moser et al., 2013 ; Mach et al., 2020). Les sciences sociales ont apporté de nouvelles analyses sur la question climatique, en introduisant leurs problématiques et leurs perspectives critiques, selon diverses traditions de pensée (Giddens, 2009 ; Chackrabarty, 2010 ; Latour, 2010 ; Bonneuil & Fressoz, 2013).

Dans le cadre de ces processus, entre 2008 et 2013, nous avons mené un travail anthropologique de terrain lié à deux projets de recherche sur le changement/variabilité climatique et ses effets, qui s’inscrivaient dans cette nouvelle approche scientifique interdisciplinaire avec la participation d’acteurs sociaux affectés par les événements climatiques extrêmes. Dans le premier cas, le Network for Climate Change and Social Impact Studies (NECCIS)[3] comprenait près de 160 chercheurs (issus de 20 organisations : 10 européennes et 10 sud-américaines) et une grande variété de disciplines (anthropologie, agronomie, écologie, géographie, hydrologie, météorologie, océanographie…). L’objectif principal du projet NECCIS était l’étude du changement climatique dans le sud de l’Amérique du Sud (dans les pays appartenant au bassin du Rio de la Plata) et de ses effets sur les secteurs agricole et hydroélectrique, dans le but de collaborer à la conception de politiques publiques d’adaptation pour ces secteurs. Le second projet était le Network for Climate Variability and Agriculture Impact Analysis (NECVAIA) et avait deux objectifs principaux : l’analyse de la variabilité climatique et de ses effets sur le secteur agricole dans trois pays (Argentine, Cameroun et Kenya) et la compréhension du processus d’appropriation sociale, par les agriculteurs et leurs organisations, des produits climatiques (prévisions, modèles régionaux de changement climatique, scénarios de projections climatiques, etc.). Ce réseau comprenait 30 chercheurs de 4 institutions françaises qui ont collaboré avec leurs homologues des pays où les études de cas ont été entreprises.

L’ambition déclarée dans le projet initial de chacun de ces deux réseaux était de produire des connaissances qui aient pour condition essentielle d’être « utiles » à des utilisateurs finaux, et de contribuer ainsi à l’atténuation des effets du changement/variabilité climatique en participant de manière collaborative à la conception de politiques d’adatation efficaces pour les secteurs affectés. Cet article aborde ces deux expériences de recherche dans le but d’analyser les dynamiques de collaboration des sciences de la complexité, tant dans leur dimension épistémologique que sur le plan de la nature des rapports sociaux qu’elles promeuvent en étant mues par l’idée de déployer une science participative. Nous nous interessons particulièrement à la logique que favorise la structure formelle de ces projets, ainsi qu’aux défis et aux limites de l’interdisciplinarité de la recherche qui transparaissent à travers ces deux cas spécifiques.

Ces réseaux ont été abordés à partir d’un travail d’enquête ethnologique collectif[4] (Hernández, 2019) mené entre octobre 2008 et novembre 2013 selon le dispositif d’implication-réflexivité (Althabe, Hernández, 2004). L’équipe d’anthropologues a constitué un corpus commun de carnets de terrain, organisé des sessions collectives d’interprétation et rédigé des rapports qui constituaient le support de restitution aux réseaux NECCIS et NECVAIA. Cette démarche d’ethnographie collective se distingue des approches anthropologiques plus classiques (un champ social visité par un seul anthropologue) et pose plusieurs défis, comme celui d’introduire dans l’interprétation la polyphonie produite par la présence conjointe de chercheurs dans une même unité d’espace et de temps ethnographique. A l’inverse, les interprétations ainsi générées incluent des désaccords ou des modulations qui favorisent un dialogue plus large avec le champ social analysé. Pendant cinq ans, nous avons pu assister aux événements scientifiques et de gestion du réseau, aux activités sur le terrain menées par les scientifiques avec les « utilisateurs finaux » des produits climatiques et à la présentation des résultats devant les évaluateurs[5]. Cet article se concentrera uniquement sur les activités menées dans le cas de l’Argentine, entre les scientifiques, les acteurs du secteur de l’agriculture et de l’élevage, et les décideurs politiques.

Sur la base de ce matériel ethnographique, nous décrirons d’abord la logique implicite de la structure du projet et de sa mise en œuvre. Dans cette première section, nous considérerons à la fois les défis du dialogue interdisciplinaire lorsqu’il implique des approches très différentes (comme les cadres systémique et herméneutique) et les limites de la science participative pour élaborer des politiques d’adaptation au changement climatique. La deuxième section sera consacrée à la dynamique de la coopération entre les chercheurs et les stakeholders en mettant l’accent sur deux aspects : l’effet sur les inégalités existantes, qui sont soit renforcées, soit invisibilisées, et la résurgence d’une vision paternaliste et civilisatrice véhiculée par un nouveau récit sur « l’adaptation au changement climatique ». Nous terminerons par une réflexion sur le processus de coproduction de connaissances socialement pertinentes et sur ses conditions de réalisation.

Du projet de recherche à sa mise en œuvre : structures et réseaux

Tout d’abord, examinons la structure des projets de recherche initiés par ces réseaux et la nature de la dynamique intersectorielle qu’elle met en jeu. Conformément aux exigences des agences de financement de la science, la structure des projets internationaux soumis par les deux réseaux était la même : une division du travail des scientifiques en work packages (WP), avec des objectifs, des tâches, des résultats attendus et un/des coordinateur(s). Le contenu de chaque item a été défini par les chercheurs sans la participation des stakeholders, et il a été ajusté aux critères définis lors de l’appel lancé par les agences de financement : le 7e Programme-cadre de recherche et de développement technologique (PCRD) de l’Union européenne et l’Agence Nationale de la Recherche en France (ANR). De plus, le calendrier et le financement ont été définis par les chefs de WP en coordination avec le chef de projet. Enfin, la logique d’interaction entre tous ces éléments a été illustrée dans un graphique pour chacun des projets (Figures 1 & 2).

Figure n° 1. Structure des interactions du projet NECCIS

Figure n° 2. Structure des interactions du projet NECVAIA

Les chercheurs appartiennent à des disciplines diverses (océanographie, climatologie, informatique, agronomie, économie, anthropologie, sociologie) et sont situés dans les hémisphères nord et sud. Ils exercent leur activité dans des laboratoires, des centres de recherche publics et privés et des universités. Conformément à l’évolution vers une science de la complexité (Calenbuhr, 2020) productrice de connaissances « utiles », les appels à financement de ces projets comportaient deux exigences : identifier clairement les secteurs, les institutions et les pays qui bénéficieraient des connaissances climatiques produites et présenter des lettres d’organisations de la société civile pour attester de l’intérêt d’établir des relations de collaboration avec des consortiums scientifiques.

La participation de chercheurs en sciences sociales était le moyen par lequel ces réseaux ont fourni l’assurance d’un lien avec les acteurs sociaux intéressés par les produits climatiques. Dans une logique instrumentale, les connaissances apportées par les sciences sociales étaient censées engendrer les changements de comportements sociaux indispensables aux dispositifs d’adaptation aux facteurs climatique et d’atténuation de leurs effets négatifs.

La technologie de l’information et ses outils de communication virtuelle (courrier électronique, site web, etc.) constituaient les moyens de gestion principaux des deux réseaux : d’une part, ils permettaient un contrôle du flux de travail presque en temps réel et, d’autre part, ils assuraient un suivi du réseau en tant que « système de production de résultats scientifiques et technologiques », apte à évaluer son efficacité (ou ses difficultés) par rapport aux propositions initiales du projet.

La logique de travail par objectifs contenue dans la structure du projet s’est avérée beaucoup plus complexe et difficile à réaliser face à la variété des horizons cognitifs, sociaux et institutionnels des collègues participant aux équipes de travail. Lors des premiers ateliers interdisciplinaires organisés par NECCIS et NECVAIA, nous avons identifié les écueils sur lesquels se brisaient la possibilité d’une dynamique collaborative : 1) la diversité des cadres théoriques et des approches méthodologiques (systémique, herméneutique, expérimentale, statistique, etc.) a obéré la constitution d’équipes interdisciplinaires, faute de pouvoir trouver un langage commun ; 2) l’absence de sentiment d’appartenance à un espace commun (communauté de pratiques) a été un obstacle au partage des résultats ; 3) ces difficultés ont empêché la mise en place d’une dynamique collaborative apte à dégager des solutions aux problèmes identifiés par les stakeholders. Examinons ces difficultés plus en détail.

Le défi de la construction d’un espace commun de significations et de pratiques

L’instauration d’un espace de collaboration entre des disciplines ayant des méthodologies et des cadres théoriques hétérogènes s’est heurtée à une très forte conflictualité, en particulier dans l’expérience NECCIS, de sorte que nous en détaillerons l’analyse. Ce projet a opté pour une approche systémique comme cadre général et a imposé l’utilisation du modèle de simulation DPSIR dans les échanges interdisciplinaires, pour rendre compte des relations entre les divers éléments qui composent les cas d’étude. Ce modèle postule une relation causale entre les « forces motrices » (D : driving forces) et les « pressions » (P) qui génèrent des « états » (S : states) et des « impacts » (I) physiques, chimiques, biologiques, sociaux et économiques sur le système, conduisant à des « réponses » (R). La chaîne causale allant des « forces motrices » aux « réponses » doit être à son tour décomposée en étapes pour prendre en compte les interactions et les relations multidimensionnelles afin d’en saisir toute la complexité.

En adoptant le modèle DPSIR comme cadre d’échange commun, les chercheurs en charge de la coordination des 9 WP de NECCIS, pour la plupart issus des sciences de la nature, s’attendaient à ce que : 1) les différentes disciplines dépassent leurs propres frontières théoriques grâce à l’interaction avec des collègues d’autres domaines d’expertise ; 2) chaque équipe de travail s’engage dans un dialogue avec le reste des membres du réseau, bien qu’ils appartiennent à des traditions scientifiques et institutionnelles, des configurations nationales, des hémisphères différents, etc. Le choix de ce cadre conceptuel commun a généré des tensions avec les chercheurs en sciences sociales, formés à une approche herméneutique pour analyser les significations mobilisées par les acteurs sociaux pour se représenter le facteur climatique. Les discussions ont porté surtout sur la notion de système et sur le rôle épistémologique du modèle DPSIR mis en avant par les responsables du projet qui y voyaient un moyen de conjurer la dispersion des approches inhérente à ce réseau dédié à un « problème complexe ». Le modèle DPSIR devait permettre à chacun de contribuer avec ses propres « données » à rendre compte des études de cas. Par exemple, afin d’alimenter la composante « P » (pression), un chercheur promoteur du modèle DPSIR a expliqué à l’équipe d’anthropologues de NECCIS le type de données requises :

« Ce dont nous avons besoin de votre part, ce sont des données pour construire des scénarios, des cartes d’utilisation des terres, des réseaux, des indices, quelque chose de spécifique. Peu importe comment vous les obtenez, la méthode, si vous voulez utiliser des recensements ou mener des enquêtes, peu importe ; nous avons seulement besoin des informations. »

Du point de vue des chercheurs en sciences sociales, les implications de l’utilisation du modèle DPSIR étaient principalement de deux ordres. D’une part, transformer les significations en données et les séparer de leur contexte de production revient à réifier l’action humaine et à occulter les clivages et singularités qui caractérisent les champs sociaux étudiés. D’autre part, la temporalité inhérente aux modèles de projection climatiques se fondent sur un horizon temporel hypothétique, maintenu en suspension, peu compatible avec les représentations du temps des acteurs sociaux : des projections à court terme — de quelques heures à quelques mois — aux projections à long terme dont l’horizon, selon les cas, se situe au milieu ou à la fin du siècle (2050/2100). Dans ces projections basées sur des modèles, la dimension politique n’est conçue qu’en termes d’élaboration de réglementations. Quant à l’action humaine, elle est réduite aux seules variables connues au moment où l’on fait « tourner » le modèle. Ainsi, la dimension sociale et historique qui intéresse les chercheurs en sciences sociales est éclipsée par une conception du temps qui en fait une simple coordonnée, le référent d’une temporalité linéaire où la prise de décision d’acteurs conçus comme des individus isolés n’obéirait qu’à une équation rationnelle dans une logique instrumentale (fin-moyens). En ce sens, pour l’équipe des sciences sociales, adopter le cadre conceptuel DPSIR aurait signifié réduire les phénomènes sociaux (constitués d’un réseau complexe dans lequel s’enchevêtrent les dimensions matérielles, symboliques et imaginaires de la réalité sociale) à une matrice épistémologique uniforme qui ne leur permettait en aucune manière d’aborder, dans leur singularité, les processus physiques (basés sur l’analyse des données) et les phénomènes sociaux (inscrits dans des horizons de sens). En contrepoint, l’équipe des sciences sociales suggérait l’utilisation d’une approche herméneutique, car elle permettait d’obtenir des interprétations socialement et historiquement situées sur la manière dont les agriculteurs comprenaient le changement climatique et élaboraient des stratégies pour faire face à ses effets.

Au bout d’un an, aucun espace de travail commun n’ayant été instauré, les deux approches ont été développées en parallèle. L’équipe des sciences sociales a toutefois accepté de « fournir des données et des informations de terrain » aux modélisateurs au gré des besoins qu’ils exprimaient. Cela a eu différentes conséquences. Lors des réunions annuelles du NECCIS, le contraste entre les deux approches était manifeste : les présentations des chercheurs en sciences sociales insistaient sur le rôle de la temporalité pour aborder les rapports sociaux et sur l’importance de comprendre comment les acteurs interrogent et construisent les significations et les valeurs qui participent à créer et recréer un certain ordre social. Pour leur part, les équipes utilisant DPSIR exposaient une approche synchronique des facteurs et de leurs combinaisons, dans l’optique de rendre compte de la dimension systémique des effets locaux du changement climatique. Les différences sociales était présentées à travers des graphiques d’interaction qui, bien que réductionnistes, étaient enjolivés par des effets visuels (Power Point, Prezi, Adobe, etc.) qui exerçaient un fort pouvoir de réalité sur les publics profanes. Bien que les chercheurs en sciences sociales aient fait remarquer que l’utilisation d’un cadre DPSIR pour analyser les phénomènes sociaux ne pouvait guère contribuer à leur intelligibilité, les résultats présentés dans le rapport final du projet ont privilégié ces modalités d’analyses.

Construire des solutions pour les problèmes complexes

L’écueil lié à la difficulté d’engager un dialogue épistémologique entre les disciplines impliquées dans le projet NECCIS a entravé la possibilité de créer des liens de confiance entre les chercheurs et a donc affaibli le sentiment d’appartenance à une communauté de pratiques. C’est la deuxième difficulté qui découle de la logique contenue dans la structure des projets de ce type et que nous voulons souligner ici. Pour Merton (1978) l’ethos scientifique se caractérise par la valeur du « communalisme », ce qui conduit à la création d’espaces de collaboration où la dimension collective est privilégiée. Mais dans le même temps, la reconnaissance et le prestige sont des mécanismes institutionnels qui récompensent individuellement les chercheurs pour les efforts entrepris afin d’élargir le stock de connaissances. L’équilibre entre les deux dimensions (collective et individuelle) est la clé de la constitution d’une communauté de pratiques qui partage un horizon de sens et un langage. Introduite dans la science par le monde des affaires et l’ingénierie des processus (Ayas, 1996 ; Morris, 2011), la structure de répartition du travail, bien que fructueuse pour la gestion de ces projets, ne permettait pas de créer un espace de travail commun où les chercheurs pouvaient échanger leurs connaissances disciplinaires respectives ou se confier pour partager leurs bases de données avec leurs collègues. Les tentatives faites pour surmonter ces difficultés ont été différentes dans le programmes NECCIS et NECVAIA. La stratégie mise en œuvre par le directeur général de NECCIS pour créer un espace de collaboration reposait sur une intense activité de coordination au sein du consortium et de marketing externe. Sous sa coordination, une équipe de communication et une équipe de gestion ont été mises en place, y compris l’embauche d’une secrétaire à temps plein, dans le but de diffuser des informations et d’organiser l’agenda du réseau. En outre, des spécialistes du marketing ont été engagés qui, à la manière d’une entreprise, ont créé un logo NECCIS, des brochures, des cartes de visite, le site web du projet, ainsi qu’une série de supports de présentation (vidéos, affiches, etc.) et d’articles promotionnels (valises, stylos, tasses, etc.) pour les chercheurs et les stakeholders. L’équipe de direction a insisté pour que les chercheurs utilisent ce matériel de marketing dans toutes leurs présentations, introduisant ainsi une logique de spectacle (Debord, 1967) dans la dynamique de communication entre chercheurs et entre chercheurs et stakeholders. Bien que l’association entre la production/communication de connaissances scientifiques et le marketing commercial ait fourni une image de référence commune, soutenue par les produits offerts par l’équipe de direction de NECCIS, elle a également déplacé l’horizon de signification : de l’éthos scientifique (Merton, 1978), caractérisé par le « communalisme » et le prestige, à une logique de marché, dominée par la concurrence et la commercialisation des connaissances. Cette identité construite sur des procédés relevant du spectacle a été adoptée sans autre forme de procès par la plupart des chercheurs et a permis une reconnaissance individuelle (prestige scientifique) mais n’a pas aidé à compenser les « bruits » générés par des cadres théoriques incompatibles sur le plan épistémologique ni à établir des relations de confiance.

Dans le cas du projet NECVAIA, au contraire, la construction d’un espace interdisciplinaire et intersectoriel s’est appuyée sur un dialogue qui a cherché à identifier les domaines de travail où la collaboration entre groupes d’acteurs et types de savoirs hétérogènes était rendue possible, et à repérer ceux où la collaboration n’était pas mise en œuvre. Comme aucun cadre général n’a été adopté pour l’ensemble du consortium, les chercheurs ont pu combiner des moments propres à chaque discipline, durant lesquels chaque équipe a déployé ses objectifs, ses approches et ses méthodes, avec des moments de collaboration durant lesquels les connaissances disciplinaires étaient traduites dans un langage commun, permettant ainsi d’identifier des espaces d’intersection qui ont même donné lieu à des publications interdisciplinaires conjointes.

Les écueils, les contraintes et les défis rencontrés rendent compte de l’importance de la structuration des projet imposée par les appels d’offres que les agences de financement de la recherche proposent, et de ses conséquences en termes relationnels. Cependant, les deux réseaux ont mis en œuvre cette structure de manière différente, ce qui montre également l’autonomie relative des acteurs et l’écart qui existe entre le projet et sa réalisation. L’expérience des deux réseaux met en lumière la nécessité d’impliquer tous les participants (scientifiques, acteurs de la société civile, décideurs politiques, etc.) pour définir la nature des objectifs et les modalités de la recherche, afin qu’ils puissent y engager leurs propres points de vue. En outre, comme de nouveaux participants sont appelés à se joindre au processus de production des connaissances, il convient d’adopter une organisation flexible qui permette une telle ouverture, impossible à déterminer avec précision à l’avance. Les agences de financement de la science et les réseaux internationaux de recherche devraient donc tenir compte de ces conditions : la logique de gestion devrait être subordonnée à la logique de production de connaissances socialement pertinentes et non l’inverse.

La dynamique intersectorielle, quelle appropriation des connaissances climatiques ?

Comme nous l’avons souligné dans l’introduction, l’inclusion des sciences sociales dans la problématique du changement climatique a été le résultat de l’abandon du modèle de « transfert » au profit d’un modèle de science « post-normale », afin de construire des solutions socialement légitimes à des problèmes scientifiquement complexes. Dans ce cadre, les deux projets ont postulé leur volonté de travailler avec des stakeholders répartis en deux catégories : les acteurs du secteur productif et les décideurs politiques (policy makers). Ces acteurs sont conçus comme des individus susceptibles d’utiliser les connaissances climatiques pour prendre les meilleures décisions sur la base d’une logique instrumentale. D’un point de vue méthodologique, l’accent a été mis sur la création d’instances garantissant une interaction efficace entre les scientifiques et les stakeholders (signature d’accords de collaboration, ateliers participatifs, sessions de discussions sur le climat et la société, cafés scientifiques, etc.). L’observation du déroulement de ces interactions révèle une très nette division des rôles entre les participants : la production de connaissances était du côté des scientifiques et l’intérêt du côté des stakeholders. Cette différenciation se manifestait à divers moments et de différentes manières. Par exemple, la présentation des résultats du travail collaboratif donnait lieu à des exposés séparés, ce qui mettait en scène l’appartenance des acteurs à l’une des trois catégories (académique, productif, politique). Lors des réunions annuelles en ligne, l’utilisation généralisée de l’anglais comme langue officielle des projets marginalisait la plupart des stakeholders (originaires de pays non anglophones). Cela provoquait une certaine gêne dans les espaces d’interaction consacrés à l’étude des impacts, car ce sont surtout les scientifiques qui ont fini par communiquer les expériences des stakeholders associés aux projets. Dans les ateliers participatifs organisés par les agronomes et les climatologues, les stakeholders étaient perçus par les scientifiques comme des acteurs dotés d’une rationalité à court terme, dont la connaissance du climat était simplement intuitive, et dont l’intérêt à la collaboration était basé sur une logique instrumentale (obtenir des informations pour prendre des décisions basées sur un calcul économique coût-bénéfice).

Au vu de ces dynamiques de coopération entre scientifiques et acteurs sociaux, nous souhaitons analyser deux aspects : 1) l’effet sur les inégalités existantes, soit en les renforçant, soit en les invisibilisant, et 2) la résurgence d’une vision paternaliste et civilisatrice véhiculée par un récit « adaptation au changement climatique ».

Examinons le premier aspect en citant les mots d’un important représentant du secteur agroalimentaire argentin lors de sa première présentation dans un atelier participatif organisé conjointement par NECCIS et NECVAIA en Argentine :

« Ce n’est pas nous qui avons cherché à nous impliquer directement dans ce type de projets. Ce sont plutôt les chercheurs qui sont venus soudainement nous chercher et nous ont mis la casquette de stakeholder. Nous ne savons toujours pas ce que cela signifie en espagnol [rires]. En fait, nous sommes des hommes d’affaires. On n’est pas des gars qui se promènent partout [dans les champs]. » (Notes de terrain, 10/11/2008, Buenos Aires, Argentine).

Maintenant, pourquoi ces projets ont-ils « mis la casquette de stakeholder » aux agrobusinessmen et non, par exemple, aux paysans ou aux communautés indigènes ? La présence d’hommes d’affaires s’explique par les liens préexistants entre les associations techniques de l’agrobusiness et la communauté scientifique (agronomes, climatologues, etc.) pour développer des modèles d’impact du changement climatique sur le rendement des cultures d’exportation comme le soja, le blé, le maïs et le tournesol. De tels modèles n’existent pas pour les cultures des paysans ou des communautés indigènes. La révolution verte a été au contraire le cadre d’un renforcement de l’interaction entre la science et le développement de l’agrobusiness (Gras & Hernández, 2014) ; cette interaction s’est ensuite étendue, dans le contexte du changement climatique, aux experts en modèles de simulation des cultures basés sur les agents, l’analyse de réseaux sociaux, les systèmes d’information géographique, etc. En raison des processus historiques et politiques liés à cette économie politique de la connaissance, les profils socioproductifs associés à l’agrobusiness parviennent à exprimer leurs besoins et ont une plus grande capacité à dialoguer avec le langage scientifique, au détriment d’autres acteurs productifs (agriculture familiale, agroécologie, paysans, etc.) dont les antécédents éducatifs, cognitifs et politiques les rapprochent d’autres épistémologies. Nous avons montré ailleurs (Hernández et al., 2015) que la volonté de dialoguer avec les connaissances scientifiques sur le climat est stimulée par la nature même du produit climatique : en raison des contraintes actuelles en matière de connaissances climatiques et des capacités informatiques disponibles, les modèles climatiques globaux et régionaux génèrent des projections dont la résolution spatiale s’avère extrêmement utile pour améliorer l’efficacité des investissements du point de vue de l’agrobusiness (car leurs cultures extensives sont planifiées à l’échelle régionale sur des milliers d’hectares dispersés dans différentes provinces et/ou plusieurs pays), alors que cette échelle n’est pas pertinente pour les agriculteurs familiaux ou les paysans qui planifient leurs cultures en fonction de leur espace de vie (quelques hectares ancrés dans un territoire spécifique). En effet, ces profils auraient besoin de produits climatiques à l’échelle locale car, n’ayant pas la flexibilité de diversifier géographiquement leur production, ils ne peuvent pas profiter de l’information régionale fournie par les simulations climatiques pour, par exemple, décider où louer des terres agricoles pour chaque campagne agricole. Cette capacité différentielle d’utilisation des connaissances climatiques pour générer de nouvelles stratégies productives amplifie, dans ce cas, les asymétries structurelles préexistantes.

Les dynamiques d’interaction science/société impulsées par ces réseaux témoignent de la résurgence d’une vision paternaliste et civilisatrice, autrefois mise en œuvre par les « mères patries » européennes dans leurs colonies à travers des projets de « modernisation » et de « développement économique ». Cette vision se résume dans les propos tenus par un climatologue au cours de la réunion de clôture du projet NECCIS. Faisant référence à l’esprit de coopération avec les stakeholders, il déclara que « le rôle de la science est de créer des îlots de connaissance dans une mer d’ignorance ». De ce point de vue, le dialogue que les scientifiques ont établi avec les stakeholders reproduit le modèle de « transfert » mentionné au début de cet article, alors que l’intention est précisément de le remplacer par la dynamique de la science « post-normale » promue par ces projets internationaux, interdisciplinaires et intersectoriels.

L’utilisation constante de critères techniques pour recommander des mesures politiques reproduit la hiérarchie coloniale : la science est « au-dessus » de la politique, surtout si cette dernière provient de « pays en développement » qui doivent mettre en œuvre des stratégies d’adaptation car leurs dirigeants politiques sont généralement considérés comme « corrompus ». Par exemple, les mesures de gaz à effet de serre et les scénarios projetés par les modèles de changement climatique conduisent à des recommandations concernant la nécessité de changer certaines normes socio-économiques (production, consommation, matrice énergétique, organisation des transports, processus d’urbanisation, développement des infrastructures, etc.) dans un pays donné, sans tenir compte du contexte historico-politique ou de la diversité sociale et culturelle de chaque configuration nationale. Ainsi, les inégalités sont invisibilisées entre les acteurs qui peuvent être entendus et ceux qui ne le peuvent pas, ou encore les arguments locaux sont dépréciés parce qu’ils proviennent de politiciens « corrompus » ou peu qualifiés pour comprendre les explications scientifiques.

Malgré la volonté affichée dans le libellé du projet (construire des connaissances socialement utiles), la dynamique de collaboration dans NECCIS et NECVAIA a non seulement reproduit la hiérarchie entre les connaissances scientifiques et le reste, mais a renforcé les inégalités existantes.

Maintenant, qu’est-ce que l’expérience des projets NECCIS et NECVAIA nous apprend sur les défis posés par la science de la complexité ? Comme nous l’avons déjà vu, ces réseaux adoptent une approche où les acteurs sociaux sont conçus sur la base de modèles systémiques et où les comportements sociaux et les processus décisionnels — en considérant les réseaux d’acteurs — sont analysés sous l’angle de la rationalité instrumentale, ce qui ne permet pas de clarifier la question de la construction des significations et des structures de pouvoir. Les modèles sont « alimentés » par des données sociales obtenues à partir des études de cas sélectionnées dans les projets, qui sont rarement contextualisées dans leur historicité et analysées dans leur configuration actuelle. Par conséquent, lorsque l’on fait « tourner » les modèles, cela génère des scénarios futurs basés sur des données binarisées où la réflexion sur les modes d’organisation sociale et leurs conséquences actuelles et futures est piégée par une logique prédictive, incapable de rendre compte de l’historicité conflictuelle de la société.

Les résultats de ce type, privés d’agentivité et de conflit, alimentent l’agenda mondial. À l’aide d’une matrice techno-scientifique, le phénomène est considéré dans une perspective positiviste dans la mesure où il suppose une réalité objective capable d’être transformée en données, mesurée et soumise à des modèles intégrant les processus physiques et sociaux dans un même cadre épistémique. Un nouveau grand récit est ainsi créé, étayé par des statistiques et des probabilités de scénarios futurs, projetés par des modèles climatiques couplés à des modèles décisionnels. Ce grand récit unifie les milieux sociaux et politiques dans une construction fétichisée de « l’humanité », responsable de la situation climatique et environnementale critique, laquelle nécessite des changements urgents pour éviter un destin catastrophique commun. Face à cet avenir redouté, il existe un pouvoir qui promet la protection en échange de la suprématie de la rationalité technique et scientifique. Cependant, comme nous l’avons montré dans un travail antérieur (Hernández, Fossa Riglos, 2019), la pertinence sociale (ou non) des connaissances ne peut être définie a priori au moment de la formulation du projet : elle se dégage plutôt de la communication établie entre les différents acteurs impliqués dans le processus de coproduction interdisciplinaire et intersectorielle. Le mode de production des connaissances sur le facteur climatique à différentes échelles spatiales et temporelles (locale/régionale/globale ; très court, court, moyen et long terme) dans les espaces de coopération, et le mode d’intégration des connaissances ainsi produites dans les pratiques des acteurs sociaux, forment un processus dans lequel interviennent les conditions de production des connaissances, les configurations sociopolitiques (choix des thèmes prioritaires, disponibilité des financements, géopolitique des sciences), la conjoncture environnementale (occurrence des événements extrêmes, niveau et zones d’impact, etc.) et traditions socio-structurelles (horizons de sens, capacité de décision, volonté de dialogue avec les dispositifs de recherche, etc.). En ce sens, l’objectif d’appropriation effective des connaissances expertes par les acteurs sociaux nécessite de mettre en œuvre une méthodologie capable d’intégrer l’hétérogénéité des participants. Cela implique de créer un espace de communication avec un langage commun permettant une compréhension, aussi bien en cas d’accord que de désaccord. En effet, lorsqu’on invite à intéragir des participants issus de différents milieux sociaux et différents champs de connaissance, dont les intérêts et les visions ne coïncident pas nécessairement, les défis de communication sont de nature sociale, cognitive et politique.

Il est nécessaire de critiquer le régime de vérité (Foucault, 1971), dans lequel la voix de la technoscience parle au nom de l’humanité et propose les stratégies nécessaires pour atténuer les effets du changement climatique (ou pour faire face à la crise environnementale, atteindre la souveraineté alimentaire, sauvegarder les océans, etc.). Cette voix déclenche des critères qui légitiment certaines politiques d’adaptation parce qu’elles sont efficaces et résilientes, où l’on suppose que le monde futur devrait être le même que celui d’aujourd’hui (Bonneuil, Jouvancourt, 2014).

Sur la base de l’analyse développée jusqu’à présent, nous souhaitons conclure en abordant la question des conditions nécessaires pour enclencher efficacement un processus de coproduction de connaissances socialement pertinentes.

Les défis de la coproduction de connaissances dans le cadre d’espaces sociaux hétérogènes

Après avoir souligné les contraintes d’ingénierie conceptuelle et matérielle des projets internationaux analysés, la question se pose de savoir comment créer une communication favorisant une dialectique de la question et de la réponse, typique de la pensée critique (Gadamer, 1975 ; Althabe, 1998). En d’autres termes, quelles sont les conditions nécessaires pour engager un processus de coproduction entre acteurs et types de connaissances hétérogènes, dans lequel on puisse apporter un certain éclairage sur la fabrication du consensus aussi bien que du conflit, en admettant que « le monde est comme ceci mais pourrait être différent » ?

Un premier aspect qui émerge à la lumière de cet article est que la capacité au dialogue interdisciplinaire nécessite un véritable espace de communication, c’est-à-dire non instrumental, où tous les acteurs et types de connaissances puissent exprimer leurs visions du monde et remettre en question les certitudes épistémologiques des interlocuteurs (y compris les certitudes scientifiques). En ce sens, une approche de coproduction suppose l’absence de hiérarchies épistémiques : chaque système de connaissance a ses conditions de légitimation, délimités par des critères historiquement constitués, et représente une manière d’interagir avec l’environnement, en le nommant, en l’expliquant et en l’interprétant ; autant de processus sociaux qui portent une vision du monde (Gadamer, 1975). Par conséquent, la production, la diffusion et l’appropriation des connaissances ne peuvent être analysées indépendamment de la structure sociale et politique dans laquelle ces dynamiques prennent place. Le second élément que nous voulons souligner concerne donc le rôle de la dimension politique dans la question climatique et environnementale. Tant le récit catastrophique du changement climatique que les représentations humanitaires du « monde » et de « l’humanité » en tant que totalités homogénéisées ne laissent aucune place à la représentation des « différences ». Comme nous l’avons déjà dit, le retour des grands récits sur le changement climatique (avec leurs corollaires conceptuels dans les notions d’anthropocène, d’actions anthropiques, de sociétés résilientes, etc.) et la crise qu’il entraîne suggèrent que l’humanité devrait se repenser comme un « tout » interconnecté et solidaire dans son évolution en tant qu’espèce. Comme toute autre crise, celle-ci aurait pu être l’occasion de dépasser un état (critique) au profit d’une nouvelle configuration ; par exemple, dépasser l’intermède post-structuraliste qui soulignait la diversité comme distance sociale et le processus d’individualisation comme fragmentation, et construire, sur la base de cette « histoire humaine commune et conflictuelle », la diversité comme pluralité/différence et l’individualisation comme moment complémentaire et nécessaire de la dynamique sociale. Cependant, étant donné l’incapacité de provoquer des transformations radicales dans la trajectoire de développement des sociétés contemporaines, cette alternative ne semble pas se consolider. En effet, bien que le réchauffement climatique soit socialement produit comme un phénomène qui nous affecte en tant qu’espèce, le récit actuellement hégémonique place le changement climatique dans un horizon de sens limité par le binôme urgence/catastrophe où les actions sociales acquièrent leur légitimité dans le répertoire biologiste et humanitariste : « sauver l’humanité ». Et, comme l’affirment les études anthropologiques (Hours, 2012 ; Agier, 2006), l’humanitaire repose sur deux fictions aux conséquences politiques majeures : 1) « l’humanité » comme identité sous laquelle seraient subsumés les antagonismes (de classe, de genre, etc.) et 2) la transparence entre universalisme idéologique et globalisation organisationnelle qui invisibilise l’inégale répartition de l’ensemble des organisations, réseaux, agents et moyens financiers entre les pays. Ainsi, tant que la possibilité de nous concevoir comme un tout reste subordonnée à la classification biologique (nous sommes une espèce menacée) et à l’idéologie humanitariste, le rôle du système capitaliste reste éloigné de l’horizon analytique. En ce sens, comme le souligne Agier (2006), « le consensus devient totalitaire ; la dissidence est minimisée ou marginalisée, car les victimes ne sont pas des « autres » reconnus par leur propre voix mais parlés par « l’humanité » ». Ces voix écrasées et invisibilisées ne pensent pas en termes de « développement d’énergies alternatives », d’« utilisation efficace des ressources » ou de « stratégies pour assurer la sécurité alimentaire », mais remettent en question le modèle de consommation et proposent d’autres termes pour concevoir les problèmes à affronter : « la fracture Nord-Sud », « la spéculation financière sur le marché des matières premières », « l’accaparement des terres et des eaux », « la souveraineté alimentaire », « la dépendance et la reprimarisation des industries extractives », etc. Pour une critique de la raison technocratique et de son corrélat, la post-politique du sauvetage (dont l’archétype est l’ONG), il est nécessaire non seulement de considérer sérieusement le rôle de la politique, concernant les décideurs politiques ou les agences de régulation étatiques, mais aussi d’inclure la dissidence sous-jacente, le conflit exprimé dans des luttes spécifiques, et l’antagonisme structurel. Nous pouvons ainsi examiner les grands récits du monde global et révéler les logiques du pouvoir et les logiques des processus politiques ainsi que leurs effets, lorsqu’il s’agit de penser les défis du changement climatique et le type de transformations (soit technocratiques, soit émancipatrices) qu’ils impliquent.

Enfin, nous aimerions revenir au point de départ : si l’intention est de produire des connaissances capables de rendre compte de la crise climatique en intégrant les différences (et pas seulement la diversité) entre les points de vue des acteurs dans la dynamique de la coproduction interdisciplinaire et intersectorielle, il est essentiel de mener une réflexion critique sur les conditions de construction d’un espace de communication. Le processus de coproduction de connaissances met en jeu la dimension culturelle et politique des champs sociaux ; il s’agit donc d’un défi cognitif qui remet directement en question la structure du pouvoir. Les groupes interdisciplinaires et intersectoriels qui relèvent le défi doivent disposer d’un espace de réflexion sur la manière dont ils vont le relever.

Cette perspective épistémique et politique implique de renoncer à une position de neutralité scientifique typique de la tradition positiviste (fondée sur l’idéal de progrès) pour assumer pleinement que la science fait partie du champ agonistique en jeu dans les sociétés de l’économie de la connaissance. Dans ce cas, les dispositifs que nous avons analysés dans cet article, en ignorant ce défi, jouent un rôle clé dans le soutien/la reproduction/la légitimation des processus sociaux, politiques et économiques qui ont abouti à l’état de crise actuel qu’ils tentent de surmonter.

Remerciements

Cette recherche a été soutenue par l’Institut de recherche pour le développement (IRD, France) et le septième programme-cadre de l’Union européenne (7e PCRD). Nous tenons à remercier tous les chercheurs et institutions qui ont participé et collaboré au processus de recherche.

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Notes

[1] Dans La structure des révolutions scientifiques, Kuhn explique que la pratique de la recherche, guidée par un paradigme dominant, est particulièrement féconde pendant la période de la « science normale ». Le paradigme entre en crise lorsque les problèmes non résolus s’accumulent et que les nouveaux défis posés par les sociétés ne trouvent pas de réponse. Un nouveau paradigme commence à émerger au sein de la communauté scientifique ; puis une révolution se produit et ce paradigme est adopté comme une nouvelle vision du monde, avec son cadre théorique-conceptuel et ses méthodes pour aborder les questions de recherche.

[2] A notre connaissance, il n’existe à ce jour que deux initiatives de financement de projets dirigés par des chercheurs en sciences sociales : « Science with and for Society » Horizon 2020 et JPI Solstice. Ils peuvent être consultés respectivement sur les sites suivants : https://ec.europa.eu/programmes/horizon2020/en/h2020-section/science-and-society ; http://jpi-climate.eu/SOLSTICE.

[3] Les noms utilisés pour désigner ces projets sont fictifs.

[4] Cette équipe comprenait, outre les deux auteures de cet article, Eugenia Muzi et Laura Rey.

[5] Plus précisément, nous avons documenté : les réunions internes des équipes de travail et entre les différentes équipes au sein des réseaux ; les sessions de formation destinées aux chercheurs, aux acteurs locaux avec lesquels les équipes d’experts interagissaient, et aux décideurs politiques ; l’interaction avec d’autres consortiums internationaux ; les activités sur le terrain et les ateliers participatifs pour discuter des résultats avec les acteurs locaux ; la production de matériel de diffusion (brochures, livrets, imprimés, présentations, publications) ; et la préparation de rapports techniques/scientifiques. Au total, plus de 1000 notes de terrain ethnographiques ont été produites sur les activités des deux réseaux, 40 rapports d’avancement ont été soumis aux agences de financement, 20 documents aux acteurs locaux. Enfin, 286 entretiens non structurés ont été menés auprès des chercheurs du réseau, des agriculteurs et des décideurs politiques.


Auteures / Authors

Valeria HERNÁNDEZ, docteure en ethnologie et anthropologie sociale (EHESS, Paris), est chercheure à l’Institut de Recherches pour le Développement (Centre d’études en sciences sociales sur les mondes africains, américains et asiatiques – UMR 245 IRD, Université de Paris, Inalco, France). Elle a mené des recherches en France et en Argentine sur les relations entre la science, le marché et l’État dans le contexte de la globalisation. Ses recherches portent sur les processus de globalisation en milieu rural, la question climatique et la coproduction de connaissances pour le développement de systèmes agro-écologiques. Elle est actuellement représentante de l’IRD pour l’Argentine et codirige (avec Carla Gras) le Programme Études rurales et globalisation à l’Universidad Nacional de San Martín (UNSAM, Argentine).

Valeria HERNÁNDEZ, PhD in Ethnology and Social Anthropology (EHESS, Paris), is a researcher at the Institut de Recherches pour le Développement (Centre d’études en sciences sociales sur les mondes africains, américains et asiatiques – UMR 245 IRD, Université de Paris, Inalco, France). She has conducted research in France and Argentina on the relationship between science/market/state in the context of the globalisation process. Her research focuses on globalisation processes in rural areas, the climate issue and the co-production of knowledge for the development of agro-ecological systems. She currently serves as IRD Representative for Argentina, and co-directs (with Carla Gras) the Rural Studies and Globalisation Programme (PERyG), based at the Universidad Nacional de San Martín (UNSAM, Argentina).

María Florencia FOSSA RIGLOS est doctorante en anthropologie sociale à l’UNSAM-IDAES (École interdisciplinaire d’études sociales, Université nationale de San Martín, Argentine), et chercheure au Programme Études rurales et mondialisation (PERYG). Elle a participé à des projets de recherche internationaux, interdisciplinaires et intersectoriels, sous la direction du Dr Valeria Hernández, menant des recherches anthropologiques sur les systèmes de production du secteur agricole argentin, leur durabilité et leurs implications dans le contexte du changement climatique, ainsi que sur le développement des processus de coproduction de connaissances.

María Florencia FOSSA RIGLOS is a PhD student in Social Anthropology at UNSAM-IDAES (Interdisciplinary School of Social Studies, National University of San Martín, Argentina), and a researcher at Rural Studies and Globalisation Programme (PERYG). She has participated in international, interdisciplinary and intersectoral research projects, under the direction of Dr. Valeria Hernández, conducting anthropological research on Argentinean agricultural sector production systems, their sustainability and implications in the context of climate change, as well as knowledge coproduction processes development.


Résumé

Cet article analyse les implications épistémologiques et politiques de la production de connaissances sur le climat et ses impacts socio-environnementaux dans le cadre de réseaux internationaux de recherche collaborative. L’inclusion des sciences sociales dans les projets abordant la question climatique a été promue dans les agendas mondiaux sur la base qu’il s’agit d’un problème complexe qui doit être traité par des équipes interdisciplinaires et intersectorielles afin de construire des solutions socialement légitimes. À partir de l’analyse de deux réseaux de recherche interdisciplinaires et intersectoriels sur le climat et ses impacts, nous abordons les défis auxquels sont confrontés la science de la complexité et les propositions favorisant la coproduction des connaissances au sein de groupes sociaux hétérogènes. Compte tenu de ces défis, l’article insiste sur la nécessité d’aller au-delà de l’approche technocratique du changement climatique pour rendre compte de sa constitution en une question historiquement située et politiquement contestée.

Mots clés

Changement climatique – Transdiscipline – Coproduction de connaissances – Science post-normale.

Abstract

This work reflects on the epistemological and political implications of knowledge production on climate and its socio-environmental impacts in the framework of international collaborative research networks. The inclusion of social sciences in projects addressing the climate issue was promoted from the global agendas and based on its definition as a complex problem which must be addressed by interdisciplinary and intersectoral teams in order to build socially legitimate solutions. Basing on the analysis of two interdisciplinary and intersectoral research networks focused on the climate issue, we address the challenges faced both by complexity science and the proposals promoting knowledge coproduction within the framework of heterogeneous social groups. Considering these challenges, the article emphasizes the need to go beyond the technocratic approach to climate change to account for its constitution as a historically situated and politically disputed issue.

Key words

Climate change – Trans-discipline – Knowledge coproduction – Post-normal science.

Croissance verte et décroissance : deux visions extrêmes de la durabilité

SLIM Assen
Économiste, Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco), Centre de recherche Europes Eurasie (CREE – EA 4513), Centre d’études en sciences sociales sur les mondes africains, américains et asiatiques (CESSMA – UMR 245).


ARDD-1-2021 – Développement durable : recherches en actes

Durabilité et globalisation : approches théoriques et critiques


Pour citer cet article

SLIM Assen : « Croissance verte et décroissance : deux visions extrêmes de la durabilité », Actes de la recherche sur le développement durable, n°1, 2021.
ISSN : 2790-0355 (version en ligne) — ISSN : 2790-0347 (version imprimée)
URL : https://publications-univ-sud.org/ardd/2021/12/521/
DOI : (à compléter)


Texte intégral

Croissance verte et décroissance : deux visions extrêmes de la durabilité

par Assen SLIM

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Les interrogations autour de durabilité du développement économique émergent lors de la conférence du PNUD à Stockholm (1972) sous l’appellation d’« écodéveloppement ». Quelques années d’aggravation des pollutions et des inégalités mondiales plus tard, la notion est consacrée sous le terme de « développement durable » dans le rapport Brundtland (1987) : le développement serait durable s’il arrivait à allier efficacité économique, respect de la nature et répartition équitable des richesses. Une telle définition ne va pas sans appeler à une série d’éclaircissements. En premier lieu, les trois pôles de la durabilité ainsi exprimés sont-ils de nature à pouvoir être conciliés ? En deuxième lieu, quels sont les mécanismes de transmission par lesquels ces trois pôles interagissent entre eux ? Enfin, quels sont les hypothèses implicites qui sous-tendent cette vision de la durabilité ?

A ces questions, le rapport Brundtland répond que le développement durable, « c’est une nouvelle ère de croissance économique, une croissance vigoureuse et, en même temps, socialement et environnementalement durable » (Brundtland, 1987, p. 4). Cette approche, appelée plus tard « croissance verte et inclusive » s’est imposée progressivement. La conférence de Rio (1992), en lui donnant un contenu pratique avec l’Agenda 21, a permis son adoption à large échelle. Toutefois, face à l’aggravation continue du réchauffement atmosphérique, à l’épuisement des ressources naturelles renouvelables et non renouvelables, à la réduction alarmante de la biodiversité, aux crises économiques et financières à répétition et aux échecs des grandes rencontres internationales sur le sujet, d’aucuns ont appelé à un renouvellement complet de la notion de durabilité. L’approche initiée par Mme Brundtland, désormais qualifiée de vision « faible » de la durabilité, doit désormais compter avec des visions alternatives dites « fortes » de la durabilité : l’économie écologique et la décroissance. La première définit des seuils à ne pas dépasser dans l’exploitation de la nature tandis que la seconde rejette radicalement toute forme d’exploitation de la nature.

Nous porterons notre attention sur la seconde, en nous demandant si cette alternative, pour radicale qu’elle soit, porte un projet viable et réalisable de durabilité.

Cet article se propose d’apporter des éléments de réponse à cette question en revenant sur les hypothèses implicites de la vision faible de la durabilité, puis en mettant en lumière les limites de cette approche, avant d’établir une distinction entre économie écologique et décroissance, pour enfin analyser ce dernier courant.

La vision faible de la durabilité

La réflexion sur la durabilité, initiée en 1972 autour de la notion d’« écodéveloppement », donne naissance dans les années 1980 au concept de « développement durable ». Ce dernier repose sur deux hypothèses (substituabilité des facteurs et progrès technique) qui conduisent à envisager la durabilité sous l’angle de la croissance verte, la poursuite de la mondialisation, la croissance maîtrisée de la démographie et la réduction des déchets. En conséquence, cette vision de la durabilité est qualifiée de « faible ».

L’émergence de la vision « faible » de la durabilité

Dès le tout début de la révolution industrielle, des réflexions sont menées sur le lien entre l’émission de gaz à effet de serre et le réchauffement de l’atmosphère. Des auteurs comme Fourier, Tyndall ou Arrhenius établissent rapidement ce lien : « un doublement de la quantité de dioxyde de carbone dans l’air se traduirait par une hausse des températures de 5 à 6°C » (Arrhenius, 1896, p. 266).

Moins d’un siècle plus tard, la notion d’« écodéveloppement » voit le jour lors de la conférence organisée par le Programme des nations unies pour le développement (PNUD) en juin 1972. Deux plans d’action sont alors définis : l’un concerne la lutte contre les pollutions, l’autre porte sur la lutte contre le sous-développement. La même année, le Programme des nations unies pour l’environnement (PNUE) est créé. Il est chargé de surveiller les modifications notables de l’environnement et de coordonner les efforts mondiaux de préservation de ce dernier.

Les préoccupations relatives aux « générations à venir » voient le jour en 1980, dans Nord-Sud : un programme de survie, rapport réalisé par une commission indépendante présidée par W. Brandt. L’expression « développement durable » (sustainable development) apparaît pour la première fois en 1980, dans un ouvrage intitulé Stratégie mondiale de la conservation et publié par l’Union internationale de la conservation de la nature (UICN)[1]. S’articulant autour des mêmes valeurs que l’écodéveloppement, le développement durable s’impose définitivement en 1987 avec le rapport dit « Brundtland » du nom de la Première ministre de Norvège de l’époque, Gro Harlem Brundtland, à qui l’ONU avait commandé un état des lieux dès 1983. Deux idées fortes y sont défendues : une reprise de la croissance économique mondiale est nécessaire ; les effets négatifs de cette dernière sur l’environnement peuvent largement être évités. Il en découle l’une des définitions suivantes : « le développement durable, c’est de s’efforcer de répondre aux besoins du présent sans compromettre la capacité de satisfaire ceux des générations futures » (Brundtland, 1987, p. 37). La conférence de Rio de 1992 donne corps à cette définition en adoptant deux textes fondateurs de la notion de durabilité : d’une part, la Déclaration de Rio sur l’environnement et le développement qui pose 27 principes d’ordre général et d’autre part, un document de propositions, non juridiquement contraignant, mais qui fait autorité, à savoir l’Agenda pour le XXIe siècle, dit « Agenda 21 ». Les engagements pris à Rio se déclinent jusqu’à nos jours en plusieurs conférences internationales spécialisées par thèmes : transport des déchets toxiques à Bâle en 1992, population au Caire et développement social à Copenhague en 1994, droits des femmes à Pékin en 1995, habitats humains à Istanbul en 1996, émissions de gaz à effet de serre à Kyoto en 1997, etc.

La notion de durabilité, telle que définie dans le cadre du développement durable, est une recherche de conciliation entre efficacité économique, respect de la nature et répartition équitable des richesses. Elle repose sur des hypothèses implicites qu’il convient de présenter.

Les deux hypothèses de la vision « faible » de la durabilité

D’après Brundtland, la croissance est « absolument indispensable pour soulager la misère qui ne fait que s’intensifier dans une bonne partie du monde en développement » (Brundtland, 1987, p. 7). Cette nouvelle ère de croissance repose implicitement sur deux hypothèses fortes : la substituabilité des facteurs et la diffusion rapide du progrès technique.

La substituabilité totale des facteurs postule que les ressources naturelles détruites peuvent être en permanence remplacée par du capital technique (machines) ou du facteur travail. La nouvelle ère de croissance implique « des dommages inévitables causés à l’environnement par l’extraction et la transformation des ressources » (ibid., p. 175). Cette croissance ne peut être envisagée dans une optique de durabilité (respect des générations futures) qu’à la seule condition qu’il soit possible de remplacer la nature détruite par des machines et/ou du travail humain : « Il nous faudrait des techniques capables de produire des biens “sociaux” (de l’air moins pollué, des produits qui durent plus longtemps) ou de résoudre des problèmes dont les entreprises ne calculent jamais le coût » (ibid., p. 53).

Cette conception brundtlandienne de la durabilité prend rétrospectivement appui sur les travaux des économistes Solow et Hartwick. Partant de la règle définie par H. Hotelling, en 1931, selon laquelle toute ressource épuisable (Hotelling travaillait sur la gestion optimale d’un gisement minier) voit son prix augmenter au cours de son exploitation pour atteindre, à l’épuisement, un niveau tel que la demande est nulle, ces auteurs se sont interrogés sur la notion d’équité intergénérationnelle. Le critère d’équité retenu ici est, d’après Solow, « que la consommation par tête soit constante à travers le temps de façon qu’aucune génération ne soit favorisée par rapport à une autre » (Solow, 1974, p. 1). Or, comment peut-il y avoir équité intergénérationnelle lorsque les ressources naturelles s’épuisent dans le temps et que leurs prix augmentent ? La réponse des auteurs est claire : il y aura équité lorsque « la génération présente convertit des ressources épuisables en machines et vit des flux courants provenant des machines et du travail » répond Hartwick. En d’autres termes, les ressources naturelles détruites par une génération peuvent toujours être compensées par du capital technique légué aux générations suivantes. Ainsi « aucun stock ou de machines, ou de ressources épuisables ne sera jamais épuisé » (Hartwick, 1977, p. 972). Conclusion reprise et enrichie par Solow qui pose, en 1986 (un an avant la remise du rapport Brundtland), les trois conditions de la durabilité (Solow, 1986, p. 144) : utilisation de tout le capital et de tout le travail disponible, augmentation du prix des ressources épuisables à mesure de leur exploitation (Hotelling), investissement en capital technique des rentes et des profits obtenus par l’exploitation des ressources épuisables (Hartwick). Suivant ce raisonnement, l’inévitable destruction de la nature pourrait être indéfiniment compensée par des mécanismes artificiels inventés par chaque génération. Ainsi, d’après Solow, la disparition de certaines ressources naturelles ne constituerait pas une « catastrophe », mais un « événement » (Solow, 1974, p. 11).

La durabilité appelle une nouvelle ère de progrès technique, car la « nouvelle ère de croissance économique devra nécessairement se montrer moins fortement consommatrice d’énergie que l’ère précédente » (Brundtland, 1987, p. 19). Le progrès technique, consistant « à rendre plus efficace l’utilisation de l’énergie » (ibid., p. 19) va dans le bon sens. Brundtland détermine des objectifs : « Les progrès à réaliser dans ce domaine sont nombreux. La conception des appareillages modernes peut être revue de telle façon que l’on obtienne les mêmes performances en ne consommant que les deux tiers, ou même la moitié, de l’énergie requise pour faire fonctionner les équipements classiques » (ibid., p. 19). Enfin, la diffusion des innovations doit se faire rapidement. Ainsi, « le progrès dont certains ont profité depuis un siècle pourra s’étendre à tous dans les années à venir » (ibid., p. 30) et en priorité aux pays en développement (PED) : « Il faut renforcer la capacité d’innovation technologique des pays en développement afin que ceux-ci soient mieux armés pour relever le défi du développement durable » (ibid., p. 53). Il est ainsi prôné des transferts gratuits de technologies adaptées aux problèmes des PED.

Cette vision « faible » de la durabilité soulève un grand nombre d’interrogations et d’incertitudes qui font toutes l’objet de débats. Ce sont les « objets encombrants » du développement durable, présentées sommairement ci-dessous.

Les objets encombrants du développement durable

• Le développement durable et la mondialisation

D’après Brundtland, « une nouvelle ère de croissance dépend d’une gestion économique efficace […] de nature à faciliter l’expansion, à réduire les taux d’intérêt réels et à arrêter le glissement vers le protectionnisme » (Brundtland, 1987, p. 65). La mondialisation, perçue comme la généralisation du libre-échange au monde entier, constitue un changement d’échelle par rapport à l’intégration régionale. On y retrouve les interrogations sur l’efficacité supposée de l’union des marchés et les mêmes constats d’échec tant en matière économique que sociale et environnementale. Cela amène Stiglitz, par exemple, à conclure que « la mondialisation, ça ne marche pas. Cela ne marche pas pour les pauvres du monde, ça ne marche pas pour l’environnement, ça ne marche pas pour la stabilité de l’économie mondiale » (Stiglitz, 2002, p. 235) et l’auteur de dénoncer le comportement prédateur des firmes multinationales (FMN), l’inégale distribution des gains liés au commerce, la « course vers le fond » en termes de conditions sociales, les pollutions exponentielles, etc.

Les défenseurs de la vision faible de la durabilité font valoir que, même marginales, des évolutions existent qui surmontent cette apparente contradiction entre libre-échange mondial et développement durable. Ces évolutions constituent de nouveaux facteurs de concurrence et de différenciation pour les entreprises. On peut citer l’évolution perceptible de la demande des consommateurs des pays industrialisés vers des produits éthiques et responsables, la progression de l’investissement socialement responsable (ISR), les opérations de communication issues de la société civile et l’intensification des contraintes réglementaires nationales. Certains voient ces évolutions comme une inflexion nouvelle qui incite les entreprises à adopter des stratégies relevant de la Responsabilité sociale et environnementale des entreprises (RSE) tout en garantissant la sauvegarde de leurs profits.

Les défenseurs de la vision faible de la durabilité soulignent également la proximité entre le développement durable et le commerce équitable qui émerge à partir des années 1970. Ce type particulier de commerce à la fois rentable pour les entreprises, soucieux de garantir des revenus stables pour les producteurs et intégrant des normes environnementales, constitue un point de rencontre entre l’intégration par les marchés (libre-échange mondial) et le développement durable. En effet, les producteurs/transformateurs (des PED) sont tenus de respecter des critères économiques (quantités et qualités adaptées aux marchés occidentaux), des critères sociaux (respect des droits de l’homme, des conditions de travail) et environnementaux (respect des sols, de l’air, etc.). Les distributeurs (des pays industrialisés) doivent, quant à eux, assurer la viabilité économique du commerce équitable. Remarquons cependant que le commerce équitable reste une pratique marginale puisqu’il porte sur un petit nombre de produits et concerne environ 10 millions de personnes bénéficiaires (pour 150 000 organisations de producteurs/trices dans le monde) ce qui amène Ballet et de Bry à considérer que « l’impact global du commerce équitable est quasi nul » (Ballet & de Bry, 2001, p. 36).

• Le développement durable et la démographie

« Le développement durable n’est donc possible que si la démographie et la croissance évoluent en harmonie avec le potentiel productif de l’écosystème » (Brundtland, 1987, p. 14). La croissance démographique peut aller de pair avec le développement durable à condition qu’elle se fasse à un rythme et dans des proportions compatibles avec la croissance économique et le progrès technique. Brundtland en appelait à une croissance « maîtrisée » de la démographie afin d’en éviter l’« explosion » qui rendrait impossible la satisfaction des besoins de tous.

Dans les faits, on constate une évolution de la problématique démographique en raison du ralentissement de l’accroissement naturel de la population mondiale (2 % en 1965, 1,7 % en 1980, 1,3 % en 2000, 1 % en 2020 et 0,5 % prévu en 2050)[2]. Cette tendance est renforcée par la baisse globale de la fécondité mondiale (ramenée à 2,8 enfants par femme contre 6 dans les années 1960). Il en ressort de nouvelles dynamiques entre population et développement durable. La première dynamique porte sur l’exode rural. Plus marqué dans les PED, il entraîne désertification des régions rurales et constitution de mégapoles. La désertification, à l’origine de la stagnation économique des campagnes, accroît considérablement la vulnérabilité des populations rurales restantes. L’urbanisation (la moitié de la population mondiale est urbaine depuis 2005) entraîne, pour sa part, des effets environnementaux et sociaux délétères lorsqu’elle n’est pas accompagnée de politiques urbaines adaptées. Dans la plupart des villes des PED, par exemple, et en particulier celles qui dépassent les quinze millions d’habitants (Mexico, Shanghai, Bombay, São Paulo) les services de base ne sont pas assurés pour tous (logement, eau, énergie, évacuation des déchets…) et les ressources environnementales sont épuisées par d’importantes ceintures de bidonvilles. La deuxième dynamique est relative au vieillissement des populations, perceptible tant dans les pays développés que dans les PED. L’augmentation de l’espérance de vie et la baisse de la fécondité sont à l’origine de ce phénomène. Selon les projections les plus récentes de l’ONU, le taux de dépendance (personnes de plus de 60 ans par rapport à la population active) devrait plus que doubler d’ici à 2050. L’effectif total des personnes âgées (+ de 60 ans) devrait atteindre 1,970 milliard de personnes en 2050 contre 605 millions en 2000 (Mirkin & Weinberger, 2001, p. 53). Cette évolution est susceptible de déstabiliser les pratiques redistributives dans chaque pays : financement des retraites, soins de santé, aides sociales aux personnes âgées, systèmes familiaux de solidarité… On peut dire que cette dynamique remet en cause l’« intégration nationale » au sens de Myrdal (Myrdal, 1958, p. 67).

• Le développement durable et la réduction des déchets

Le développement durable appelle « à maîtriser la pollution et la production de déchets, à recourir d’avantage au recyclage et à la réutilisation et à réduire au minimum la quantité de déchets dangereux » (Brundtland, 1987, p. 174). L’industrialisation, la consommation de masse, l’urbanisation, se sont traduits par une augmentation presque illimitée des volumes et des variétés de déchets rejetés. Ces derniers provoquent des nuisances (de l’air, de l’eau, des sols) persistantes et globales, affectant la Terre dans son ensemble. La « gestion rationnelle » des déchets préconisée par le rapport Brundtland s’impose comme une solution de bon sens pour accompagner la nouvelle ère de croissance. L’Agenda 21 (1992) définit sur quatre chapitres le contenu de cette gestion rationnelle : « la maîtrise effective de la production, du stockage, du traitement, du recyclage et de la réutilisation, du transport, de la récupération et de l’élimination des déchets dangereux est de la plus haute importance pour la santé de l’homme, la protection de l’environnement, la gestion des ressources naturelles et un développement viable » (UN, 1992, p. 241).

Toutefois, ces engagements peinent à trouver leur réalisation concrète. La convention de Bâle (1992), par exemple, censée interdire les exportations de produits toxiques des pays développés vers les PED, est régulièrement contournée. Bensebaa et Boudier observent que malgré la multiplication des législations, les exportations de déchets dangereux sont massives et en constante augmentation : ils représenteraient désormais 10 % du fret maritime mondial (Benseeba & Boudier, 2008, p. 2). Les déchets électriques et électroniques (DEEE), par exemple, massivement exportés vers l’Asie (80 % des DEEE totaux), sont la plupart du temps incinérés ou enfouis (ibid., p. 4).

  Deux pratiques émergent à partir des années 1990 semblant surmonter la contradiction entre le développement durable et l’augmentation des déchets : l’écologie industrielle et l’économie de la fonctionnalité.

L’écologie industrielle, d’abord, établit une analogie entre les systèmes industriels et les écosystèmes naturels. Comme l’explique Erkman, « il est possible d’envisager le système industriel comme un cas particulier de l’écosystème » car « le système industriel tout entier repose sur les ressources et les services fournis par la biosphère dont il constitue en quelque sorte une excroissance » (Erkman, 2004, p. 6). L’écologie industrielle entend donc « déterminer les transformations susceptibles de rendre le système industriel compatible avec le fonctionnement “normal” des écosystèmes biologiques » (ibid., p. 13). L’une de ces transformations consiste à essayer de « boucler » les cycles : les déchets d’une industrie devenant les ressources d’une autre. Se développent ainsi de nombreux parcs industriels obéissant à cette logique (comme celui de Kalundborg au Danemark, par exemple).

L’économie de la fonctionnalité, ensuite, « pose un autre rapport aux produits, celui de l’usage et non plus de la possession » (Bourg, 2002, p. 6). Cette nouvelle pratique part d’une réflexion sur la durabilité des biens et cherche à substituer un « toujours plus durable » au « toujours plus jetable ». L’un des moyens envisagés consiste à modifier les intérêts des industriels en les poussant, non pas à vendre, mais à louer leurs produits. Les profits les plus importants viennent alors des services d’usage et de maintenance (comme c’est déjà le cas pour les producteurs de photocopieuses ou d’imprimantes par exemple). L’économie de la fonctionnalité s’inscrit dans la perspective du développement durable car les producteurs sont amenés à concevoir des biens à durée de vie longue et à limiter gaspillages et déchets.

Vers des visions « fortes » de la durabilité

Les deux hypothèses implicites du développement durable sont remises en cause. Leur rejet ouvre la voie à des approches alternatives de la durabilité appelée désormais « forte ». Deux grands courants émergent : l’économie écologique et la décroissance.

L’indétermination des hypothèses implicites du développement durable

L’hypothèse de substituabilité totale des facteurs (Solow, Hartwick) impose d’être en mesure d’estimer la valeur des actifs naturels détruits afin d’évaluer le montant en capital technique à léguer aux générations futures pour leur garantir un niveau de consommation par tête équivalent au nôtre. L’orientation générale des politiques publiques en matière de développement durable et de protection de l’environnement amène à s’interroger non plus sur l’estimation des dommages et autres externalités négatives subis par la nature, mais bien directement sur l’évaluation monétaire des actifs environnementaux. En d’autres termes, il s’agit de donner un prix à la nature. C’est avec l’évaluation monétaire des dommages environnementaux causés par des accidents (pétroliers en particulier) que différentes méthodes ont vu le jour : méthode par le coût de remise en état des sites avec l’Amoco Cadiz (1978) ; méthode dite des évaluations contingentes et celle des prix hédonistes avec l’Exxon-Valdez (1989) ; méthode du coût de transport avec l’Erika (1999). Toutefois, nombre de difficultés se posent tant sur les fondements mêmes de la notion de valeur que sur les méthodologies empiriques utilisées.

Premièrement, un seul et même actif naturel ne répond pas à un, mais à de multiples besoins simultanés : « attribuer certains services environnementaux à certains usages, c’est s’interdire de voir ces mêmes services utilisés dans d’autres emplois » (Point, 1998, p. 13). L’expression simultanée de ces besoins peut même se révéler source de conflit (l’usage par les uns peut affecter les usages possibles pour les autres) ce qui rend d’autant plus difficile le partage de ces actifs. Notons d’ailleurs que tous les besoins ne sont pas forcément exprimés simultanément. La valeur d’un actif environnemental est donc très relative puisqu’elle ne peut être évaluée qu’à l’aune du besoin auquel l’actif répond. À titre d’exemple, une forêt peut potentiellement répondre à de multiples besoins : loisirs, exploitation des ressources autres que le bois (cueillette de champignons, ramassage de châtaignes, etc.), exploitation du bois (papier, meubles), fixation du carbone, habitat éventuel pour des populations autochtones, usages futurs non exprimés pour le moment (Prieto & Slim, 2009, p. 22).

Deuxièmement, une partie des actifs naturels (l’atmosphère par exemple) a un caractère indivisible. Leur appropriation est en principe impossible et il y a absence de choix quant à la qualité souhaitée. Ces caractéristiques conduisent à l’impossibilité d’affecter des droits de propriété. Autrement dit, ces biens échappent à toute procédure d’évaluation marchande. L’échange marchand est donc exclu. Les mécanismes de marché de droits à polluer tentent de surmonter cette absence de droits de propriété en attribuant des droits d’usage. La démarche consiste à fixer un niveau d’émissions de polluants pour une période et une zone géographique données. Ce montant global est ensuite divisé entre plusieurs agents sous la forme de « droits à polluer », i.e. des droits d’usage sur une portion de nature par l’intermédiaire de la pollution émise.

Troisièmement, la valeur économique totale d’un actif environnemental ne peut se résumer à la seule valeur d’usage. On distingue habituellement deux grandes catégories de valeurs : les « valeurs d’usage actuel » et les « valeurs de préservation » (Arrow et al., 1993, p. 4501). Les « valeurs d’usage actuel » correspondent à des utilisations bien réelles des services délivrés par la nature. Il peut s’agir « d’usages directs » pour les consommateurs (eau potable, cueillette), « d’usages induits » (eau à usage d’irrigation pour l’agriculture, forêt utilisée pour la production de papier) ou « d’usages indirects » (contribution d’un écosystème au maintien d’un microclimat). Les « valeurs de préservation » renvoient, quant à elles, à toutes les valeurs non liées à l’usage actuel. On y trouve les « valeurs d’option » (volonté de se réserver la possibilité d’utiliser un type de service environnemental ultérieurement), les « valeurs d’existence » (Krutilla, 1967, p. 180) pouvant résulter d’une valeur intrinsèque de l’actif (Fisher & Raucher, 1984) ou d’un réflexe altruiste de conservation au profit des générations futures (Mc Connel, 197, p. 30). Toute la difficulté consiste à définir les méthodes appropriées permettant de donner une mesure monétaire de ces valeurs. Dans de très nombreux cas, les estimations proposées concernent les valeurs d’usage des actifs.

Enfin, le but des méthodes d’évaluation monétaire des actifs naturels est d’exprimer en grandeur monétaire une variation de la fonction d’utilité consécutive à une variation de la qualité d’un actif environnemental. Or, comme on vient de le voir, la valeur-utilité n’est pas la seule qui doit être prise en compte dans le cas de la nature. Du coup, les méthodes d’évaluation « oublient » certains effets (préservation des paysages, dégradation de milieux naturels) et sous-estiment régulièrement les coûts collectifs environnementaux et sanitaires (Beaumais & Chiroleu-Assouline, 2004, p. 86). À l’opposé, le choix des individus interrogés peut poser un problème de surévaluation de la valeur des actifs. Dans la plupart des cas, sont interrogés les seuls individus concernés par l’actif environnemental en question. Dans le cas de la zone protégée de l’Annapurna, par exemple, seuls les visiteurs du site ont été interrogés. Ainsi, ne poser la question qu’à des individus ayant une utilité par l’usage régulier d’un actif conduit à surestimer la valeur associée à cet usage. Ajoutons que différentes méthodes appliquées à l’évaluation de la valeur du même actif naturel n’aboutissent pas aux mêmes résultats. Enfin, des réticences d’ordre éthiques sont énoncées à l’encontre de ces évaluations : « Ce qui pose essentiellement problème est l’association d’un étalon monétaire pour attribuer une valeur économique à la vie humaine comme à l’environnement » (ibid., p . 20). Par exemple, les méthodes d’analyse contingente sont de plus en plus utilisées en économie de la santé, notamment en évaluant le prix de la vie humaine. « Peut-on ainsi considérer, sans décrédibiliser le calcul économique, qu’une vie humaine vaut plus ou moins selon une modulation géographique, économique ou encore temporelle ? » (Beaumais, 2002).

On peut donc retenir que la durabilité définie dans le cadre du rapport Brundtland implique la réalisation de deux hypothèses : la substituabilité totale des facteurs et un flux de progrès technique régulier dans le temps. Elle peut être réalisée dans un contexte de croissance économique, de mondialisation, d’augmentation maîtrisée de la démographique, de gestion raisonnée des déchets, à condition d’être en mesure d’évaluer monétairement la valeur des actifs environnementaux.

  Le dépassement des deux hypothèses du développement durable conduit à l’émergence de visions alternatives dites « fortes » de la durabilité.

L’émergence d’une durabilité forte « de seuil » et d’une durabilité forte « de rejet »

Il existe au moins deux manières de dépasser les hypothèses de la durabilité faible : la reconnaissance d’un seuil et le rejet total. Dans le premier cas, reconnaître qu’il existe un seuil de « capital naturel critique » sous lequel il n’est pas possible de descendre, constitue une limite forte à la substituabilité entre le capital manufacturé et le capital naturel. C’est l’idée de « substituabilité limitée » qui constitue le socle commun du courant de l’économie écologique (Boisvert et al., 2019). Dans ce cadre, la croissance économique doit être pensée sous contraintes et à l’intérieur de limites écologiques. Ce courant n’implique pas nécessairement de posture radicale, ne préjuge pas le niveau des limites qui devraient être fixées et la manière de repenser la croissance économique pour l’inscrire dans ces limites (Daly & Farley, 2010). Dans le deuxième cas, rejeter totalement l’existence d’une substitution entre le capital manufacturé et le capital naturel conduit à une critique radicale du développement durable. Il ne s’agit plus ici d’inscrire la croissance dans des limites, mais tout simplement de sortir de la croissance elle-même. On parle alors des courant de la décroissance. Nous porterons notre attention sur cette seconde approche de la durabilité forte.

Les auteurs décroissants (se nommant eux-mêmes « objecteurs de croissance ») considèrent que le développement durable ne permet pas d’atteindre la durabilité radicale dont ils se revendiquent. Il lui est reproché, dans sa version Brundtlandienne, de ne pas remettre en cause la société de croissance en relativisant les contraintes imposées par la crise de l’environnement et la crise sociale : « avec le développement durable, on vend de la croissance en la faisant passer pour une protection de l’environnement » (Perrot, 2009, p. 2). Le développement durable apparaît ainsi aux yeux des défenseurs de la décroissance au mieux comme une « opération cosmétique » (Cheynet, 2008, p. 78), un discours qui prescrit « qu’il faut ralentir le cours destructeur de l’économie mondialisée, sans remettre ce cours en question » (Perrot, 2009, p. 2) et au pire comme un « constat d’échec » (Ridoux, 2006, p. 31), une « chimère malfaisante » (Blamont, 2004, p. 18), un « programme anthropophage et dévastateur » (Perrot, 2009, p. 3), une « mythologie programmée » (Perrot et al., 1992, p. 125), « l’un des concepts les plus nuisibles » (Georgescu-Roegen, 1991), un « mot poison » (Cheynet, 2008, p. 64), voire un « oxymore » ou une « antinomie », i.e. une juxtaposition de deux mots contradictoires (Latouche, 2003, p. 23). En conclusion, le développement durable ne serait que la poursuite du développement actuel. Une société de décroissance est alors envisagée comme alternative plausible au système actuel.

Le terme de « décroissance » est probablement mal choisi dans la mesure où une grand partie des auteurs visent une sortie de la croissance pour elle-même. « La décroissance est un terme trop imprécis et ambigu » et d’aucuns préfèrent parler d’« a-croissance » (Van den Bergh, 2011, p. 886). Quoi qu’il en soit, nous retiendrons ici le terme officiel de « décroissance ».

La décroissance : une forme radicale de durabilité forte

Une fois les hypothèses de la durabilité faible rejetées, le courant de la décroissance va s’attacher à définir une nouvelle place pour le travail, à proposer une approche renouvelée du progrès technique et à poser les bases pour un changement de paradigme.

Un contenu nouveau donné à la durabilité

Sur le plan pratique, un contenu nouveau est donné à la durabilité : « simplicité volontaire », autoproduction et localisme, détermination des prix des ressources selon leurs usages en sont les bases.

La « simplicité volontaire » est centrale aux yeux des décroissants car ils considèrent que la société d’abondance n’apporte pas le bonheur espéré. Au contraire, compte tenu des impacts néfastes sur l’environnement, cette société ne peut conduire qu’à une catastrophe générale. L’approche par la « simplicité volontaire » vise à réduire les consommations jugées superflues tout en maintenant celles qui paraissent souhaitables car nécessaires. La décroissance, en tant que projet politique, représente donc une invitation à repenser les modes de consommation. Mais cette volonté de réduction de la consommation s’inscrit dans une perspective particulière : « la décroissance consiste à mener, parallèlement à la lutte contre la misère, un combat contre la richesse matérielle qui s’inscrit lui-même dans la volonté de décroissance des inégalités et aussi la lutte contre les modes de vie ravageurs pour l’environnement » (Cheynet, 2008, p. 105).  La modération de la consommation s’inscrit donc dans une perspective de réduction des inégalités sociales et économiques associée à la lutte contre les dégradations de l’environnement. Prôner la simplicité volontaire revient à changer radicalement les modes de vie en commençant par « décoloniser notre imaginaire » selon l’expression de Latouche. L’adhésion à ce virage à 180 degrés ne peut avoir lieu sans que la consommation soit considérée comme une forme d’aliénation, une « arme de destruction sociale ». La simplicité volontaire consiste donc à choisir la sobriété contre une consommation jugée aliénante, destructrice socialement et écologiquement. Dans cette perspective, les objecteurs de croissance préconisent de se débarrasser de la voiture, du téléphone, ou de ne plus faire de courses au supermarché. Est-il utile de préciser, comme l’indique Latouche, que ce choix peut être qualifié d’héroïque dans l’ambiance consumériste dominante ?

Le « localisme » et l’« autoproduction » sont encouragés par les décroissants. Ainsi, la production issue d’un potager cultivé par chacun représente une source non négligeable d’affranchissement de la société de consommation de masse. Cette production en propre autorise des échanges entre individus, ce qui contribue à se dégager du système traditionnel de distribution et de consommation.  Cette stratégie est d’ailleurs d’autant plus utile qu’elle permettrait de s’affranchir des dérives consuméristes et en particulier de la publicité. Le mouvement de décroissance s’inscrit dans la lignée des mouvements de critique de la publicité qui dénoncent l’agression perpétuelle qu’elle représente. Le journal La Décroissance est d’ailleurs publié par le mouvement Casseurs de pub. La publicité est critiquée pour l’invasion de l’espace public et de la vie courante (panneaux publicitaires, médias, internet, etc.), mais surtout pour son influence sur le comportement des personnes. Cette stratégie peut également permettre de réorienter les habitudes alimentaires, par exemple en consommant moins de viande et plus de légumes.  Cette thèse se justifie, selon elle, par les différences de dépenses d’énergie nécessaire pour produire une calorie d’origine végétale et une d’origine animale. Autrement dit, il est beaucoup moins coûteux du point de vue énergétique de produire des légumes que de la viande. La relocalisation des activités au plus près des lieux d’habitation induit, quant à elle, une sortie des grands centres urbains. Comme le précise Lavignotte, « le problème n’est pas qu’il y a trop d’humains, mais trop d’automobilistes » (Lavignotte, 2010, p. 62).

La « détermination des prix selon les usages », enfin, est introduite par les auteurs décroissants qui y voient un bon moyen d’accéder à la gratuité de certains biens et services : « Le capitalisme s’est fondé sur le respect de la propriété privée. […] L’hyper capitalisme est fondé sur le refus de toute gratuité » (Ariès, 2007, p. 28).  Ariès considère que le capitalisme a récemment franchi une étape en cherchant à faire disparaître la gratuité. D’après l’auteur, « la gratuité est un moyen de redéfinir la frontière de l’empire marchand c’est-à-dire un instrument de conquête de l’être sur l’avoir » (Sagot-Duvauroux, 2006, p. 26). Promouvoir la gratuité serait donc le moyen d’endiguer la dérive de la notion de bien-être vers la notion de « bien-avoir ». Cela passe alors par le retour à la notion d’usager préférée à celle de consommateur. L’idée est que le capitalisme a fait émerger le consommateur en cassant les anciens modes de vie et les anciens collectifs. Ce consommateur d’un genre nouveau, « l’usager », dispose d’une capacité de réflexion sur la nécessité de son acte, sur les conséquences collectives de son action et bien évidemment sur la possibilité de définir de bons et de mauvais usages. « Il s’agit donc bien de réinventer un autre mangeur derrière le consommateur de produits alimentaires, de réinventer un nouveau patient derrière le consommateur de soins (para)médicaux, de réinventer un nouvel élève derrière le consommateur de cours, etc. » (Ariès, 2007, p. 35). Ainsi, les gratuités existantes (comme celles de certains services publics), doivent être défendues. En parallèle, le mésusage doit être surtaxé. Des tarifs progressifs pourraient être définis en fonction des niveaux d’utilisation des ressources, un renchérissement en fonction de l’usage. « Pourquoi paierait-on le même prix le litre d’eau pour son ménage et pour remplir sa piscine privée ? Pourquoi payer l’essence le même prix pour se rendre au travail ou en vacances, pour transporter des marchandises ou des humains ? » (ibid., p. 37). Cette approche conduit à une tarification discriminante des biens et des services basée sur la définition des bons et des mauvais usages.

Loin de se présenter comme un corpus unifié, la décroissance s’appuie sur une tradition critique plus ancienne qu’il est possible d’articuler autour de trois grands axes théoriques : une critique du salariat, une critique de la société technicienne et une critique du paradigme « mécaniste » des économistes.

Une nécessaire sortie du salariat

Tous les objecteurs de croissance s’accordent sur deux points : la croissance détruirait plus d’emplois qu’elle n’en crée ; le salariat (87,5 % de la population active dans les pays de l’OCDE en 2019) serait un instrument de domination et d’aliénation du travailleur. Cela les amène à prôner une nécessaire sortie de nos sociétés productivistes afin de donner un statut nouveau au travail. Premièrement, l’objection de croissance reproche à la croissance d’avoir un impact négatif sur l’emploi. A. Gorz, figure de l’écologisme radical des années 1970, est le premier à avoir défendu cette hypothèse. Suivant en cela Marx, cet auteur estime que la croissance, synonyme de poursuite effrénée de gains de productivité sans cesse plus élevés, stimule l’évolution des techniques et ne peut conduire qu’à la réduction du nombre de travailleurs utilisés par le système productif : « plus la productivité du travail augmente, plus faible devient le nombre d’actifs dont dépend la valorisation d’un volume donné de capitaux » (Gorz, 2007, p. 52). En d’autres termes, nos sociétés arrivent à créer toujours plus de richesses en utilisant toujours moins de travailleurs. Dans ces conditions, il devient rigoureusement impossible de rétablir le plein-emploi par une croissance économique quantitative. « L’évolution des techniques semble éliminer l’homme dans tous les domaines », déplore Ariès qui donne, par ailleurs, une liste non exhaustive des dégradations subies par le travail : « la casse des identités professionnelles et des structures de métier, le développement de la précarité (via la multiplication des contrats atypiques), la déqualification rampante des personnels et la baisse relative des salaires, le chômage de masse, etc. » (Ariès, 2007, p. 100). Ces dégradations ne seraient que les signes avant-coureurs de la « fin » ou de « l’abolition » du travail au sein même de nos sociétés dites travaillistes : « nous serions tous des chômeurs en puissance » (ibid., p. 107).

Deuxièmement, le salariat est perçu comme un instrument d’aliénation du travailleur conduisant à tous les excès : « La tragédie du salariat est une longue histoire de dépouillement » (ibid., p. 99). Le travailleur y est dépouillé « de ses instruments de production, du fruit de son travail, de son identité professionnelle, de sa culture de métiers, de son langage, de ses solidarités, de ses collectifs… ». Et l’auteur de conclure finalement que le salariat « n’est imposé que pour le maintenir dans la sujétion » (ibid., p. 99). Avec le salariat, le travailleur perdrait toute liberté d’action autonome. La faute en incombe au capitalisme lui-même et la référence à Gorz est à ce titre à nouveau incontournable. Selon ce dernier, la généralisation progressive du travail salarié dans le capitalisme amène les travailleurs à exécuter des tâches dont ils ne contrôlent ni l’organisation, ni le but. Leurs capacités d’action autonome se trouvent alors réduites, voire annihilées, réduisant finalement leurs libertés de choix à des options simples : consommer ou se divertir ! « Le travail marchandise engendre le pur consommateur dominé qui ne produit plus rien de ce dont il a besoin. L’ouvrier producteur est remplacé par le travailleur consommateur. Contraint de vendre tout son temps, de vendre sa vie, il perçoit l’argent comme ce qui peut tout racheter symboliquement » (Gorz, 2008, p. 134).

Partant de là, le préalable à toute société de décroissance serait de rendre aux individus leurs capacités d’action autonome. Cette position amène notamment les objecteurs de croissance à rejeter vivement toutes les gauches (« gestionnaire », « radicale », « altermondialiste », « keynésienne », etc.) et même le syndicalisme salarial, incapables à leurs yeux de penser autrement le travail que dans une société fondée sur l’identité salariale. Par opposition, le mouvement pour la décroissance prône un changement social « non réductible à un replâtrage du système » (Latouche, 2007, p. 15).  Une nécessaire sortie de nos « sociétés travaillistes » constitue pour eux la condition sine qua non de sauvetage du travail. On entend ici par « société travailliste » une société caractérisée par la division du travail et visant à la fois le plein-emploi des facteurs de production et l’amélioration permanente de leur productivité. Toute mesure réduisant « la sphère de nécessité » (i.e. le travail contraint) et favorisant l’expansion de « la sphère de l’autonomie » (le temps libre) va dans le bon sens. Ainsi, les objecteurs de croissance sont plutôt favorables à la réduction du temps de travail (RTT) ou à la mise en place d’un revenu minimum garanti. Gorz lui-même est connu pour ses prises de positions en faveur de la RTT qu’il comparait à un « nouveau contrat social » (Gorz, 1991, ch. 9). Mais, pour lui comme pour ses successeurs, ces mesures ne sont pas suffisantes pour « libérer » l’individu des contraintes qui pèsent sur lui dans la société travailliste. « La question fondamentale n’est donc pas le nombre exact d’heures nécessaires, mais la place du travail comme “valeur” dans la société » (Latouche, 2007, p. 18). Or, cette nouvelle place du travail ne peut être trouvée qu’au terme d’un processus de « démarchandisation » de ce dernier (Latouche) ou encore de sortie de la division du travail (Ariès). On débouche alors sur la société de décroissance, située au-delà des rapports marchands.

Sortir du mythe du progrès technique

Tous les objecteurs de croissance se prononcent contre la « société technicienne » selon l’expression d’Ellul. Cet auteur n’a eu de cesse de dénoncer l’importance prise par les techniques dans nos sociétés et ses travaux ont considérablement influencé le discours de l’objection de croissance. Les arguments avancés peuvent être résumés en trois points.

Premièrement, Ellul distingue la technique de la machine : la première étant une méthode en vue d’un résultat, un agencement de moyens en vue d’atteindre une fin tandis que la seconde n’est qu’un appareil servant à effectuer certaines tâches. Il apparaît alors que le domaine d’application de la technique dépasse très largement celui de la machine. La science elle-même serait, selon l’auteur, « devenue un moyen de la technique » (Ellul, 1954, p. 224).

Deuxièmement, Ellul fait une distinction entre l’« opération technique » et le « phénomène technique » et défend l’idée que « le phénomène technique actuel n’a rien de commun avec les techniques des sociétés antérieures » (Ellul, 1988, p. 267). L’opération technique correspond à tout travail (complexe ou simple) réalisé en suivant une méthode donnée dans le but d’atteindre un résultat (tailler un silex, tanner une peau, piloter un avion, conduire une machine, etc.). Chaque société a toujours déterminé les opérations techniques en fonction de ses besoins mais aussi en fonction de ses valeurs. De tout temps, il est arrivé que des techniques soient volontairement réfrénées ou abandonnées. Toutefois, l’époque moderne se caractériserait selon Ellul, par une « prise de conscience » des avantages que l’on peut tirer de techniques de plus en plus performantes et par une recherche systématique de l’« efficacité maximale ». On bascule alors dans le « phénomène technique », c’est-à-dire une situation dans laquelle la technique est érigée au rang de valeur suprême par la volonté collective et ce, au détriment de toutes les autres valeurs humaines.

Troisièmement, le phénomène technique acquiert progressivement de nouvelles caractéristiques comme « l’autonomie, l’unité, l’universalité, la totalisation, l’auto-accroissement, l’automatisme, la progression causale et l’absence de finalité » (ibid., p. 56). Dès lors, la nécessité d’un perfectionnement incessant des techniques s’enchaîne d’elle-même, tuant ainsi progressivement toute autre option. Les techniques phagocytent progressivement toutes les sphères du vivant et finissent par s’engendrer elles-mêmes en dehors de toute finalité autre que celle de l’efficacité optimale. La conséquence ultime de cette « autonomie autoréférentielle » du phénomène technique est la constitution d’un « système technique », c’est-à-dire d’une sorte de mise en relation de toutes les techniques constituant un réseau objectif, autonome et indépendant : « Le système est lui-même composé de sous-systèmes : système ferroviaire, postal, téléphonique, aérien, système de production et distribution de l’énergie électrique, processus industriel de production automatisée, etc. Ces sous-systèmes se sont organisés, adaptés, modifiés progressivement afin de répondre aux exigences provenant entre autres de la croissance de la dimension de ces sous-systèmes, et de la relation qui s’établissait peu à peu avec les autres » (Ellul, 1977, p. 56). Le système technique devient « l’élément enveloppant à l’intérieur duquel se développe notre société ». Les techniciens ne disposent plus que de connaissances parcellaires sur le système total et ne peuvent chacun en appréhender qu’une toute petite partie. L’homme lui-même devient un simple rouage au service du système : « il n’y a pas d’autonomie de l’homme possible face à l’autonomie de la technique » (Ellul, 1954, p. 126). L’informatique enfin, par sa capacité même à tisser des liens entre toutes les techniques, constitue d’après l’auteur la technique autorisant « l’achèvement du système ». On atteint alors une société dans laquelle l’ordre technique détient le contrôle social absolu, dans laquelle « nous n’avons plus rien à perdre et plus rien à gagner, nos plus profondes impulsions, nos plus secrets battements de cœur, nos plus intimes passions sont connues, publiées, analysées, utilisées. L’on y répond, l’on met à ma disposition exactement ce que j’attendais et le plus suprême luxe de cette civilisation de la nécessité, est de m’accorder le superflu d’une révolte stérile et d’un sourire consentant » (ibid., p. 388). Enfin, Ellul dénonce l’avènement d’un « discours séducteur des techniques » relevant d’un « bluff technologique » qui vise à favoriser l’adhésion de tous au système technicien afin d’en faciliter l’expansion.

Toutefois, alors qu’il y a un certain fatalisme chez Ellul pour qui l’achèvement du système technique est inéluctable, il y a chez les objecteurs de croissance l’idée qu’il est possible de dévier le cours du système technicien car, selon Latouche, « la mégamachine n’est pas un monstre en apesanteur, elle est solidement ancrée à notre imaginaire » (Latouche, 2004, p. 32). C’est pour cette raison que les tenants de la décroissance appellent à sortir du mythe du progrès technique : « Décoloniser cet imaginaire est une tâche urgente à accomplir pour neutraliser les dangers potentiels de cette créature dès lors qu’elle menace de se retourner contre son créateur » (ibid., p. 32).

Un nouveau paradigme pour penser la durabilité

D’après Besson-Girard, « c’est précisément sur le registre de ces croyances que les objecteurs de croissance fondent leur combat contre la dictature de l’économisme » (Besson-Girard, 2007, p. 5). En d’autres termes les objecteurs de croissance ne voient pas le monde de la même manière, ne croient pas aux mêmes choses et, en un mot, ne partagent pas le même « paradigme » que les économistes. Quelles sont donc les spécificités des paradigmes en présence et surtout qu’est-ce qui les oppose autant ? C’est Georgescu-Roegen qui répond le premier à cette interrogation dans Demain la décroissance, son ouvrage phare publié en 1979 et dans lequel l’auteur va poser les bases de ce qu’il nomme la bioéconomie[3].

Georgescu-Roegen constate que le paradigme des économiste repose sur la mécanique newtonienne. Le processus économique dans son ensemble est toujours pensé comme un modèle économique autonome et se suffisant à lui-même : « preuve en est — et elle est éclatante — la représentation dans les manuels courants du processus économique par un diagramme circulaire enfermant le mouvement de va-et-vient entre la production et la consommation dans un système complètement clos » (Georgescu-Roegen, 1979, p. 65).

L’école néoclassique, qui prétend faire de la science économique « la mécanique de l’utilité » (Jevons, 1871) est particulièrement visée par ce constat. Mais les économistes marxistes n’échappent pas non plus à ce biais puisque leur fameux diagramme de reproduction introduit par Marx représente également le processus économique  comme un mouvement parfaitement circulaire et déconnecté de l’écosystème naturel. Ce premier constat explique donc pourquoi les objecteurs de croissance contemporains ont tendance à mettre « tous les économistes dans le même sac » et à considérer que la science économique (toutes théories confondues) présente la fâcheuse tendance de vivre « hors sol » (Cheynet, 2008, p. 18). Tout l’objet de la bioéconomie consiste alors à remettre les économistes les pieds sur Terre, c’est-à-dire à repenser les croyances sur lesquelles repose la science économique dans son ensemble. En ce sens, l’effort de Georgescu-Roegen peut être rapproché de celui des approches évolutionnistes qui proposent pour leur part une « reconnexion avec des thèmes issus de la biologie moderne » (Chavance, 2007, p. 95). C’est ainsi que Hodgson, par exemple, affirme que le darwinisme « contient une ontologie puissante » susceptible de « ramener la vie dans la science économique » (Hodgson, 1993, p. 54).

Pour sa part, Georgescu-Roegen se propose de reconstruire le paradigme de l’économie sur la base de la thermodynamique et non plus de la mécanique. Pour ce faire, l’auteur est d’abord contraint de déconstruire « l’un des mythes les plus tenaces » des économistes consistant à croire qu’« il convient de mesurer les ressources en termes économiques, et non point en termes physiques » (Georgescu-Roegen, 1979, p. 101). Au contraire, il considère que les ressources physiques doivent en priorité être mesurées en termes physiques. L’auteur rappelle alors les deux lois de la thermodynamique. La première est une « loi stricte de conservation » qui garantit que dans tout système isolé (comme l’est la Terre par exemple) la quantité de matière et d’énergie reste constante. Selon cette loi, rien ne se perd, rien ne se crée et tout se transforme. Cette première loi permet que tout processus (y compris économique) « puisse avoir lieu dans un sens ou dans l’autre, de telle sorte que tout le système revienne à son état initial, sans laisser aucune trace de ce qui est advenu » (ibid., p. 95). La deuxième loi, dite de l’entropie, introduit une distinction nouvelle entre énergie utilisable et énergie inutilisable. La loi est élargie à la matière par Georgescu-Roegen. Tout processus (y compris économique), rendu possible par la première loi, transforme de manière irréversible de l’énergie et de la matière utilisables (dites de basse entropie) en énergie et matière inutilisables (dites de haute entropie). « Un flux entropique est simplement un flux dans lequel la matière et l’énergie deviennent moins utiles » (Daly & Farley, 2010, p. 29). L’entropie du système, lorsque celui-ci est isolé (comme l’est la planète Terre), augmente alors continuellement et irrévocablement vers un maximum qui correspond à une situation où toute l’énergie et la matière utilisable et accessible ont complètement disparu. « En conséquence, le destin ultime de l’univers n’est pas la “Mort Thermique” (comme on l’avait d’abord cru) mais un état plus désespérant : le Chaos » (ibid., p. 96).

Héritiers de la pensée de Georgescu-Roegen, les objecteurs de croissance contemporains adoptent le paradigme thermodynamique, ce qui les amène à rejeter la croissance économique du fait même des limites physiques de la Terre.

Les limites de la décroissance

Si la proposition de la décroissance consistant, comme le dit Cheynet, à « réinsuffler dans la société de l’esprit critique face à la pensée dogmatique et aux discours de propagande », paraît à première vue souhaitable, le passage à sa mise en œuvre individuelle et collective, en matière de consommation, semble plus problématique. En définitive, les approches pour la décroissance rencontrent plusieurs limites d’ordre théorique et pratique qui en réduisent finalement l’impact sur le concept de durabilité. Les principales limites des approches prônant la décroissance sont : des solutions difficiles à mettre en œuvre ; une vision simplifiée des régimes de croissance ; une absence de réflexion sur la notion de changement systémique ; une lecture erronée de la loi de l’entropie.

Des solutions difficiles à mettre en œuvre

Comme l’indiquent les objecteurs de croissance eux-mêmes, la décroissance ne propose pas de système « clés en main », mais une série de solutions (présentées précédemment). Or ces solutions apparaissent difficiles à atteindre. La simplicité volontaire, par exemple, ne cherche pas à stopper toute forme de consommation, mais à redéfinir les comportements de consommation. Or les pays du Nord doivent accepter de réviser à la baisse leurs modes de vie, ce qui est loin d’être réalisable : « L’idée que le sauvetage de la planète doit nécessairement se traduire par un puissant serrage de ceinture au Nord ne peut susciter qu’un enthousiasme très modéré parmi ceux qui n’ont pas le sentiment d’être aujourd’hui des privilégiés qui gaspillent de façon éhontée l’énergie et les matières premières » (Duval, 2004, p. 5).

Ce défi d’une rééducation des consommateurs peut apparaître utopique dans des sociétés dans lesquelles la consommation dépasse la simple satisfaction de besoins et où elle est devenue un phénomène social et culturel. Le localisme et l’autoproduction, présentés par les objecteurs de croissance comme des sources d’affranchissement de la société de consommation, portent en eux une contradiction. Sortir de l’agriculture « productiviste », qui mobilise en France 3 000 m² pour nourrir un habitant (Gaigne, 2011, p. 97), pour aller vers une agriculture fractionnée composées de jardins cultivés privés ou communautaires (moins productifs), impliquerait automatiquement un étalement et donc un éloignement accru entre les individus-jardiniers avec finalement plus de distance à parcourir pour procéder aux échanges. Dans le contexte d’urbanisation croissante qui caractérise nos sociétés, localisme et autoproduction apparaissent difficiles à atteindre. Pour qu’une ville comme Paris, par exemple, puisse accéder à l’autosuffisance, il faudrait qu’elle s’étale sur soixante fois sa surface actuelle… (Bourdeau-Lepage & Vidal, 2012, p. 207). Comme le soulignent Bourdeau-Lepage et Vidal, « partagés — mais partagés par tous — les jardins communautaires urbains ne pourraient répondre que d’une manière très anecdotique aux besoins alimentaires de la totalité des citadins » (ibid., p. 207).

Une vision simplifiée des régimes de croissance

La recherche effrénée de croissance, qui caractérise le développement actuel, est considérée par les objecteurs de croissance comme la source de tous les maux : aggravation des inégalités entre pays et au sein même de chacun d’entre eux, paupérisation des classes moyennes là où elles existent, rupture des liens sociaux, insensibilisation de l’individu aux problèmes des autres (proches ou lointains), course à l’hypercompétitivité avec « accélération des rythmes, délocalisations, flexibilité, chômage, précarisation, etc. » (Ridoux, 2006, p. 31). Pour sortir de ces maux, une seule issue logique semble aller de soi : la décroissance ! Le changement envisagé s’apparente à une transition à partir d’un point de départ unique et connu (la croissance), vers un point d’arrivée unique et connu (la décroissance). S’inspirant d’Illitch, Latouche propose d’aller jusqu’à la suppression de l’aide publique au développement (APD) car elle véhiculerait des idéaux de croissance dans les PED. Toutefois, le raisonnement des objecteurs de croissance exposé ci-dessus pose au moins deux problèmes. D’une part, il repose sur une vision étroite du concept de croissance, et d’autre part les maux décrits ne sont pas uniquement liés à la croissance.

Premièrement, la croissance « démesurée » décrite par les objecteurs de croissance, basée sur le « productivisme à tout crin », sur « la folle concurrence de tous contre tous » et sur la « logique d’accumulation sans limite » est plus largement inscrite dans un modèle de capitalisme de type libéral lui-même caractérisé par la primauté donnée au marché, la recherche permanente de flexibilité, l’ouverture systématique aux échanges extérieurs et la préférence pour la propriété privée. Or, ce modèle de capitalisme n’est pas exclusif sur la planète et « coexiste », pour ainsi dire, avec d’autres modèles. Il est possible ainsi d’opposer « capitalisme anglo-saxon » et « capitalisme rhénan » (Albert, 1991, p. 48) ou bien « économies de libre-marché » et « économies coordonnées de marché » (Hall & Soskice, 2001, p. 1-68) ou bien encore capitalismes « de libre marché », « européen », « social-démocrate », « asiatique » et « méditerranéen » (Amable, 2005, p. 34). L’intérêt de ces typologies est de montrer que chaque variante de capitalisme est caractérisée par une combinaison particulière de critères (degré de concurrence, rapport salarial, place du secteur financier, importance de la protection sociale et du système éducatif). « La » croissance est donc « plurielle » et présente des profils particuliers en fonction des modèles de capitalisme dans laquelle elle est appréhendée. Elle peut être mesurée ou démesurée, redistributive ou génératrice d’inégalités, protectrice ou destructrice de l’emploi, à l’origine d’externalités négatives et positives, etc. Tout dépend finalement de la combinaison institutionnelle dans laquelle elle est enchâssée. L’économie est « un processus institutionnalisé » (Polanyi, 1957, p. 244), c’est-à-dire qu’elle est toujours encastrée (ou englobée) dans des institutions économiques et non économiques. Comme le rappelle Chavance, « l’étude des questions économiques les plus diverses peut difficilement faire abstraction de l’importance des institutions » (Chavance, 2007, p. 99).

Deuxièmement, si la croissance peut avoir des qualités, les maux décrits par les auteurs en faveur de la décroissance ne sont pas issus de la seule croissance. Ils sont le résultat d’une multitude de causes : l’aggravation des inégalités peut trouver son origine dans un rapport salarial défavorable à certaines catégories de la population (femmes, jeunes, non diplômés, personnes handicapées, etc.) ; la paupérisation et la rupture des liens sociaux peuvent résulter d’un affaiblissement des systèmes redistributifs ; l’épuisement accéléré des ressources naturelles peut provenir du comportement opportuniste des agents en matière d’environnement. D’une manière générale, les maux décrits par les objecteurs de croissance sont davantage imputables à des choix politiques qu’à la croissance elle-même qui en découle, ce que reconnaissent finalement certains d’entre eux : « La condition de la solidarité relève non pas de l’accroissement de la richesse mais clairement de choix de société » (Cheynet, 2008, p. 26). Les objecteurs de croissance ne s’opposent donc pas à la croissance dans l’absolu, mais à une organisation sociale particulière qui donne la primauté au marché sur l’État, à l’ouverture commerciale et à la propriété privée. De ce point de vue, leur approche est essentielle car elle permet de penser un autre monde, mais précisément, elle n’est pas la seule. D’autres courants critiques proposent également des issues alternatives à cette situation : courants altermondialistes, écologistes, institutionnalistes pour ne citer que ceux-là.

Le flou du changement systémique

L’une des faiblesses majeures du mouvement de la décroissance réside dans l’absence de scénario de transition. Sur la question du « comment faire ? », les réponses des objecteurs de croissance sont peu nombreuses et vagues au regard de l’enjeu crucial que représente la sortie d’un système d’organisation sociale. Parrique identifie trois attitudes possibles (opposition, réformisme et construction d’alternatives), déclinées en « 3 buts politiques, 39 objectifs politiques et 27 instruments politiques au total » (Parrique, 2019, p. 493). Et l’auteur de conclure que « le défaut le plus important de ces politiques est qu’elles sont vagues » (ibid, p. 496). « Jusqu’à présent, la décroissance n’a pas offert de recommandations politiques convaincantes. Le programme est vague, disparate, désordonné, figé, flou et abstrait, c’est-à-dire qu’il n’est pas assez solide pour être appliqué » (ibid., p. 500). En effet, les pistes esquissées par les auteurs décroissants négligent des aspects fondamentaux des phénomènes de transition. Tout phénomène de changement systémique (voulu ou subi) correspond à une mutation des formes institutionnelles (formelles et informelles) autant déterminée par les acteurs ayant le pouvoir de fixer les nouvelles règles (path-shaping) que par l’héritage du passé (path-dependency), des situations de « blocages » (lock-in) et de « trouvailles systémiques » étant fréquentes. Outre le caractère fortement utopique des objectifs des auteurs en faveur de la décroissance, les problèmes de la transition évoqués ci-dessus sont complètement ignorés ou sous-estimés. Pourtant, un auteur comme Marx, qui avait également une vision utopique de la société nouvelle à atteindre, mettait en garde sur le fait que « ce à quoi nous avons à faire ici, c’est à une société communiste non pas telle qu’elle s’est développée sur les bases qui lui sont propres, mais au contraire, qui, sous tous les rapports économique, moral, intellectuel, porte encore les stigmates de l’ancienne société  des flancs de laquelle elle est issue » (Marx, 1875, p. 5).

Une marge de liberté pour la croissance

La deuxième loi de la thermodynamique est utilisée par les objecteurs de croissance pour invalider la vision « faible » du développement durable : « aucun système économique ne peut survivre sans un apport continue d’énergie et de matière » (Georgescu-Roegen, 1979, p. 182). La fin est inéluctable donc, mais il y a, et c’est toute la subtilité de cette seconde loi de la thermodynamique, une incertitude quant à la survenue de cet état de dissipation totale de la matière. Georgescu-Roegen lui-même admet que ce n’est qu’« à long terme ou à l’échelle immense de la “machine du monde” que la dissipation de matière atteint des proportions sensibles » (ibid., p. 177). Ne peut-on pas alors considérer, à l’instar de Godard, que « si l’impossibilité identifiée ne devait se manifester que dans 20 000 ans, serait-ce bien utile aux générations présentes, qui ont à penser et déterminer aujourd’hui leur action, de savoir qu’asymptotiquement l’idée de croissance devra être amendée dans plusieurs millénaires ? » (Godard, 2005, p. 20). Bien entendu, le terme « développement durable » est probablement mal choisi car rien ne saurait être durable sur Terre. Il en va d’ailleurs de même pour le terme « décroissance », car une décroissance sans fin n’a pas plus de sens : « L’erreur cruciale consiste à ne pas voir que non seulement la croissance, mais même un état de croissance zéro, voire un état décroissant qui ne tendrait pas à l’annihilation, ne saurait durer éternellement dans un environnement fini » (Georgescu-Roegen, 1979, p. 126).

Conclusion

La vision « faible » de la durabilité se démarque par son souci de concilier efficacité économique, respect des actifs naturels et répartition équitable des richesses. Son talon d’Achille repose sur des hypothèses sous-jacentes peu réalistes : substituabilité des facteurs (Solow, Hartwick), nouvelle ère de progrès technique (Brundtland). Cette vision « faible » de la durabilité se heurte à une série de problèmes qui en limite finalement la portée : contradiction entre durabilité et mondialisation, entre durabilité et croissance démographique, entre durabilité et réduction des déchets, entre durabilité et évaluation monétaire des actifs naturels.

A l’opposé, le mouvement en faveur de la décroissance, s’appuie sur une tradition critique ancienne du capitalisme portant sur le salariat (Gorz, Illitch), le progrès technique (Ellul) et le paradigme « mécaniste » des économistes (Georgescu-Roegen). Cependant cette vision « forte » radicale ne surmonte pas, pour l’heure, de nombreux impensés : propositions difficiles à mettre en œuvre, non prise en compte de la notion de « régime » de croissance, absence de réflexion sur la question de la transition systémique, lecture contestable de la loi de l’entropie… Malgré ces limites, le discours pour la décroissance n’est pas sans impact sur la vision « faible » de la durabilité comme l’attestent l’émergence de la notion de décroissance « sélective », l’économie de la fonctionnalité et la recherche de nouveaux indicateurs de richesse. Au regard de l’urgence à réagir face aux menaces que fait peser un capitalisme débridé sur les écosystèmes, il est fort probable que ces deux visions extrême de la durabilité feront émerger un éventail d’actions adaptées à la situation.

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Notes

[1] Il existe un débat sur la manière de traduire « sustainable » en français. Alors que « viable » aurait été une traduction plus fidèle, le terme « durable » s’est finalement imposé. Ce débat sémantique ne change en rien le contenu du concept ainsi que les problématiques qui lui sont associées. Aussi, il n’en sera pas fait état dans cet article.

[2] Centre d’actualité de l’ONU. Site consulté le 20/10/2021.

[3] Voir dans ce numéro, du même auteur, l’article « Portrait d’un précurseur de la décroissance. Nicholas Georgescu-Roegen et la bioéconomie ».


Auteur / Author

Assen SLIM est économiste, professeur et directeur de recherche à l’Institut national des langues et civilisations orientales (INALCO) à Paris, France. Il est titulaire d’un doctorat en économie de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Ses centres de recherche sont le CREE (EA4513) et le CESSMA (UMR245). Les thèmes de recherche du Dr Slim portent sur la transition post-socialiste, l’économie internationale, l’économie de l’environnement et la durabilité.

Assen SLIM is an economist, professor and director of research at the National Institute of Oriental Languages ​​and Civilizations (INALCO) in Paris, France. He holds a Ph.D in Economics from the University of Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Its research centers are CREE (EA4513) and CESSMA (UMR245). Dr Slim’s research themes focus on post-socialist transition, international economics, environmental economics and sustainability.


Résumé

Cet article compare deux visions opposées de la durabilité. D’un côté, une durabilité reposant sur une « nouvelle ère de croissance économique », selon l’expression de Brundtland, et une croissance dite « verte » et « inclusive » constitue la vision faible de la durabilité. Elle repose sur deux hypothèses : la substituabilité capital/ressources naturelles et le progrès technique. De l’autre côté, une durabilité basée sur la « décroissance » selon l’expression de Georgescu-Roegen. Il s’agit alors de tenir compte des lois de la thermodynamique, et en particulier celle de l’entropie qui introduit des irréversibilités. L’article se propose d’expliciter ces deux acceptions de la durabilité, d’en discuter les apports et les limites et de montrer enfin qu’il n’existe pas une seule solution de durabilité applicable à tous. Alors que certains pays ont un besoin vital de croissance afin de s’inscrire dans une trajectoire vertueuse de développement, d’autres au contraire auraient toutes les raisons de décélérer.

Mots clés

Durabilité faible – Durabilité forte – Économie verte – Décroissance.

Abstract

This article compares two opposing visions of sustainability. On the one hand, sustainability based on a ‘new era of economic growth’, as Brundtland put it, and so-called ‘green’ and ‘inclusive’ growth is the weak vision of sustainability. It is based on two assumptions: capital/natural resource substitutability and technical progress. On the other hand, a sustainability based on ‘degrowth’, as Georgescu-Roegen puts it. It is then a question of taking into account the laws of thermodynamics, and in particular the law of entropy, which introduces irreversibilities. The article sets out to explain these two meanings of sustainability, to discuss their contributions and limitations, and to show that there is no single sustainability solution that can be applied to all. While some countries have a vital need for growth in order to follow a virtuous development path, others have every reason to slow down.

Key words

Low sustainability – High sustainability – Green economy – Degrowth.

Développement durable : origines et évolution d’une notion clé dans les instances internationales

BAGAYOKO Siriki
Faculté des sciences administratives et politiques de Bamako (FSAP de l’Université des sciences juridiques et politiques de Bamako (Mali)


ARDD-1-2021 – Développement durable : recherches en actes

Durabilité et globalisation : approches théoriques et critiques


Pour citer cet article

Bagayoko Siriki : « Développement durable : origines et évolution d’une notion clé dans les instances internationales », Actes de la recherche sur le développement durable, n°1, 2021.
ISSN : 2790-0355 (version en ligne) — ISSN : 2790-0347 (version imprimée)
URL : https://publications-univ-sud.org/ardd/2021/12/516/
DOI : (à compléter)


Texte intégral

Développement durable : origines et évolution d’une notion clé dans les instances internationales

par Siriki BAGAYOKO

Version PDF

Les impacts destructeurs de l’activité humaine sur l’environnement sont devenus préoccupants dans les pays industrialisés à la fin du 19e siècle. Mais c’est à partir des années 1970 que les scientifiques et l’organisation des Nations Unies vont progressivement placer la question de l’environnement au centre de leur attention. Le problème des inégalités croissantes entre pays développés et sous-développés est également devenu un sujet de préoccupation à l’échelle internationale. Le modèle de développement économique des sociétés industrielles a été remis en question ainsi que les rapports entre pays riches et pays pauvres. Il était question de trouver un autre modèle économique « durable », qui ne détruirait pas l’environnement et prendrait en compte les inégalités entre pays riches et pays pauvres. L’objet de cet article est d’étudier les origines de la notion de développement durable, sa naissance, sa définition et son évolution. Nous nous appuierons essentiellement sur les textes issus des sommets de l’ONU. Cette présentation se divise en trois grandes parties. La première aborde la prise de conscience mondiale, l’urgence d’action face aux questions environnementales et de développement, ainsi que la première ébauche de la notion de développement durable. La deuxième a trait à la naissance et à la définition du mot « développement durable ». La troisième s’intéresse aux trois grandes étapes d’orientation stratégique pour réaliser le développement durable.

Premières ébauches de la notion de « développement durable »

Au début des années 1970 deux événements majeurs ont manifesté une prise de conscience mondiale pour les questions environnementales.

Le premier est la publication du rapport The Limits to the Growth (Les limites à la croissance) publié en 1972. Il est plus connu sous le nom de Rapport Meadows (Meadows et al., 1972). Son commanditaire est le Club de Rome[1] qui a émergé au sein de l’Organisation pour la coopération et le développement économique (OCDE)[2]. Le rapport a été réalisé par deux chercheurs du Michigan Institute of Technology (MIT) et étudie les rapports entre l’économie, l’environnement et la démographie. Il décrit, sur la base d’une simulation informatique, une situation dans le monde où la démographie croît chaque année et l’économie connait une croissance encore plus importante. Cette double croissance comporte des risques sur l’environnement car les ressources naturelles, énergétiques (pétrole, gaz etc.) ne sont pas illimitées. Le rapport alerte sur le fait qu’elles risquent de s’épuiser d’ici 50 ou 60 ans, c’est-à-dire 2020 ou 2030. Il préconise donc une stabilisation de la population et de la production au plan mondial.

Le second événement est la Conférence des Nations Unies sur l’environnement qui s’est tenue du 5 au 16 juin 1972 à Stockholm en Suède[3]. Elle est la première conférence mondiale à inscrire à son ordre du jour la question de la détérioration de l’environnement. Elle est donc le premier sommet de la Terre. Elle a adopté deux textes importants : la Déclaration de la Conférence des Nations Unies sur l’environnement et le Plan d’action pour l’environnement (Nations Unies, 1973).

Dans la déclaration, l’enjeu environnemental est lié intelligemment à la question du développement[4]. En effet, l’homme y est considéré comme étant à la fois créature et créateur de l’environnement. L’accroissement naturel de la population, l’exploitation des ressources par les pays développés et les pays en voie de développement constituent des hypothèques sérieuses pour la préservation de l’environnement. Dans les premiers, l’environnement est détruit par l’industrialisation et le développement des techniques. Dans les deuxièmes, l’environnement est détruit par le sous-développement qui se manifeste à travers les conditions d’existence de millions de personnes. Ceux-ci manquent du nécessaire pour ce qui concerne leur alimentation, éducation, logement, santé et hygiène. Leurs conditions de vie sont loin d’une « vie humaine décente ». Par conséquent, le rapport estime que le moment de l’histoire est arrivé de prendre plus en compte les répercussions de nos actions sur l’environnement. La protection et l’amélioration de l’environnement est devenue une question d’importance primordiale car affectant le bien-être des populations, le développement économique dans le monde entier. Elles doivent alors constituer un « devoir » pour tous les gouvernements. Un certain nombre de principes ont été adoptés dans la déclaration en vue d’une gestion plus rationnelle de l’environnement. Un des principes notables considère la responsabilité de l’homme dans son devoir « solennel » de protéger et d’améliorer l’environnement pour les générations présentes et futures (principe 1). Un autre mentionne que les ressources naturelles du globe comme l’air, l’eau, la terre, la flore, la faune doivent être préservées, là encore dans l’intérêt des générations présentes et futures (principe 2).

Le plan d’action pour l’environnement devait traduire en actes les principes[5]. Ses 109 recommandations tournent toutes autour de la gestion de l’environnement. Elles sont regroupées en cinq grands thèmes[6] et identifient trois catégories d’action : évaluation de l’environnement, gestion de l’environnement et mesures de soutien. Pour la première catégorie, il s’agit d’évaluer et d’analyser, de rechercher, de surveiller et d’échanger des informations. Pour la deuxième catégorie, il s’agit de protéger et d’améliorer l’environnement dans l’intérêt des générations actuelles et futures à travers des recommandations détaillées. Pour la troisième catégorie, il s’agit d’évaluer et de gérer l’environnement à travers l’éducation, la formation professionnelle et l’information, l’organisation, le financement et d’autres formes d’assistance. Aussi, la Conférence a désigné le 5 juin comme journée mondiale pour l’environnement et convoqué une deuxième conférence des Nations Unies sur l’environnement.

L’Union internationale pour la conservation de la nature et de ses ressources (UICN) est à l’origine de la première ébauche du mot « développement durable » dans un ouvrage scientifique publié en 1980 (UICN, PNUE & WWF, 1980)[7]. L’ouvrage traite la question de comment parvenir à un développement durable qui soit fondé sur la conservation des ressources vivantes. Il considère que la conservation et le développement durable sont interdépendants. Ainsi, il esquisse une définition du développement durable comme suit : « C’est un type de développement qui prévoit des améliorations réelles de la qualité de la vie des hommes et en même temps conserve la vitalité et la diversité de la Terre. Le but est un développement qui soit durable. À ce jour, cette notion paraît utopique, et pourtant elle est réalisable. De plus en plus nombreux sont ceux qui sont convaincus que c’est notre seule option rationnelle. »

Naissance de la notion de « développement durable »

Les signes de changement climatique notamment se sont multipliés dans les années 1980, accentuant ainsi la prise de conscience pour l’idée de « développement durable ». L’Assemblée générale de l’ONU créa, pour faire face au problème, en 1983 la Commission mondiale sur l’environnement et le développement (CMED), dont la présidence a été confiée à Gro Harlem Brundtland, femme politique norvégienne qui sera plusieurs fois première ministre de son pays durant les années 1980[8]. Son mandat était d’élaborer un programme de changement global. Après quatre années de travail, son rapport Notre avenir à tous est présenté en avril 1987 (CMED, 1988). Plus connu sous le nom de Rapport Brundtland, il fixe la définition du développement durable qui a acquis une notoriété universelle : « Le développement durable est un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs » (ibid., p. 40). Cette définition complexifie la notion de développement en lui associant deux autres notions qui lui sont inhérentes et qui l’encadrent en quelque sorte. La première se rapporte aux besoins. Il s’agit notamment des besoins des plus démunis qui doivent être traités avec la plus grande priorité. La deuxième est l’idée de limitation. Pour la première fois est énoncée officiellement au niveau international la nécessité de prendre en considération l’existence de limites de la capacité de l’environnement à répondre aux besoins actuels et à venir.

Et le rapport expose les implications que le développement durable entretient avec l’économie, la démographie et la gestion des ressources. Ainsi, la croissance économique est certes nécessaire pour assurer le développement durable mais elle ne suffit pas seule. Les sociétés doivent, en plus, assurer l’égalité des chances pour tous. L’accroissement démographique constitue un frein potentiel à moins d’évoluer à un rythme qui s’accorde avec le potentiel productif des écosystèmes. L’exploitation des ressources comme l’eau, les sols, l’atmosphère, les êtres vivants, peut freiner le développement durable si leur exploitation est faite sans limite. Les ressources renouvelables comme les forêts doivent être exploitées à une allure qui ne dépasse pas leur capacité de se régénérer et de croître naturellement. Les ressources non renouvelables comme les combustibles fossiles et les minerais doivent être exploitées de telle manière que leur épuisement soit retardé et que l’on puisse trouver des produits de remplacement. Les espèces végétales et animales doivent être préservées, tandis que les effets nuisibles des activités économiques pour les ressources comme l’air et l’eau doivent être réduits au minimum (ibid., p. 40 et suiv.).

Du sommet de Rio en 1992 au sommet de New York en 2015 : trois grandes étapes

Concilier la protection de l’environnement et le développement social et économique

La Conférence des Nations unies sur l’environnement et le développement (CNUED) qui s’est tenue à Rio de Janeiro du 1er au 12 juin 1992 devait adopter des normes du développement durable conformément au rapport Brundtland qui a servi de base de travail. Elle a été dénommée Sommet Planète Terre[9]. L’objectif assigné par l’Assemblée générale au sommet de Rio était d’imaginer un type précis de développement : un développement socioéconomique qui ne cause pas une détérioration continue de l’environnement. La Conférence a adopté deux textes majeurs : la Déclaration de Rio sur l’environnement et le développement et Action 21. Elle a adopté aussi une déclaration et deux conventions : la Déclaration des principes forestiers, la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC) et la Convention sur la diversité biologique (Nations Unies, 1992).

La Déclaration de Rio sur l’environnement et le développement contient vingt-sept principes qui concrétisent l’orientation stratégique du sommet de concilier la protection de l’environnement avec le développement social et économique (p. 2 à 6). Ainsi, le sommet confie aux États et à tous les peuples le devoir de coopérer pour éliminer la pauvreté. Il considère cette mission comme une « tâche essentielle » et une condition indispensable du développement durable (principe 5). Afin de conserver, protéger et rétablir la santé et l’intégrité de l’écosystème terrestre, les États sont incités à coopérer dans un esprit mondial (principe 7). Le sommet montre à travers deux principes majeurs comment parvenir au développement durable. Il peut être atteint en considérant la protection de l’environnement comme partie intégrante du processus de développement (principe 4). Aussi, il peut être atteint si les États travaillent à réduire et à éliminer les modes de production et de consommation non viables et à développer en lieu et place des politiques démographiques appropriées (principe 8). Le sommet a élaboré la manière de traiter les questions d’environnement. Il voit dans la participation de tous les citoyens concernés au niveau qui convient la « meilleure façon de traiter les questions d’environnement » (principe 10). Il préconise aussi une étude d’impact environnemental pour des activités qui risquent d’avoir des effets nocifs importants (principe 17). Le sommet a aussi élaboré la responsabilité et le droit respectifs des pays développés et des pays pauvres. Les premiers sont appelés à admettre leur responsabilité dans l’effort international en faveur du développement durable du fait de leurs capacités financières et techniques et des pressions qu’ils exercent sur l’environnement (principe 7). Les intérêts des pays pauvres et leurs besoins doivent être pris en compte dans les actions internationales portant sur les domaines de l’environnement et du développement (principe 6).

Action 21 est le programme d’action conçu pour mettre en œuvre ces principes[10]. Les problèmes planétaires majeurs y sont exposés accompagnés de mesures, de stratégies d’intervention, de propositions d’action détaillées. Ainsi, on retrouve les problèmes d’ordre social et économique comme la lutte contre la pauvreté, la modification des modes de consommation, la dynamique démographique, la promotion d’un modèle viable d’établissements humains, la protection et la promotion de la santé (1re section). Figurent aussi les questions liées à la conservation et à la gestion des ressources comme la préservation de la diversité biologique, la promotion d’un développement agricole et rural durable, la lutte contre le déboisement, la protection de l’atmosphère (2e section). Enfin, est mentionnée la nécessité de renforcer le rôle de catégories sociales ou de groupes d’intérêts comme les femmes, les enfants et les jeunes, les populations autochtones et leurs communautés, les organisations non gouvernementales, la communauté scientifique et technique dans la mise en œuvre de politiques de développement durable (3e section). Les moyens d’exécution portent à titre d’exemple sur la science au service du développement, la promotion de l’éducation, la sensibilisation du public et la formation, les instruments et mécanismes juridiques internationaux (4e section).

Élaboration des objectifs de développement durable et des politiques d’économie verte

La deuxième grande étape a été amorcée à la Conférence des Nations Unies sur le développement durable, tenue du 20 au 22 juin 2012 à Rio de Janeiro au Brésil[11]. La Conférence a adopté un document final intitulé L’avenir que nous voulons (Nations Unies, 2012). L’adoption des lignes directrices sur les politiques d’économie verte et l’élaboration des objectifs de développement durable (ODD) ont constitué la nouvelle orientation stratégique. La Conférence affirme que pour parvenir au développement durable dans ses trois dimensions, chaque pays dispose, en fonction de sa particularité et de ses priorités, d’une diversité d’approches. Et la réalisation de l’économie verte dans l’objectif de développement durable et de l’élimination de la pauvreté est un des moyens les plus précieux (ibid.)[12]. Elle entrevoit d’importants impacts de la conversion de l’économie en économie verte. En effet, celle-ci devrait contribuer à éliminer la pauvreté, favoriser une croissance économique durable, créer des possibilités d’emploi et de travail décent pour tous, gérer de manière plus durable les ressources naturelles. L’économie verte, moins nuisible en principe sur le plan écologique, devrait contribuer à réduire le changement climatique et à favoriser une utilisation plus rationnelle des ressources et une réduction de la production de déchets. Elle devrait aussi concourir à préserver le bon fonctionnement des écosystèmes de la planète (p. 11 et suiv.). Ces nouvelles politiques d’économie verte ne rompent pas avec les engagements des sommets antérieurs sur le développement durable. Elles doivent se conformer aux principes et plans d’actions des sommets antérieurs mais aussi désormais aux Objectifs du Millennaire pour le Développement (OMD). La mise en œuvre des politiques d’économie verte s’appuie sur un environnement porteur, des institutions qui fonctionnent correctement, la participation de tous les acteurs concernés (gouvernements, organismes des Nations Unies, organisations internationales, bailleurs de fonds, commissions régionales, institutions financières internationales, milieux d’affaires et l’industrie), la croissance économique durable et inclusive, la prise en compte des besoins des pays en développement et le renforcement de la coopération internationale. La Conférence appelle les gouvernements à appliquer des politiques en faveur de l’économie verte. Elle leur confie le rôle de chefs de file dans l’élaboration des politiques et des stratégies dans la transparence et dans l’inclusivité. Ils doivent aussi soutenir les initiatives en faveur du développement durable, notamment inciter le secteur privé à financer les politiques de promotion d’une économie verte dans le contexte du développement durable et de l’élimination de la pauvreté. Les organismes des Nations Unies, les organisations internationales, les autres bailleurs de fonds concernés sont invités à coordonner et à fournir sur demande des informations qui mettent en relation des pays intéressés avec les partenaires les mieux à même de leur apporter l’aide requise. Les pays en développement désireux de s’engager dans la voie du développement durable doivent être aidés, en plus des organisations citées, par les commissions régionales, les autres organisations intergouvernementales et régionales compétentes, les institutions financières internationales. Et ils doivent être soutenus pour créer des conditions propices au développement de technologies et d’innovations susceptibles de favoriser la conversion vers une économie verte.

L’élaboration des Objectifs de développement durable (ODD) est le deuxième grand axe majeur dans la nouvelle orientation stratégique. Il s’agit de décliner la visée générale en une série cohérente de cibles de l’action publique (p. 52 et suiv.). Mais ces objectifs doivent être fondés sur ceux des sommets antérieurs et d’autres sommets sociaux et économiques, tenir compte des objectifs du millennaire, des trois volets du développement durable, de la différence de contexte, des priorités de chaque pays et être intégrés au programme de développement des Nations Unies après 2015. La Conférence formule un certain nombre d’exigence aux ODD. Ils doivent avoir une envergure mondiale, être applicables dans tous les pays, être concrets, concis, faciles à comprendre, en nombre limité et ambitieux. Ils doivent concerner des domaines prioritaires aux fins du développement durable. Un mécanisme intergouvernemental est mis en place afin de formuler ces objectifs que l’Assemblée générale de l’ONU devra examiner afin de les adopter. Tous les pays sont incités à privilégier les principes du développement durable dans l’allocation leurs ressources. Enfin, la Conférence estime qu’il faut mobiliser des ressources considérables et les utiliser efficacement en vue d’apporter un appui solide aux pays en voie de développement dans leurs efforts de promotion du développement durable.

Élaboration des dix-sept objectifs du développement durable

Le sommet des Nations Unies sur le développement durable, tenu du 25 au 27 septembre 2015 à New York a marqué la troisième étape de mise en œuvre du développement durable. Il a adopté le document officiel Transformer notre monde : Le programme de développement durable à l’horizon 2030 (Nations Unies, 2015). L’orientation stratégique nouvelle a été l’adoption de nouveaux Objectifs mondiaux de développement durable qui avaient été annoncés au sommet de Rio en 2012. Ils sont au nombre de dix-sept, assortis de 169 cibles. Pour le sommet, c’est une première que les dirigeants du monde s’engagent pour exécuter ensemble un programme d’action à la fois vaste et universel. En tant que tel, il s’agit d’une décision historique. Chacun des dix-sept objectifs est particulièrement ambitieux. À titre d’exemple l’objectif 1 ambitionne d’éliminer la pauvreté sous toutes ses formes et partout dans le monde ; l’objectif 2 ambitionne d’éliminer la faim ; l’objectif 4 ambitionne d’assurer à tous une éducation équitable, inclusive et de qualité. Les exigences formulées pour définir les ODD ont été maintenues. L’application des objectifs est soumise à un délai qui entre en vigueur en 2016 et doit être atteinte en 2030. Un partenariat mondial revitalisé, qui rassemble les gouvernements, le secteur privé, la société civile, le système de Nations Unies et les autres acteurs concernés, qui mobilise toutes  les ressources disponibles, doit permettre de les mettre en œuvre.

Conclusion

L’article s’est intéressé aux origines, à la naissance et à l’évolution du développement durable. Ses origines se situent dans la prise de conscience mondiale pour les questions environnementales, de développement et des inégalités provoquée par le Rapport Meadows et le sommet de l’organisation des Nations Unies sur l’environnement de Stockholm de 1972. Le rapport Brundtland de 1987 a consacré sa naissance et défini ses liens avec l’économie, la démographie et l’environnement.

Des inflexions importantes ont marqué son évolution. La Conférence des Nations Unies sur l’environnement et le développement de 1992 et de 2002 ont concilié la protection de l’environnement et le développement social et économique à travers des principes qui fixent les droits et les devoirs des États, des citoyens, des pays développés et des pays pauvres et un plan d’action de gestion de différents domaines sectoriels. La Conférence des Nations Unies sur le développement durable de 2012 a initié le concept d’économie verte et les objectifs de développement durable. L’économie verte est désormais considérée comme un des moyens précieux pour parvenir au développement durable ; sa mise en œuvre nécessite la participation de tous les acteurs politiques, économiques et sociaux concernés. La formulation d’objectifs doit permettre d’atteindre le développement durable. Le sommet des Nations Unies sur le développement durable de 2015 a élaboré les dix-sept objectifs de développement durable comme aboutissement des objectifs formulés au sommet de 2012. Ils ambitionnent de transformer le monde à l’horizon 2030.

Bibliographie

CMED (1988). Notre avenir à tous. Montréal, éd. du Fleuve.

Meadows Dennis, Meadows Donella & Randers Jørgen (1972). Halte à la croissance ? Paris, éd. Fayard, 318 p.

Nations Unies (1973). Rapport de la Conférence des Nations-Unies sur l’environnement. Stockholm, 5-16 juin 1972, 89 p.

Nations Unies (1992). Rapport de la Conférence des Nations-Unies sur l’environnement et le développement. Rio de Janeiro, 3-14 juin 1992, 508 p.

Nations Unies (2012). L’avenir que nous voulons. Conférence des Nations Unies sur le développement durable Rio+20, Rio de Janeiro, 20-22 juin 2012, 60 p.

Nations Unies (2015). Transformer notre monde : le programme de développement durable à l’horizon 2030. New York, Sommet des Nations Unies sur le développement durable, 25-27 septembre 2015, 38 p.

UICN/PNUE/WWF (1980). Stratégie mondiale de la conservation. La conservation des ressources vivantes au service du développement durable. Gland (Suisse), UICN, 64 p. URL : https://portals.iucn.org/library/sites/library/files/documents/wcs-004-fr.pdf


Notes

[1] Un groupe de réflexion fondé en 1968 et composé de scientifiques, hauts fonctionnaires nationaux et internationaux, ainsi que des industriels de 52 pays.

[2] Organisation regroupant les principaux pays dits développés.

[3] C’est la résolution 2398 (XXIII) de l’Assemblée générale de l’Organisation des Nations Unies en date du 3 décembre 1968 qui l’a convoquée.

[4] Les explications ci-dessous se trouvent dans la déclaration, pages 3-6.

[5] Les explications ci-dessous se trouvent dans le plan d’action, page 7-32.

[6] 1) Aménagement et gestion des établissements humains en vue d’assurer la qualité de l’environnement ; 2) Gestion des ressources naturelles du point de vue de l’environnement ; 3) Détermination des polluants d’importance internationale et lutte contre ces polluants ; 4) Aspects éducatifs, sociaux et culturels des problèmes de l’environnement et question de l’information ; 5) Développement et environnement.

[7] L’UICN a préparé cet ouvrage avec  les avis du Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) et de la World Wildlife Foundation (WWF) avec la collaboration de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) et l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (Unesco).

[8] Elle a été créée par la résolution 38/161 de l’Assemblée générale de l’ONU en date du 19 décembre 1983.

[9] Elle a été convoquée par la résolution 44/228 de l’Assemblée générale de l’ONU en date du 22 décembre 1989.

[10] C’est un document particulièrement volumineux avec plus de 300 pages. Il est organisé en quatre grandes sections portant sur 39 thèmes.

[11] Elle a été convoquée par la résolution 66/197 de l’Assemblée générale de l’ONU. Elle est appelée aussi Rio+20.

[12] Les explications ci-dessous sur l’économie verte sont tirées de L’avenir que nous voulons, page 11 à 15.


Auteur / Author

Bagayoko Siriki est titulaire d’un DEA et d’un doctorat de sciences politiques obtenu à l’Université Friedrich-Wilhelm de Bonn (RFA). Il est maître-assistant à la Faculté des sciences administratives et Politiques (FSAP) de l’Université des sciences juridiques et politiques de Bamako (USJPB) au Mali. Il est membre du LMI MaCoTer. Ses centres d’intérêt portent sur le système politique au Mali, les élections.

Bagayoko Siriki holds a DEA and a PhD in political sciences from the Friedrich-Wilhelm University of Bonn (Germany). He is a lecturer at the Faculty of Administrative and Political Sciences (FSAP) of the University of Law and Political Sciences of Bamako (USJPB), Mali. He is a member of LMI MaCoTer. His main interests are the political system in Mali and elections.


Résumé

Cet article traite des origines, de la naissance et de l’évolution de la notion de développement durable. Les questions environnementales et de développement se sont posées avec de plus en plus d’acuité au début des années 1970. Elles ont provoqué une prise de conscience mondiale et surtout la nécessité d’une urgence d’action de la part de l’ONU. La notion de développement durable va naître en 1987 sous le leadership de l’ONU. Son évolution a été façonnée par l’ONU à travers ses grands sommets sur le développement durable. Trois grandes périodes ont marqué cette évolution depuis 1992. La première est marquée par la recherche d’une conciliation entre développement socioéconomique et protection de l’environnement. La deuxième a été marquée par l’élaboration des objectifs de développement durable et des politiques d’économie verte dans le contexte du développement durable. La troisième a été marquée par l’adoption des dix-sept objectifs de développement durable.

Mots clés

Environnement – Développement – Développement durable – Préservation des ressources – OMD – ODD – Économie verte.

Abstract

This article deals with the origins, birth and evolution of sustainable development. Environmental and development issues became increasingly important in the early 1970s. They provoked a global awareness and above all the need for urgent action by the UN. The notion of sustainable development was born in 1987 under the leadership of the UN. Its evolution was shaped by the UN through its major summits on sustainable development. Three major periods have marked this evolution since 1992. The first is marked by the search for a conciliation between socio-economic development and environmental protection. The second has been marked by the elaboration of sustainable development objectives and green economy policies in the context of sustainable development. The third was marked by the adoption of seventeen sustainable development objectives.

Key words

Environment – Development – Sustainable development – Resource preservation – MDGs – SDOs – Green economy.

L’économie sociale et solidaire comme pilier du développement durable. Une perspective transactionnelle

BLANC Maurice
Université de Strasbourg & Laboratoire Sociétés, Acteurs, Gouvernements en Europe (SAGE – UMR 7363) – France.

STOESSEL-RITZ Josiane
Université de Haute Alsace & Laboratoire Sociétés, Acteurs, Gouvernements en Europe (SAGE – UMR 7363) – France.


ARDD-1-2021 – Développement durable : recherches en actes

Durabilité et globalisation : approches théoriques et critiques


Pour citer cet article

Blanc Maurice & Stoessel-Ritz Josiane : « L’économie sociale et solidaire comme pilier du développement durable. Une perspective transactionnelle », Actes de la recherche sur le développement durable, n°1, 2021.
ISSN : 2790-0355 (version en ligne) — ISSN : 2790-0347 (version imprimée)
URL : https://publications-univ-sud.org/ardd/2021/12/505/
DOI : (à compléter)


Texte intégral

L’économie sociale et solidaire comme pilier du développement durable. Une perspective transactionnelle

par Maurice BLANC & Josiane STOESSEL-RITZ

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Le développement durable (DD par la suite) est une utopie mobilisatrice qui repose sur deux fondements : la solidarité généralisée qui engage l’ensemble des composantes d’une société et la coopération entre des individus autonomes mais interdépendants (Elias, 1969) qui agissent pour un meilleur vivre ensemble. Cette double nécessité pose des difficultés d’ordre politique, social, culturel et épistémique (Storrie, 2010) : elle repose sur un contrat social éthique et sur un mode de développement reliant des sociétés de plus en plus interdépendantes.

Expression consacrée par le Rapport Brundtland (CMED, 1988)[1], le DD demeure polysémique et controversé. L’écodéveloppement (Sachs, 1978) insiste sur la satisfaction des besoins humains fondamentaux, dans « un souci d’équité et selon une temporalité intergénérationnelle » (Gendron & Gagnon, 2004). Des approches économiques l’associent au « développement local viable », les habitants validant les impacts sociaux et les coûts sociétaux (ibid.). Dans les sciences sociales de l’urbain, des « approches critiques du DD » partent des luttes des habitants contre la transformation néolibérale de leur ville (Boissonade, 2015).

Le DD vise à concilier les exigences opposées de l’économie, de l’environnement et de la société. Mais la plupart des organisations nationales et internationales ont une vision néolibérale du DD, par la création de nouveaux marchés, comme celui des droits à polluer : en fonction de calculs complexes, chaque entreprise a le droit de polluer jusqu’à un certain niveau. Si elle est vertueuse, elle peut vendre ses droits inutilisés, permettant à d’autres entreprises de continuer à polluer au-delà du seuil autorisé. Ce marché est inspiré par le Prix Nobel de l’économie Ronald Coase (1960) : en donnant un prix à la pollution, on inciterait à polluer moins. En réalité, les gros pollueurs préfèrent payer, au lieu de réduire la pollution à la source.

Cette « croissance verte » est dénoncée par les acteurs de l’ESS et de la société civile, car elle institue de nouveaux marchés qui tiennent compte des seuls investissements marchands et excluent les activités non marchandes et non monétaires. Dans un contexte néolibéral et une gestion à court terme, la croissance développe la compétition pour l’accès aux ressources naturelles ; elle exacerbe les tensions sur les ressources en eau et le patrimoine naturel, pratiquant la politique de la terre brûlée.

Dans ce mode de développement, les droits du propriétaire passent avant ceux des usagers. L’ensemble des ressources humaines et terrestres est soumis à l’emprise des marchés (Callon, 2017). Ce développement reste prisonnier d’un mode destructeur, inégalitaire et source de violences : l’extractivisme[2] (Maalouf, 2009).

Du mythe à l’aveuglement

La notion de « développement » est un héritage de la fin de la seconde guerre mondiale. Au 21e siècle, le DD est confronté à la pensée néolibérale et au processus global de financiarisation, qui se sont renforcés conjointement dans l’économie mondiale. La première vise à démanteler l’État social, en se fondant sur l’utilité économique et les produits financiers. « L’utopie néolibérale » (Foucault, 2004) soumet l’ensemble de la vie en société à la loi du marché, mais il faut une intervention politique pour que « les mécanismes concurrentiels puissent jouer le rôle de régulateur » (Lagasnerie, 2012, p. 52). Les impasses de la globalisation néolibérale s’expriment avec l’avènement du « marché total » (Polanyi, 1944) : « la guerre de tous contre tous » accélère la montée des inégalités sociales et menace les ressources terrestres et les solidarités.

La seconde, la financiarisation, découle du capitalisme financier qui s’empare des « risques climatiques et sociaux » (Keucheyan, 2018) et menace le vivre ensemble, le lien social et la démocratie. Ce développement prédateur est source de conflits, de guerres et de pauvreté ; il subit l’impact d’une globalisation écologiquement et socialement insoutenable (Supiot, 2020). Le mythe s’effondre d’une croissance infinie, fondée sur la conquête de parts de marché. Pour un monde humainement durable et vivable, agir pour le DD impose une prise de conscience (un « choc », selon Supiot) pour tenir compte des interdépendances entre pays et entre communautés, des spécificités de chacun et de la nécessité irréductible des communs (Menzou, 2020).

Les communs sont des potentiels concrets d’action issus de l’accès à des ressources (terre, eau, culture, savoirs) et de leur usage. Ces communs forment le soubassement du bien vivre ensemble dans une « société du commun » (Defalvard, 2020). La prise de conscience citoyenne des communs, en réaction au néolibéralisme et aux marchés, s’exprime en termes d’attachements et de résistances locales (Dardot & Laval, 2016 ; Kern & Stoessel-Ritz, 2014).

Dans le processus incertain de conciliation de l’environnement, de l’économie et de la société, une transition sociale, écologique et démocratique implique une rupture : de la compétition vers la coopération et les solidarités. L’ESS est pionnière et promotrice de transactions dans la construction de ces articulations et transitions. Nous nous centrons sur la manière dont les individus, les communautés et les sociétés produisent de la coopération et de la solidarité, réponses concrètes et porteuses d’issues solidaires (Servet, 2017).

Selon notre hypothèse, les initiatives citoyennes collectives sont attentives à l’accès aux ressources de toutes et tous, y compris les plus pauvres ; elles participent du bien vivre ensemble. Cette perspective explore un DD alternatif, ancré dans les valeurs, les codes et l’histoire des sociétés (Polanyi, 1944). Elle repose sur des ressources régénératrices de sens, des résistances collectives et de la capacité sociale (au sens de capability : Sen, 1999) à (re)produire des communs.

Introduire la transaction sociale : de la compétition à une éthique de la coopération

Ce changement de paradigme[3] regarde autrement les échanges sociaux encastrés localement et socialement, coexistant avec l’échange marchand. Ces échanges non monétaires (don de temps, de savoirs) relèvent d’arrangements qui intègrent l’utilité, la valeur marchande et la dimension subjective et objective des liens. Ces échanges sont le fruit d’une transaction sociale qui produit de la confiance et des valeurs (solidarité, reconnaissance) sous-jacentes à la coopération.

Pour Claude Lévi-Strauss (1943, p. 136) : « les échanges commerciaux représentent des guerres potentielles pacifiquement résolues et les guerres sont l’issue de transactions malheureuses » (cité par Remy & Voyé, 1981, p. 171). La transaction sociale est un processus d’interactions, d’échanges et d’apprentissages qui peut aboutir à un accord tacite permettant un compromis de coexistence (Blanc, 2009).

La solidarité repose sur un apprentissage pluriel de la coopération (Stoessel-Ritz & Blanc, 2020) et sur l’expérience, à la fois individuelle et collective, du faire commun. Elle s’inspire des formes de résistance et de solidarité à l’échelle des territoires. L’émergence de pratiques de solidarité et de liens s’appuie sur l’engagement de communautés et de citoyens qui veillent au sens du commun (Stengers, 2020) et préservent, par la coopération, un vivre ensemble entre des égaux qui sont différents (Laurent, 2017).

Cette éthique de coopération et de solidarité ne doit pas masquer sa limite, quand la solidarité se limite à une communauté repliée sur elle-même (Storrie, 2010, p. 24). Le paradoxe démocratique doit transformer des relations antagonistes (entre ennemis engagés dans une lutte à mort) en relations agonistes (entre adversaires qui rendent leur confrontation productive). Ce résultat repose sur des citoyens vigilants et capables d’aboutir à des compromis pratiques par des transactions sociales, mais l’antagonisme irréductible demeure. C’est l’enjeu de l’éthique de la coopération dans la démocratie (Mouffe, 2000).

L’économie sociale et solidaire, une utopie concrète pour des alternatives solidaires

En Europe, l’ESS s’est construite au 19e siècle, sous l’impulsion d’une pensée sociale critique : le coopérativisme et le solidarisme sont la source d’une utopie émancipatrice, entrainant la mobilisation des ouvriers auto-organisés en coopératives de consommation et/ou de production, pour résister au capitalisme et sortir de la pauvreté.

Dans sa diversité, l’ESS est le terreau sur lequel fleurissent des innovations collectives, alternatives et citoyennes pour une utopie concrète c’est-à-dire « la possibilité qui éclaire l’actuel et que l’actuel éloigne dans l’impossible » (Lefebvre, 1971, p. 9). L’ESS est une force collective (libre adhésion et engagement) qui oriente et structure son action au service d’une société plus juste, solidaire et équitable. Cette utopie n’a rien d’un idéal impossible à atteindre : telle une boussole, elle donne du sens aux pratiques et aux échanges. Cette utopie répond aux espérances et aux attentes des individus, elle est ancrée dans les attachements personnels, culturels et familiaux et s’exprime dans la vision d’une société permettant un meilleur vivre ensemble.

Cette dimension structurale[4] de l’ESS fait écho aux initiatives émergentes qui expriment des formes d’engagement et d’émancipation avec une dimension sociopolitique. Participant à la culture démocratique, les initiatives sociales et solidaires des citoyens fournissent des réponses concrètes à un développement durable, social et solidaire lui aussi. L’entrepreneuriat solidaire s’est construit en combinant plusieurs principes d’échanges (marchand, distributif et non monétaire) autour d’une économie plurielle (Laville, 2007). Elle est portée par l’engagement et l’action collective au service de finalités solidaires et elle régénère la démocratisation de l’économie par la coopération.

Néolibéralisme et ESS : tensions, complexité et transactions sociales

Dans le contexte de la mondialisation, l’ESS résiste au néolibéralisme hégémonique qui vise à la réduire au social business qui détecte de nouveaux marchés à impact social (Laville et al., 2017, p. 9). La loi française de 2014 sur l’ESS reconnait l’entreprise commerciale à but social[5], ce qui contribue à cette confusion. Mais l’ESS n’est pas le détecteur des marchés émergents dans la sphère sociale.

Si l’ESS et le néolibéralisme sont radicalement opposés, leurs frontières restent floues. Le social business a été développé par Muhammad Yunus, fondateur en 1976 de la Grameen Bank et prix Nobel de la Paix. Appelée « la banque des pauvres », cette banque fait des prêts à bas taux d’intérêt aux paysans pauvres du Bangladesh, notamment aux femmes. Mais il s’agit d’un marché « rentable » car, en jouant sur les solidarités villageoises, les emprunts non remboursés sont peu nombreux.

Pour le social business, lutter contre la pauvreté et permettre aux pauvres de vivre décemment est un immense marché qui permet de s’enrichir. Pour y parvenir, il faut un soutien au départ : soit celui de la philanthropie (la fondation Bill et Melinda Gates par exemple), soit celui de l’État. Pour obtenir des soutiens financiers, l’ESS est souvent obligée de passer par des dispositifs qui ne correspondent ni à son éthique, ni à sa stratégie. La négociation de transactions sociales achoppe quand des rapports de force opposent les attentes d’un ministère ou d’un « mécène », qui exigent un retour sur investissement à court terme, à des structures associatives impliquées dans une action à long terme pour la reconnaissance de communs (bien vivre ensemble, agir sur les représentations sociales).

L’insertion par l’activité économique est en France un bon exemple : l’ESS a l’ambition d’aider les personnes en grande difficulté (chômeurs de longue durée, jeunes sans qualification professionnelle, personnes vivant avec un handicap, etc.) à trouver un emploi adapté à leur situation. Sauf exception, ceci suppose un long temps de préparation. Or les services de l’État en charge de l’emploi conditionnent leur financement à un taux d’insertion professionnelle élevé et à court terme.

Les organismes de l’ESS sont contraints de sélectionner les candidats « les plus proches de l’emploi » et non ceux et celles qui en ont le plus besoin. Dans la gestion de ces contradictions, les négociations informelles qui accompagnent la mise en œuvre de dispositifs complexes sont essentielles. L’analyse des pratiques révèle les capacités réflexives des publics (Duvoux, 2010), l’impact des interactions (entre professionnels et personnes accompagnées) et la possibilité de négocier des transactions sociales tacites entre professionnels, pour éviter quelquefois l’exclusion des personnes.

La transaction sociale permet de discerner la dynamique de pratiques d’apprentissage et d’interactions dans la négociation, souvent informelle, de zones d’accords. Tout en partant des effets des structures sociales et des antagonismes sociaux, ce paradigme s’attache à rendre possible la coopération par un compromis pratique, modelé par des cultures et des valeurs (Ledrut, 1976).

L’ESS est un terrain fécond de transactions sociales : l’échange économique débouche sur des échanges sociaux encastrés dans les pratiques, dans les mouvements sociaux et dans l’historicité de valeurs (Stoessel-Ritz & Blanc, 2020). Ces transactions sociales entre partenaires inégaux sont indispensables à la construction et à la reconnaissance des communs, dans une coopération conflictuelle.

Les acteurs de l’ESS sont porteurs d’initiatives collectives et citoyennes de résistance au néolibéralisme ; ils offrent un mode de développement alternatif qui prépare la transition économique, écologique, sociale et solidaire. Ces transitions mobilisent des échanges en dehors du capitalisme, ou acapitalistes (Braudel, 1985) : « l’échange marchand est transparent et concurrentiel, alors que l’échange capitaliste est opaque et à tendance monopolistique. […] Le capitalisme détruit le marché comme lieu d’échange négocié où l’on marchande » (Draperi, 2015).

Enjeux sociétaux du DD : des résistances durables

Les sociétés industrielles occidentales ont considéré que les espaces et les ressources naturelles des colonies étaient à leur disposition : elles se sont approprié l’eau, les matières premières et les métaux rares (extractivisme), la force de travail des populations des pays colonisés (avant, pendant et après l’esclavage), mais aussi le travail forcé des prisonniers. Les industries lourdes et polluantes, aux conséquences écologiques et sociales catastrophiques et irréversibles, ont été délocalisées vers les Suds. Le DD est prescrit et mis en jeu de diverses manières sur des territoires où l’intervention publique et privée provoque des résistances et des tensions, devant la menace de paupérisation et d’exclusion des populations locales, dépossédées de leur maîtrise sur le milieu et sur l’environnement.

Un développement livré à l’État néolibéral par une croissance génératrice de pauvreté

Au Gabon, le DD s’est invité dans le Programme national pour l’environnement de 2007, avec le soutien de la coopération internationale (Banque Mondiale, UNESCO et ONG). Mais c’est un développement postcolonial et extractiviste. L’entreprise Cimgabon à N’Toum (à l’est de Libreville), ancienne entreprise publique privatisée, devenue filiale d’une cimenterie allemande, éclaire les tensions et les rapports de pouvoir issus du paternalisme étatique et patronal (Bignoumba, 2013).

L’État a voulu maintenir une gestion paternaliste accordant des avantages aux salariés de la carrière de N’Toum (logement, terrain de sport) et garder des liens privilégiés avec la firme. L’entreprise Cimgabon a développé une stratégie de communication avec la certification environnementale ISO 14 001, pour rassurer les ONG, les salariés et les autres partenaires sur la qualité des conditions de travail sur le site.

La firme (appelée « société-État » par ses anciens salariés) a combiné une politique sociale paternaliste et la certification environnementale. Sa stratégie prétendue compensatrice est réservée à ses salariés. Ce compromis unilatéral compense les risques de l’activité économique par des équipements attractifs dans la cité ouvrière de la cimenterie. Cette politique se revendique du DD et elle a mis les familles de ces travailleurs et quelques riverains à l’abri de certains risques sanitaires et sociaux. Mais les habitants dépossédés de leurs ressources à vocation vivrière (eau, terres cultivables) ont pris conscience des risques environnementaux et sanitaires (gaz toxiques, poussières) liés à l’activité de la firme. Ils ont résisté aux pressions et exigé la création d’un dispensaire hors des murs de l’usine.

En 2014, face à une concurrence chinoise effrénée, l’État gabonais a cédé au néolibéralisme et accepté l’ouverture du marché du ciment, entrainant la fermeture de l’usine de N’Toum[6]. La croissance promise aboutit à une politique de la « terre brulée » : l’entreprise allemande abandonne une friche dévastée écologiquement par un développement prédateur et destructeur des ressources. D’anciens ouvriers (qui ont pu racheter leurs maisons) sont restés avec leurs familles, mais en perdant leur bien commun.

Résistances et solidarités pour un monde durable

L’environnement naturel est central dans la culture des communautés rurales qui sont les témoins historiques des formes traditionnelles de solidarité et de leurs transformations. Soumises à de fortes contraintes, ces communautés ont réussi à s’adapter à des transformations économiques et techniques, en préservant l’essentiel à leurs yeux : l’autonomie dans la gestion des ressources naturelles. Deux exemples montrent ce qu’un DD en rupture avec le modèle concurrentiel veut dire dans ces communautés : la conciliation entre une économie marchande acapitaliste, l’environnement et la communauté rurale.

Le premier exemple s’appuie sur des travaux réalisés en 2015 au Maroc[7], sur la gestion de l’arganeraie en région semi-aride et faiblement peuplée : le terrain du Souss Massa Drâa, dans le village de Talkerdoust-Zaou. Arbre endémique marocain présent au cœur de la tradition berbère rurale (Auclair & Simenel, 2013), l’arganier a permis de développer de multiples usages locaux (huile, combustible, sous-produit pour le bétail). Les forêts d’arganiers sont menacées par de nouvelles cultures maraîchères (irriguées) qui produisent un stress hydrique sur les arbres. Seuls les habitants restés au village (femmes, personnes âgées) assurent artisanalement la transformation des produits de l’argan[8], dont les forêts assurent une fonction essentielle de maintien de l’équilibre écologique de ce territoire (limitation de l’érosion et de la désertification).

Ce patrimoine arganier est traditionnellement géré par la communauté (jmaâ) qui veille aux droits d’usages des communs (agdal) tout en étant subordonnés, en tant que forêt domaniale, à l’autorité des agents de l’État (Eaux et Forêts) (Menzou, 2020). La coexistence du droit coutumier communautaire et du droit de propriété domaniale de l’État (héritage colonial) est au cœur des conflits d’usage. Il en résulte une gestion chaotique d’un patrimoine-ressource : les conditions d’usage et de mise en commun sont menacées, au risque d’accélérer la disparition des derniers habitants de ces territoires ruraux isolés.

La conciliation de l’environnement et du social (communautés), fondée sur des savoirs traditionnels, est menacée par la non reconnaissance du droit coutumier, facilitant l’imposition de la loi du marché par les exportateurs des produits de l’argan. La reconnaissance du droit coutumier communautaire (Barrière, 2017) initie un processus d’émancipation fondé sur la reconnaissance des savoirs locaux et des modes de vie, et sur le maintien des communautés. Cette perspective appelle le pluralisme en économie autour de biens et de services marchands et non marchands, soit une ESS adaptée qui construit des liens sociaux autour des communs (Menzou, 2020).

La résistance d’une agriculture vivrière et familiale dans les villages de montagne en Kabylie[9] est le second exemple (Stoessel-Ritz, 2012). Des modes de gestion durable sont intégrés par des habitants d’un territoire rural peu accessible et gagné par l’exode rural massif des jeunes (partis travailler à Alger ou en France). L’attachement au village demeure vif, même à distance. Ceux/celles qui restent s’engagent et résistent comme des gardiens vigilants : ce sont surtout des femmes qui entretiennent le patrimoine et les cultures vivrières. Des relations privilégiées à la terre se construisent par des échanges entre villageois, des activités au contact physique avec la nature et l’acceptation des contraintes du milieu aride des villages de montagne (relief, climat, saisonnalité), source d’un code de valeurs.

Cette activité familiale et artisanale est attentive à la nature et elle n’épuise pas le potentiel de reproduction des ressources. Ces communautés font une gestion locale et entretiennent des interdépendances étroites (entre les générations, les émigrés et ceux qui restent, les familles et la nature en montagne). Cette gestion autonome et durable des ressources fait de la nature un patrimoine commun pour toute la communauté, dynamique qui renforce les liens dans la communauté élargie aux absents. Ces solidarités contribuent à limiter la vente des terres agricoles en Kabylie et la spéculation par des acheteurs étrangers. Ce modèle de bien vivre ensemble tire sa force d’une volonté des membres « de faire exister un modèle de société » au-delà des frontières (Bourdieu et al., 2003), dans une société des communs (Defalvard, 2020).

L’ESS, matrice sociétale d’un DD générateur de bien vivre ensemble

L’ESS est la matrice sociétale d’un DD construit sur une alternative citoyenne et solidaire. Elle repose sur une économie plurielle et démocratique, et sur une vigilance critique fondant le bien vivre ensemble sur des communs. Les crises systémiques majeures du changement climatique, l’amplification des inégalités économiques et de la pauvreté, la crise écologique et sanitaire en 2020, appellent un changement urgent (Latour, 2017). Un DD démocratique, une justice environnementale et un développement plus sobre et équitable reposent sur la coopération et l’organisation de solidarités sous-tendues par des liens d’interdépendance (Stoessel-Ritz, Blanc & Mathieu, 2010).

Les activités de l’ESS mettent les principes à l’épreuve de l’action et accumulent des connaissances concrètes et des expériences collectives. Un faisceau d’interactions continues et d’allers retours entre savoirs et pratiques font de l’ESS un champ stimulant, créatif et réflexif, susceptible de relever les défis majeurs de nos sociétés, d’inventer et de défricher de nouvelles pistes, en dehors du néolibéralisme et de la société de marché.

Donner son patrimoine pour un projet émancipateur. La naissance d’un bien commun sous tension : l’écomusée d’Alsace

L’association Maisons paysannes d’Alsace (1973-2006) pourrait être un idéal-type de projet collectif de patrimonialisation non financière pour le bien vivre ensemble (Stoessel-Ritz, 2018). Dans les années 1970, le départ forcé pour le salariat industriel des jeunes issus de familles paysannes du Sundgau (Haut-Rhin) aboutit à l’abandon progressif des fermes et des maisons paysannes qui n’intéressent plus personne. Sauf à Gommersdorf (Sud Alsace) où des paysans âgés ont préféré « donner » leurs maisons que les abandonner, en les confiant à un groupe de jeunes (étudiants, apprentis) venus de la ville et épris de nature.

Cette transmission inattendue a mis ces jeunes devant un dilemme : recevoir ce don signifie endosser une responsabilité, mais quel avenir pour ces biens ? Ces jeunes bénévoles entendent sauvegarder ces maisons paysannes par le démontage et remontage des maisons déplacées sur une friche industrielle. L’association Maisons paysannes d’Alsace est créée, elle aspire à un choix alternatif : ni entreprise lucrative, ni musée public, un projet patrimonial faisant le lien entre un monde paysan en extinction et un monde en devenir. Ce projet a permis en 1981 la création de l’Écomusée d’Alsace à Ungersheim[10], fruit de la réappropriation du bien commun et de la réinvention de nouveaux usages.

L’Écomusée d’Alsace a du succès, mais il demeure incompris par les collectivités territoriales. Ce n’est ni un parc d’attraction et de loisirs, ni un musée. L’association parvient à concilier des activités marchandes et des activités non monétaires de l’Écomusée, elle a surpris par sa capacité à concilier deux logiques inconciliables[11] aux yeux des acteurs publics (Département, Région).

L’Écomusée d’Alsace a gagné grâce à l’engagement collectif de bénévoles et de salariés qui ont défendu la vision d’un bien commun au prix d’un travail permanent de négociation de ce commun devenu une ressource. Acquises au dogme néolibéral, les collectivités territoriales ont mis fin au projet associatif : le bien commun (Écomusée) est réduit à un objet lucratif. La vague néolibérale est un risque pour les communs, leur légitimation est un enjeu majeur pour l’ESS et elle nécessite une société civile vigilante et consciente de son intérêt.

Les Amap : nouveaux échanges, nouvelles solidarités, compromis de coexistence et bien vivre ensemble

Les Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne (Amap) sont nées avec les années 2000, contre les logiques néolibérales de la mondialisation. Elles représentent en France plus de 2000 organisations qui réunissent 100 000 foyers et 3700 producteurs (agriculture, maraîchage). Le projet « amapien » permet d’acheter à un prix juste des denrées alimentaires de qualité ; l’objectif est de garantir la pérennité des fermes de proximité, dans une démarche d’agriculture paysanne (accompagnement, cahier des charges), souvent agroécologique et socialement équitable (contrat direct entre producteurs et consommateurs). Les Amap visent à renouer des relations et des solidarités entre une communauté locale élargie et un réseau de petits producteurs locaux qui mutualisent les risques de l’activité agricole face aux aléas climatiques.

Dans la région de Mulhouse (Haut-Rhin), les Amap ont rétabli des liens entre les producteurs et les consommateurs avec une reconnaissance réciproque, un intérêt renouvelé pour les produits échangés (intérêt pour le travail du producteur et ses savoirs) et la transformation progressive des modes de consommation (produits bio). L’expérience collective est durable pour une partie des consommateurs adhérents ; elle se traduit par une prise de conscience des interdépendances et, pour certains, la participation bénévole aux travaux (Stoessel-Ritz, 2018).

L’échange des produits dans les Amap renforce l’expérience d’un vivre ensemble et d’une consommation alternative. Il se fait dans une ancienne friche industrielle à Mulhouse. La volonté de se reconnaître « autrement » est le résultat d’une transaction sociale qui réinvente un sens du commun par l’intérêt et l’attention portée, d’un côté aux citadins consommateurs, de l’autre aux producteurs et paysans des territoires ruraux. Cette transaction est la réappropriation d’un acte marchand acapitaliste qui s’émancipe des rôles prescrits ou contraints.

Cette émancipation potentielle et objective du consommateur passif produit une plus grande autonomie, entendue comme le libre engagement dans des choix responsables. L’engagement dans les Amap est une expérimentation du bien vivre générateur de sens en commun (Stengers, 2020) et de savoirs partagés, favorisant les solidarités locales.

L’ESS participe à un projet individuel et collectif d’émancipation, au contact de l’apprentissage des interdépendances traversées par des relations de pouvoir. Cette émancipation engage un processus de prise de distance réflexif, incluant les savoirs décolonisés par l’invention d’une ESS qui relève d’une « science sociale publique et émancipatrice » (Laville, 2020, p. 310).

Conclusion

Un DD sans éthique ni valeurs, dépouillé de coopération et de solidarités serait un piège, voire une impasse fatale. La vague néolibérale a fragilisé les États et accéléré l’instauration de régimes arbitraires de décisions non démocratiques qui menacent les conditions d’existence de populations locales dans l’accès à leurs ressources locales, matérielles et immatérielles. L’ESS posée comme un mode de développement alternatif, écologique et solidaire est génératrice de communs, dont la reconnaissance sociale et politique est au cœur de tensions conflictuelles. Portée par une société consciente de ses intérêts fondamentaux, l’ESS participe à la démocratisation de l’économie. Elle renouvelle au quotidien des voies solidaires vers la coopération pour le « bien vivre ensemble », un commun qui est le fruit de transactions sociales.

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Notes

[1] Extrait du rapport Brundtland Our Common Future de la Commission mondiale sur l’environnement et le développement de l’Organisation des nations unies : « Le développement durable est un mode de développement qui répond aux besoins des générations présentes sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs » (CMED, 1988).

[2] L’extractivisme prélève dans les pays pauvres des ressources naturelles non renouvelables, pour les exporter.

[3] Le paradigme est « un principe organisateur et inducteur de la construction d’hypothèses et d’interprétations théoriques » (Blanc, 2009, p. 25).

[4] La dimension structurale fait référence aux structures culturelles (valeurs, codes, normes) du social. Elle se distingue de la dimension structurelle, qui renvoie d’abord aux effets d’un système économique sur l’organisation sociale (Remy et al., 2020).

[5] En 2015, l’ESS (coopératives, associations, mutuelles, fondations et entreprises d’utilité sociale) représente en France 14 % de l’emploi salarié privé (https://ess-france.org/fr/less-en-chiffres).

[6] « GABON – CIM GABON : Usine fermée, cité abandonnée » (vidéo). Gabonnews info, 19 juin 2020. URL : https://youtu.be/sCzz96RzM_8

[7] Développement durable participatif et solidaire, Rapport sur le village de Talkerdoust par des étudiants du Master ESS (Université de Haute Alsace), encadrés par M. Blanc et J. Stoessel-Ritz, et présenté à la 4e Université internationale « Territoires solidaires sans frontière », Universités de Haute Alsace et d’Agadir, mars 2015.

[8] L’argan est la principale activité génératrice de revenus de 3 millions de ruraux au Maroc.

[9] Entre 2007 et 2012, nos recherches en Kabylie sont menées avec les universités de Tizi-Ouzou, Béjaia et Sétif, dans le cadre d’un programme PHC Tassili (2007) et du programme IRD/CPU (2010) porté par le Réseau euro-africain Développement durable et lien social (2DLIS), dont Josiane Stoessel-Ritz est la coordinatrice française.

[10] https://www.ecomusee.alsace/fr/decouvrir-l-ecomusee/histoire-du-musee

[11] Mise sous pression et sommée de choisir son camp, entre l’associatif et l’entrepreneuriat privé, l’association a cédé l’Écomusée au département du Haut-Rhin. Ce dernier a transféré en 2006 l’exploitation de l’Écomusée à un groupe touristique privé, en rupture avec le projet initial.


Auteurs / Authors

Maurice BLANC est professeur émérite de sociologie à l’université de Strasbourg. Il est membre du Laboratoire Sociétés, Acteurs, Gouvernements en Europe (SAGE – UMR 7363) et de la Chaire ESS de l’Université de Haute Alsace. Ses recherches portent sur la démocratie participative, le développement social urbain et l’économie sociale et solidaire.

Josiane STOESSEL-RITZ est professeure de sociologie, fondatrice et directrice de la chaire Économie sociale et solidaire de l’Université de Haute Alsace. Elle est membre du Laboratoire SAGE et elle a fondé le réseau euro-africain « Développement durable et lien social » (2DLiS), aujourd’hui rattaché à la chaire ESS. Ses recherches portent sur le développement durable et sur l’économie sociale et solidaire.

Maurice BLANC is professor emeritus of sociology at the University of Strasbourg. He is a member of the Laboratoire Sociétés, Acteurs, Gouvernements en Europe (SAGE – UMR 7363) and of the SSE Chair at the University of Haute Alsace. His research focuses on participatory democracy, urban social development and the social and solidary economy.

Josiane STOESSEL-RITZ is professor of sociology, founder and director of the Social and Solidary Economy Chair at the University of Haute Alsace. She is a member of Laboratoire SAGE and she founded the Euro-African network « Développement durable et lien social » (2DLiS), now attached to the SSE Chair. Her research focuses on sustainable development and social and solidary economy.


Résumé

Le développement durable (DD) a pour objectif de concilier l’économique, l’environnemental et le social, ce qui est source de multiples oppositions et tensions. L’économie sociale et solidaire (ESS) ne vise pas le profit, mais à répondre aux besoins sociaux non satisfaits par le marché. Leur rencontre ne va pas de soi car le néolibéralisme prétend lui aussi réunir l’économie, l’environnement et le social, mais en passant par le marché. L’ESS doit s’ouvrir au DD et s’orienter vers une gestion patrimoniale de la nature comme un bien commun. En Afrique et dans les pays dits du Sud, il s’agit d’un retour à des traditions ancestrales, mais sous une forme renouvelée.

Mots clés

Bien commun – Développement durable – Économie sociale et solidaire – Environnement – Gestion patrimoniale – Innovation – Solidarité

Abstract

Sustainable development (SD) aims to reconcile economic, environmental and social issues, which is a source of many oppositions and tensions. The social and solidary economy (SSE) does not aim to make a profit, but to respond to social needs not met by the market. Their meeting is not self-evident because neoliberalism also claims to unite the economy, the environment and the social, but through the market. The SSE must open up to SD and move towards a patrimonial management of nature as a common good. In Africa and in the so-called southern countries, it is a return to ancestral traditions, but in a renewed form.

Key words

Common good – Environment – Innovation – Patrimonial management – Social and Solidary Economy – Solidarity – Sustainable development

Les cinq dilemmes Nord-Sud de la crise écologique

DUTERME Bernard
Sociologue, directeur du Centre tricontinental (CETRI), Louvain-la-Neuve, Belgique


ARDD-1-2021 – Développement durable : recherches en actes

Durabilité et globalisation : approches théoriques et critiques


Pour citer cet article

DUTERME Bernard : « Les cinq dilemmes Nord-Sud de la crise écologique », Actes de la recherche sur le développement durable, n°1, 2021.
ISSN : 2790-0355 (version en ligne) — ISSN : 2790-0347 (version imprimée)
URL : https://publications-univ-sud.org/ardd/2021/12/486/
DOI : (à compléter)


Texte intégral

Les cinq dilemmes Nord-Sud de la crise écologique

par Bernard DUTERME

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Réformer le mode de production des grandes industries et le niveau de consommation des populations les plus riches. Mieux, les transformer. Sous peine d’hypothéquer le sort des générations futures en aggravant celui des actuelles, dont les composantes les plus vulnérables pâtissent déjà de la dégradation de l’environnement. On en est là. Face à ce même défi que scientifiques et militants nous resservent depuis un demi-siècle [1].

À nos yeux, cinq controverses brident encore et toujours les énergies transformatrices, cinq dilemmes dont il faudra sortir par le haut. Centrale ou marginale, la crise écologique ? Concerné ou indifférent, le Sud ? Communes ou différenciées, les responsabilités ? Gris ou vert, le capitalisme ? Réformé ou transformé, le paradigme ? Les éléments de réponse qui suivent s’inspirent librement des positionnements critiques d’intellectuels et d’activistes de la cause écologique, d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine, partenaires du Centre tricontinental (CETRI).

Le CETRI en effet, ce centre d’étude des rapports Nord-Sud — basé à Louvain-la-Neuve (Belgique) et pour lequel je travaille depuis vingt ans — a pour objectif de faire entendre au Nord des points de vue du Sud et de contribuer à un questionnement des conceptions et des pratiques dominantes du développement à l’heure de la mondialisation. Sa collection Alternatives Sud en particulier s’attache à mettre en discussion les principaux enjeux de l’heure, telle la crise écologique, par des voix africaines, asiatiques et latino-américaines de référence, critiques des vents dominants de l’économie capitaliste.

Centrale ou marginale, la crise écologique ?

L’ampleur du désastre écologique sidère. Il ne se passe pas un mois sans qu’un nouveau rapport, universitaire ou onusien, plus alarmant que le précédent, vienne étayer la tendance. Il ne se passe pas un jour sans que le décompte morbide de ses effets vienne alourdir celui de la veille. Annoncés de longue date, en hausse depuis des lustres, ces impacts confirment au quotidien la gravité de la crise.

Et pourtant, d’importants secteurs continuent à négliger la catastrophe. Au mieux, à la minimiser. Au pire, à la réfuter. Ne parlons pas ici des opinions publiques, surtout en pays pauvres, à la sensibilité environnementale nettement moins affirmée qu’elle ne peut l’être dans les beaux quartiers « éco-conscients » des pays riches. Mais plutôt de ces secteurs de pouvoir — industriels transnationaux, milieux d’affaires, politiques conservateurs, économistes libéraux — qui refusent de reconsidérer la logique de leur modèle d’accumulation au vu de ses impasses.

Impasses qu’ils feignent même de méconnaître, à en croire Bruno Latour (2017), attentif à la question des limites environnementales de la modernité globalisée. Pour lui, le déni de la crise écologique, le démantèlement des États-providence, la mondialisation dérégulée et l’aggravation des disparités à l’œuvre depuis les années 1980 participent d’un même phénomène, pour ne pas dire d’« une même stratégie » de puissants aux abois. Au risque — que Latour endosse — d’assimiler cette stratégie à « un complot » de la ploutocratie.

« Les élites ont été si bien convaincues qu’il n’y aurait pas de vie future pour tout le monde », écrit-il, « qu’elles ont décidé de se débarrasser des fardeaux de la solidarité — c’est la dérégulation ; qu’il fallait construire une forteresse dorée pour les quelques pour-cent qui allaient pouvoir s’en tirer — c’est l’explosion des inégalités ; et que pour dissimuler l’égoïsme crasse d’une telle fuite hors du monde commun, il fallait rejeter la menace à l’origine de cette fuite éperdue — c’est la dénégation de la mutation climatique » (Latour, 2017).

Le raisonnement s’appuie, entre autres exemples, sur l’épisode de la société ExxonMobil qui, début des années 1990, « en pleine connaissance de cause » (elle a alors à son actif d’avoir publié des articles de qualité sur les périls du changement climatique), décide d’investir tant dans l’extraction pétrolière débridée que dans une campagne visant à prouver « l’inexistence de la menace » environnementale. L’actualité est remplie d’autres cas de figure où les multinationales les plus en vue assument leur fuite en avant. Ou la masquent, comme ces logiciels, chez Volkswagen et ailleurs, visant à réduire les émissions polluantes lors des tests d’homologation de nouveaux moteurs.

L’écologie divise, c’est un fait. « L’appel à une écologie de la communion universelle » comme « mission qui transcende les intérêts individuels, les choix idéologiques, les langages politiques » est d’autant plus « incantatoire » et « contre-productif » que « les lignes de fracture sont omniprésentes » (Charbonnier, 2020). Elles séparent les acteurs qui ont attaché leur destin aux énergies fossiles et à l’extraction agro-industrielle des populations qui en font les frais. Elles séparent aussi ceux qui peuvent se permettre le choix d’un mode de vie plus sain de ceux — « les premiers de corvée » — qui souhaitent hausser le niveau de la leur.

Concerné ou indifférent, le Sud ?

Les multiples indices qui mesurent la crise écologique l’attestent. Elle frappe d’abord les populations les plus vulnérables et affectent les contrées du Sud davantage que celles du Nord. Preuve là aussi que, sans réorientation politique d’ampleur, l’arrosé n’est pas l’arroseur. Et que ceux — endroits du globe ou groupes sociaux — qui profitent le moins du productivisme prédateur et du consumérisme dispendieux à l’origine des déséquilibres sont ceux qui en pâtissent le plus.

Quel que soit le classement considéré — celui des risques sanitaires, des habitats menacés, de l’insécurité alimentaire, de la pollution de l’eau, de la vulnérabilité climatique, etc. —, les pays pauvres trustent les premières places. Et lorsqu’il s’agit de hiérarchiser les catégories de population affectées, ce sont les plus dominées socialement — les indigènes, les ruraux, les femmes, les paysans, le secteur informel… — qui apparaissent en tête de course, avec de confortables marges d’avance.

Pour autant, les plus concernés sont-ils les plus concernés ? En clair, les populations les plus exposées aux effets dévastateurs des déséquilibres environnementaux sont-elles les plus préoccupées par « le futur de la planète » et le sort des « petits oiseaux » ? À l’évidence, non. Le constat renvoie tant au vieux débat marxiste sur la « conscience » que les classes sociales subalternes peuvent avoir ou non de leurs « intérêts objectifs », qu’au caractère secondaire des considérations (d’apparence) « post-matérialistes » lorsque le « matériel » n’est pas assuré. Comment s’émouvoir de « la fin du monde » quand « la fin du mois », de la semaine, de la journée requiert toutes les énergies mentales et physiques ?

Au Sud moins qu’ailleurs, l’écologie politique — comme courant de pensée qui entend redéfinir les enjeux mobilisateurs — n’a encore réussi à convaincre de l’intégration avantageuse de « la question sociale » dans « la nouvelle question socio-environnementale ». Et encore moins du dépassement de la « question coloniale » ou « postcoloniale » par l’imposition universelle de nouvelles normes écologiques. Des standards en provenance du Nord, souvent perçus au Sud comme une forme d’« impérialisme vert », de énième déclassement des économies périphériques au nom d’un principe civilisationnel supérieur.

Si la préoccupation climatique d’une partie des opinions publiques occidentales est la bienvenue face au décalage entre les actes à poser et la frilosité des décideurs, ce volontarisme ne doit pas nous amener à projeter notre sentiment d’urgence sur le reste du monde, réexpliquait en 2019 François Polet du CETRI. « La fixation sur l’enjeu climatique est le privilège de groupes libérés d’urgences vitales. En termes de rapports Nord-Sud comme en termes de classes sociales, il faut tenir compte des réalités et des horizons de chacun. Et combattre la tendance qui envisage l’élévation des niveaux de vie des populations du Sud sous le seul angle de leur impact carbone » (Polet, 2019).

Dit autrement, le goût pour la « simplicité volontaire » de nantis à la fibre post-matérialiste n’a pas lieu de s’imposer sur la nécessité d’échapper à la « simplicité involontaire » de pauvres… à la fibre matérialiste. L’économiste camerounais Thierry Amougou abonde dans le même sens : « Le privilège de “penser climat” et de se mobiliser pour lui est inégalement réparti entre le Nord et le Sud. Il suppose d’être libéré de l’emprise des carences du quotidien. Entre les émissions d’opulence des uns et les émissions de survie des autres, l’urgence environnementale est celle des favorisés et pas de ses premières victimes. Ventre affamé n’a point d’oreilles pour l’écologie ! » (Amougou, 2020).

Cela étant, prendre conscience du fait que les secteurs populaires des pays pauvres ont de bonnes raisons de ne pas s’inquiéter au premier chef de l’urgence de la question environnementale ne doit pas masquer une autre facette des réalités du Sud. Celle des luttes socio-environnementales, certes minoritaires mais effectives, qui s’y mènent. Elles opposent le plus souvent des communautés locales au capitalisme transnational. Des populations affectées dans leurs territoires aux « mégaprojets » d’investisseurs extérieurs.

Qu’ils soient miniers, agro-industriels, énergétiques, routiers, portuaires, touristiques…, ces « mégaprojets » — du nom que leur donnent les mouvements indigènes — relèvent pour la plupart de cette poussée « extractiviste » qui, depuis le début du siècle, a réactualisé le destin « pourvoyeurs de ressources » sans valeur ajoutée de nombre de pays « périphériques ». Plaçant même plusieurs d’entre eux, pourtant peu industrialisés, en situation de « désindustralisation précoce », de « reprimarisation ». Et renforçant dans le même mouvement la subordination de ces économies à celles des grandes puissances, y compris émergentes, telle la Chine. 

Les mouvements socio-environnementaux sont constitués des habitants des « nouvelles frontières » de ce modèle prédateur qui les spolient. Un modèle d’« accumulation » qui procède non plus seulement « par exploitation du travail et de la nature », mais aussi « par dépossession », par « appropriation privative des biens communs », des sols et des sous-sols, des ressources naturelles, du matériel génétique, de la biodiversité, des savoir-faire locaux…

Certes, les premières motivations des opposants aux « mégaprojets » puisent sans doute plus dans le registre de la récupération en souveraineté sur des territoires, à des fins économiques, voire existentielles, que dans les convictions socioculturelles d’un « écologisme des pauvres » dont l’économiste Joan Martínez Alier (2014) fait l’hypothèse. Pour autant, ces « conflits de distribution » (www.ejatlas.org) naissent bien d’une répartition injuste et d’un accès inéquitable à des biens (ressources naturelles) et à des maux (pollutions diverses) environnementaux, qui participent de la crise écologique mondiale.

Qu’elles soient mayas en rébellion contre une multinationale d’extraction de nickel, activistes antibauxite dans l’État d’Odisha en Inde ou encore algériennes en butte à la fracturation hydraulique pour le pompage du gaz, les populations mobilisées, qualifiées de « mouvements pour la justice environnementale » par les intellectuels militants du Sud qui tentent de les articuler, apparaissent comme les victimes non consentantes — doublement concernées donc — d’un même schéma de production, d’échange et de consommation, destructeur aux échelles locales et planétaire (Svampa, 2020).

Communes ou différenciées, les responsabilités ?

L’épineuse question des « responsabilités de la crise écologique » est, elle aussi, cruciale. Elle recèle en creux la reconnaissance du problème, l’acceptation de ses causes et la désignation des fautifs, auxquels il incombe de réparer leurs erreurs. Ce n’est pas mince, tant la relativisation du problème (« halte au catastrophisme »), la dénégation de ses origines (« les scientifiques nous mentent ») et la dilution des responsabilités (« tous sur le même bateau ») occupent encore régulièrement le devant de la scène.

Et pourtant, cela fait au minium un demi-siècle que la communauté internationale s’est mise à en débattre, pour aboutir à Rio en 1992, au Sommet de la Terre, sur ce principe révolutionnaire : « Étant donné la diversité des rôles dans la dégradation de l’environnement, les États ont des responsabilités communes mais différenciées. Les pays développés admettent la responsabilité qui leur incombe […], compte tenu des pressions qu’ils exercent sur l’environnement mondial et des techniques et des ressources financières dont ils disposent. » (Nations Unies, 1992)

Inutile de préciser que les pays pauvres ont dû batailler ferme pour couler ce principe dans le bronze du droit international. Et parvenir ainsi à ajouter à l’idée (occidentale) des responsabilités communes dans les dégradations, celle qu’une part de l’humanité (les pays industrialisés) en endosse plus que l’autre (le Sud au sens large) et se trouve dès lors redevable vis-à-vis de cette dernière de son haut niveau de développement. Dit autrement, la dette écologique des (pays) riches à l’égard des (pays) pauvres, accumulée depuis la révolution industrielle, est à faire valoir hic et nunc.

De sommets en conférences, le principe des « responsabilités communes mais différenciées » a bien sûr traversé diverses étapes de précision, d’inflexion et de concrétisation, mais avec une constante à ce jour : l’application insuffisante des mesures qui en émanent. Peu ou prou, les États renâclent. Ou relâchent leurs efforts pour d’autres priorités. Ou se désistent, comme les États-Unis de Trump qui renient l’Accord de Paris de 2015, où pourtant les pays émergents — tels la Chine, l’Inde, etc. — estiment avoir pris part, à hauteur de leurs émissions de gaz à effet de serre, au partage du « fardeau », se dissociant ainsi des pays en développement dont les responsabilités dans les changements climatiques restent négligeables.

En réalité, en vertu des principes du pollueur/payeur et de la différenciation des responsabilités, deux lignes de fracture divisent les critiques qui proviennent du Sud. L’une sépare les puissances émergentes des pays toujours… immergés. Les premières, drapées dans leur défense de la souveraineté des États, privilégient — à l’instar des États-Unis, dont elles concurrencent désormais les niveaux de pollution (en termes absolus mais pas relatifs) — la voie nationale (et discrétionnaire) des engagements volontaires contre la crise écologique. Les seconds, relayés par l’Union européenne dans le meilleur des cas, plaident quant à eux en faveur de mécanismes supranationaux contraignants.

L’autre ligne de fracture à l’œuvre au Sud tend à opposer des positionnements plutôt « officiels » à des arguments plus anti-systémiques, portés par les organisations sociales critiques. Les adeptes des premiers considèrent que la transition des « pays en développement » vers un modèle respectueux de l’environnement ne pourra s’opérer que si les « pays développés » n’instrumentalisent pas l’impératif écologique pour à la fois protéger leurs marchés et pénétrer davantage ceux du Sud, ainsi qu’accessoirement conditionner l’aide, les financements et les transferts de technologies à de nouveaux ajustements (Khor, 2012).

Les tenants des seconds en revanche regrettent que la seule dénonciation par le Sud du protectionnisme vert occidental — copie inversée du plaidoyer du Nord pour « plus de libéralisation chez eux et moins chez nous » — cautionne plus qu’elle ne questionne les fondamentaux du modèle conventionnel tiré par les exportations. Et partant, qu’au nom d’une critique des conditionnalités environnementales Nord-Sud, les gouvernements du Sud n’échappent ni aux injonctions libre-échangistes ni à la dérégulation du commerce et des investissements. Même si certains d’entre eux, comme l’Équateur ou la Bolivie socialistes par exemple, s’y sont essayés, en tentant de grever « l’échange inégal » du paiement de la « dette écologique ».

Gris ou vert, le capitalisme ?

À ce jour, comment les sociétés humaines ont-elles réagi aux… réactions problématiques de l’environnement à l’incidence de leurs activités sur l’écosystème terrestre ? Comment ont-elles choisi de composer avec les aléas de l’« anthropocène », cette nouvelle ère de l’histoire, théorisée par le prix Nobel Paul Crutzen pour embrasser l’ensemble des événements géologiques causés par l’expansion de l’empreinte humaine dans la biosphère depuis la révolution industrielle ? Ou plutôt avec les aléas du « capitalocène » de Jason Moore, qui renvoie, dans une version plus politisée, à l’expansion de l’empreinte du capitalisme depuis les prémices de ce système d’accumulation par exploitation sociale et environnementale ?

Deux options prépondérantes ont capté l’essentiel des énergies. L’une, caricaturée par la saillie — « the American way of life is not negotiable » – du président des États-Unis, Bush père, lors du Sommet de la Terre de 1992 ; l’autre, croquée par le dessinateur Pierre Kroll (2019), qui fait dire à un grand patron, cigare aux lèvres, face au ciel et à la mer : « Bon, moi je veux bien respecter tout ça. Mais disons-le franchement : qu’est-ce que ça peut me rapporter ? »

La fuite en avant productiviste, commerciale et consumériste d’un côté ; le faux-semblant du développement durable de l’autre. « Capitalisme gris » versus « capitalisme vert ». Est-ce à dire « plus du même » versus « mieux que rien » ? Pour justifier la première option, le président des États-Unis s’appuie sur le déni des limites environnementales au mode de vie américain. Pour légitimer la seconde, le grand patron crayonné par Kroll parie, quant à lui, sur la possibilité d’une « Green Economy », d’une « manière écologique de faire des affaires », selon la définition qu’en donne le PNUD.

Le « business as usual » du premier, on connaît. Il est la principale cause de la crise écologique dans toute sa gravité. À rebours des mises en garde — de celles du Club de Rome en 1972 avec son « halte à la croissance » à celles du GIEC —, sa perpétuation à l’échelle planétaire grossit chaque jour ses impacts directs et leurs effets délétères sur le climat et la biodiversité. Mais qu’en est-il du grand dessein — alternatif au « capitalisme gris » — de développement durable, d’économie verte, ou encore de Green Deal, pour reprendre les diverses appellations mobilisées depuis les années 1990 ? Rompt-il, lui, avec la logique du modèle mainstream qui scie la branche sur laquelle il est assis ? Offre-t-il la perspective d’une prospérité partagée, respectueuse de l’environnement ?

Promu depuis trois décennies tantôt par les agences onusiennes, tantôt par les États nationaux ou, avec plus ou moins d’opportunisme, par les entreprises privées, le projet n’a fait la preuve ni d’un renversement de logique ni d’une inversion de tendances. Certes, il connaît d’innombrables variantes. Entre le simple greenwashing des uns et la relance keynésienne des autres par des investissements verts, la création d’une demande en produits environnementaux et l’innovation techno-écologique, il y a de fait des marges non négligeables.

Mais dans tous les cas, il procède d’une réconciliation, dans l’esprit de ses promoteurs, entre la possibilité d’engranger des profits et celle de préserver les ressources naturelles. À contresens donc de la conviction qui continue à prévaloir dans des secteurs de poids — énergies fossiles, industries lourdes, commerce international, etc. — selon laquelle une politique environnementale s’identifie inévitablement à un frein à la croissance. Le président du Conseil européen, Charles Michel, semble (désormais) persuadé du contraire. Le Green Deal de la Commission Van der Leyen « convertit une nécessité existentielle pour la planète en opportunités économiques » (Le Soir, 27 mai 2020).

Lexicalement il est vrai, le projet d’économie verte, qui a dominé les débats du Sommet Rio+20 de 2012, ne s’embarrasse plus du troisième pilier du développement durable (le social). Il entend rebooster le premier (l’économique) en valorisant le deuxième (l’environnemental). Pour ses détracteurs du Sud, il procède à « une colonisation de l’écologie par la logique d’accumulation de l’économie libérale » (Verzola & Quintos, 2011). Par la mise sur le marché du capital naturel, la valorisation des services écosystémiques, la privatisation des ressources, le brevetage du vivant… et la prétendue gestion efficace induite, la démarche entend réguler notre rapport à l’environnement, en dynamisant une « croissance créatrice d’emplois », assurant ainsi « un avenir viable au capitalisme » (CETRI, 2013).

Selon les coauteurs de L’urgence écologique vue du Sud (CETRI, 2020), l’illusoire verdissement du néolibéralisme, c’est le règne des « fausses solutions ». Parmi d’autres, les travers avérés de la commercialisation des « droits de polluer » (marché du carbone) et des diverses mesures de « compensation » en annihilent la portée. Pour Sylvie Brunel (2018), le « développement durable badigeonne de vertu » l’entreprise de « remodelage des zones d’influence des pays riches » dans les pays pauvres : la sécurisation des approvisionnements au nom du sauvetage de la planète. Ou comment adouber les fondamentaux d’un modèle à l’origine de l’aggravation des déséquilibres.

Pour l’ambitieux plan de relance européen post-pandémie, la critique est sévère. Si l’argument de ses partisans revient à dire qu’« investir dans le vert est rentable et que c’est la voie à suivre pour renouer avec la croissance » (Le Soir, 27 mai 2020), les actions préconisées — décarboner l’énergie, isoler les bâtiments, développer la mobilité douce, stimuler l’innovation technologique… — visent bel et bien la neutralité carbone en 2050 ! Hélas, l’insuffisance de son financement, la volonté flottante des pays membres et les incohérences entre les actes à poser et les accords commerciaux de l’UE laissent planer plus d’un doute sur sa faisabilité.

Réformé ou transformé, le paradigme ?

Si le « capitalisme vert » ne réussit pas à jeter les bases d’une prospérité soutenable et juste, où se situent alors les solutions ? À la faveur de la pandémie de coronavirus, à l’heure de réfléchir au « monde d’après », une quantité extraordinaire d’acteurs individuels et collectifs… du Sud et du Nord ont (ré)avancé leurs propositions alternatives.

Toutes ne coïncident pas mais partagent un air de famille social et écologique résolu, à distance du capitalisme globalisé. Elles plaident pour un changement de paradigme, en priorisant le respect et le partage des communs sur l’accumulation privée. Certaines en dressent les lignes de force sur le long terme, d’autres en définissent les étapes à franchir d’urgence. Elles passent tant par une réélaboration du rapport à la nature, que par un questionnement des rationalités, des rapports sociaux et des pratiques politiques intimement liées au modèle économique à supplanter.

Elles parlent beaucoup — même si ces leitmotivs ne datent pas d’aujourd’hui — de démarchandisation, de démondialisation et de démocratisation. De valeur d’usage aussi, de récupération en souveraineté et de redistribution. De justice encore, commerciale, fiscale, sociale, environnementale, migratoire…, c’est-à-dire de dispositifs légaux, de mécanismes supranationaux qui limitent les droits des uns (États, industriels, transnationales, grandes fortunes…) là où ils empiètent sur les droits des autres, humains et… non-humains, d’où les progrès, dans plusieurs pays du Sud surtout — au moins sur papier — du concept de « droits de la nature ».

Deux clivages au moins traversent ces propositions alternatives. Le premier renvoie à la question de l’État comme moteur ou frein des changements à opérer. Si beaucoup lui donnent un rôle central face au libre marché (ou à sa place) dans la transition à mener, un courant plus autonome ou libertaire prône, lui, une mise en œuvre locale de l’écologie sociale, « municipaliste » ou « communaliste », à distance en tout cas de l’État, accusé de confisquer le pouvoir à un peuple à même de l’exercer lui-même.

L’autre clivage met aux prises l’urgence de l’anticapitalisme versus celle de l’antiproductivisme. Là où la gauche égalitariste reproche à l’écologie politique ses atermoiements à l’égard du capitalisme, celle-ci réprouve les tergiversations de celle-là à l’égard du productivisme. Et ce, en dépit des serments de l’une et l’autre : la première arguant de son virage environnemental au tournant du millénaire, la seconde de la profondeur critique de son nouvel imaginaire politique. L’Équateur de Correa (2007-2017) et la Bolivie de Morales (2006-2019) offrent un exemple saisissant d’une combinaison initiale — écosocialiste — des deux perspectives, suivie d’une relégation de l’anti-extractivisme par la lutte contre la pauvreté.

Au final, quel que soit le degré de compatibilité des alternatives aujourd’hui sur la table, les vents dominants post-pandémie semblent privilégier un scénario « plus du même » plutôt que l’ébauche d’un « tout autre chose ». À quelques inflexions « durables » près, la relance de la machine ne peut s’encombrer du souci de la biodiversité et du climat. Reste dès lors à se compter, c’est-à-dire à mobiliser — au-delà des théorisations ou des « écogestes » — les acteurs sociaux capables de peser, au Nord et au Sud, dans les rapports de force clés. Là où se décide au nom de quels intérêts se joue le sort de l’écosystème terrestre et des générations présentes et à venir.

Bibliographie

Amougou Thierry (2020). « L’urgence écologique : un récit occidentalo-centré ». In L’urgence écologique vue du Sud (CETRI ed.). Paris, Syllepse, coll. Alternatives Sud (vol. 27-3), pp. 137-143.

Brunel Sylvie (2018). Le développement durable. Paris, PUF.

CETRI (2013). Économie verte – Marchandiser la planète pour la sauver ? Paris, Syllepse, coll. Alternatives Sud (vol. 20-1).

CETRI (2020). L’urgence écologique vue du Sud. Paris, Syllepse, coll. Alternatives Sud (vol. 27-3).

Charbonnier Pierre (2020). « L’écologie ne nous rassemble pas, elle nous divise ». Le Monde, 14 mai.

Khor Martin (2012). Risks and Uses of the Green Economy Concept in the Context of Sustainable Development, Poverty and Equity. Research Papers, n°40, South Centre, Genève (Suisse).   
URL : https://www.greengrowthknowledge.org/sites/default/files/downloads/resource/Risks_and_uses_of_the_GE_concept_South%20Centre.pdf

Kroll Pierre (2019). Des signes qui ne trompent pas. Paris (France), Les Arènes.

Latour Bruno (2017). Où atterrir ? Comment s’orienter en politique. Paris, La Découverte.

Martínez Alier Joan (2014). L’écologisme des pauvres. Une étude des conflits environnementaux dans le monde. Paris, Les petits matins.

Nations Unies (1992). Rapport de la Conférence des Nations-Unies sur l’environnement et le développement. Rio de Janeiro, 3-14 juin 1992, 508 p.

Polet François (2019). « Ne pas projeter notre sentiment d’urgence sur le reste du monde ». Démocratie, n° 4, avril [en ligne]. URL : https://www.cetri.be/Ne-pas-projeter-notre-sentiment-d

Svampa Maristella (2020). « ¿Hacia dónde van los movimientos por la justicia climática? ». Nueva Sociedad, n° 286, avril. URL : https://nuso.org/articulo/hacia-donde-van-los-movimientos-por-la-justicia-climatica/

Verzola Pio & Quintos Paul (2011). Green Economy: Gain or Pain for the Earth’s Poor ? IBON International Policy Brief. IBON center, Quezon city (Philippines).   
URL : https://iboninternational.org/download/green-economy-gain-or-pain-for-the-earths-poor/

Sites web

Environmental justice Atlas : https://www.ejatlas.org [proyecto ejatlas, instituto de ciencia y tecnología ambiental (ICTA), Universidad autónoma de Barcelona].


Notes

[1] Ce texte reprend dans une version remaniée et synthétisée par son auteur l’introduction du numéro d’Alternatives Sud intitulé L’urgence écologique vue du Sud, paru en septembre 2020 (CETRI, 2020).


Auteur / Author

Bernard Duterme est sociologue, directeur du Centre tricontinental (CETRI, Louvain-la-Neuve, Belgique). Il est responsable de la collection Alternatives Sud (publication trimestrielle du CETRI aux éditions Syllepse). Il est auteur de plusieurs livres sur le développement, l’environnement et les mouvements sociaux dans les rapports Nord-Sud.

Bernard Duterme is a sociologist and director of the Centre tricontinental (CETRI, Louvain-la-Neuve, Belgium). He is responsible for the Alternatives Sud collection (CETRI’s quaterly publication, published by Syllepse) and has written several books on development, the environment and social movements in North-South relations.


Résumé

Sortir par le haut des cinq dilemmes de la crise environnementale implique de la considérer d’urgence comme un enjeu central ; de prendre acte du fait que les populations les plus vulnérables ne sont pas nécessairement celles qui lui donnent priorité ; de faire valoir la dette écologique des (pays) riches à l’égard des (pays) pauvres ; de rejeter le business as usual, même « verdi » ; et d’opter résolument pour un changement de paradigme, sans snober les conditions sociales et politiques d’une transition régulée.

Mots clés

Crise écologique – Nord-Sud – Climat – Inégalités – Durabilité.

Abstract

Emerging from the five dilemmas of the environmental crisis implies to urgently consider it as a central issue; to take note of the fact that the most vulnerable populations are not necessarily those who give it priority; to assert the ecological debt of the rich (countries) towards the poor (countries); to reject business as usual, even if « greener »; and to resolutely opt for a paradigm shift, without snubbing the social and political conditions of a regulated transition.

Key words

Ecological crisis – North-South – Climate – Inequalities – Sustainability.

 

 

L’Institut universitaire du Sud : un engagement en faveur du développement durable

YAO GNABÉLI Roch
Sociologue, Université Félix Houphouët-Boigny & Institut universitaire du Sud (Côte d’Ivoire)


ARDD-1-2021 – Développement durable : recherches en actes

Éditorial


Pour citer cet article

YAO GNABÉLI Roch : « L’Institut universitaire du Sud : un engagement en faveur du développement durable », Actes de la recherche sur le développement durable, n°1, 2021.
ISSN : 2790-0355 (version en ligne) — ISSN : 2790-0347 (version imprimée)
URL : https://publications-univ-sud.org/ardd/2021/12/464/
DOI : (à compléter)


Texte intégral

L’Institut universitaire du Sud, un engagement en faveur
du développement durable

par Roch YAO GNABÉLI

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L’institut universitaire du Sud (Univ-Sud) se définit comme un projet d’innovation à fois au plan institutionnel, scientifique, pédagogique et social. Ainsi, l’Univ-Sud est un centre de recherche, de formation et de renforcement des capacités sur le développement durable, les innovations, le management, l’entrepreneuriat durable, les rapports à l’environnement, la gouvernance des projets de développement local et la conduite des transformations sociales. L’institut travaille également à la promotion d’une synergie des acteurs du développement à l’échelle locale, notamment dans les collectivités locales. Alimenté par des résultats de recherche, ce projet de synergie des acteurs est une manière concrète et opérationnelle de favoriser l’appropriation et l’opérationnalisation des recommandations issues de la recherche scientifique.

Le projet institutionnel

L’innovation institutionnelle au sein de l’Univ-Sud (en tant qu’institution privée de type universitaire) consiste à associer à la fois la formation de type académique, la recherche scientifique pluridisciplinaire, les publications scientifiques, le renforcement des capacités des acteurs de développement et un cadre de complémentarité et de collaboration impliquant les chercheurs, les décideurs et les acteurs de développement local. C’est sur cette base que l’Univ-Sud comporte : i) un dispositif de formation diplômante privilégiant la professionnalisation et l’acquisition de compétences en lien avec les défis d’un  développement durable, la capacité d’innovation et de créativité des étudiants ; ii) le Center for innovation and capacity building (CICAB) en tant qu’outil de conception et de mise en œuvre des programmes de renforcement des capacités des acteurs de développement ; iii) le centre de recherche sur le développement durable et les innovations (CREID) ; iv) la revue Actes de la recherche sur le développement durable (ARDD) en tant support de diffusion des travaux de recherche et des expériences novatrices au regard des défis liés au développement durable ; v) le projet « synergie des acteurs locaux du développement » en tant qu’espace social de co-construction d’un développement durable par des acteurs inscrits dans un même territoire ou partageant une même ressource.

Le projet scientifique

Il s’agit ici d’une ambition prenant appui à la fois sur le développement de la recherche, la diffusion des produits de la recherche et la collaboration entre chercheurs du « Sud » et ceux du « Nord ». Cette collaboration est visible dans la conduite du dispositif pédagogique, dans la gestion de la revue ARDD et dans la composition du conseil scientifique de l’institut. Au plan scientifique, les analyses proposées par l’Univ-Sud, pour chaque situation étudiée, repose sur le point de vue de la totalité, le point de vue de l’interdépendance des facteurs et des dimensions de la situation. Ce positionnement se fonde sur le fait que dans le contexte ivoirien, rares sont les institutions de recherche dédiées principalement à la réflexion scientifique pluridisciplinaire et systémique sur les conditions sociales, environnementales, économiques, culturelles, du développement durable. En outre, les défis actuels du développement durable demandent une interface solide entre recherche scientifique et politique ou projet de développement. Sur cette base, l’institut a mis en place le centre de recherche sur le développement durable et les innovations (CREID) ainsi que deux pôles de recherche, à savoir le pôle « société et développement durable » et le pôle « environnement et développement durable ».

Le projet pédagogique

Le dispositif pédagogique de l’Univ-Sud va développer à la fois des formations qualifiantes (programmes de renforcement des capacités des acteurs locaux et des travailleurs, développement de la créativité et de l’innovation) et des formations diplômantes (licences et masters) dans les domaines incluant le management pour un développement durable, l’entrepreneuriat durable, la sociologie du développement local, la sociologie de l’environnement, l’économie, les innovations. La formation à l’Univ-Sud va reposer sur des valeurs, sur des vertus et être capable d’induire un engagement des diplômés en faveur d’un développement durable des sociétés locales dans un contexte de globalisation. Le dispositif de formation s’appuie sur quatre piliers interdépendants : i) une approche pluridisciplinaire, mobilisant différents champs de connaissances (sciences sociales et humaines, sciences économiques, sciences du management, sciences juridiques, sciences de l’environnement, sciences de la communication, disciplines de la planification, de l’évaluation et de la prospective) ; ii) une formation orientée vers la professionnalisation des étudiants ; iii) une formation théorique améliorée grâce à une capitalisation des résultats de la recherche réalisée au sein de l’Univ-Sud ; iv) une place prépondérante pour les stages pratiques, l’immersion et l’expérimentation professionnelles ; v) une priorité accordée à l’innovation, à la créativité, au développement des capacités entrepreneuriales des apprenants et aux start up initiées par les étudiants en fin de formation.

Par ailleurs, l’Univ-Sud considère que la création de conditions adéquates pour un développement durable des sociétés contemporaines passe par le renforcement des compétences et des capacités des acteurs, impliqués ou désireux de prendre part à des processus de transformation de certains aspects de ces sociétés. Or, l’institut considère que les règles générales d’accès à la formation (systèmes éducatifs, enseignements techniques et professionnels, universités), indexées aux niveaux de scolarisation et aux diplômes, limitent fortement la diffusion des connaissances vers la grande majorité des acteurs, en milieu rural et en milieu urbain, et quels que soient les secteurs d’activité. En outre, les jeunes diplômés en sciences sociales, qui ne peuvent tous devenir enseignants ou chercheurs de métier, sont confrontés à la traduction directe de leurs compétences scientifiques en aptitudes techniques et professionnelles. Au regard de ces constats, l’Univ-Sud a décidé de construire un pont solide entre les connaissances théoriques, les résultats de la recherche scientifique et les acteurs qui agissent, décident au quotidien, transforment les sociétés, leurs ressources et leur environnement. La création du Center For Innovation and Capacity Building (CICAB) répond au souci de permettre à un plus grand nombre d’acteurs d’acquérir les savoir-faire, les ouvertures d’esprit, de s’imprégner des expériences positives et de découvrir la possibilité d’innover.  Plusieurs programmes de renforcement des capacités sont ainsi conçus pour répondre à ce besoin. Les formations sont de courte durée, largement accessibles et organisées sous forme d’ateliers interactifs et dynamiques.

Le projet social

Un des angles originaux sous lequel l’Univ-Sud veut apparaitre, est d’une part, de pouvoir susciter directement des interactions, des collaborations ou des complémentarités chez les acteurs du développement local ; et d’autre part, de créer un cadre d’échange d’expériences impliquant les chercheurs, les décideurs et acteurs de développement local. Le projet « synergie des acteurs locaux du développement » est un espace social de co-construction d’un développement durable par les acteurs. Sa phase pilote va être mise en place à partir des résultats de l’étude en cours à l’Univ-Sud, portant sur « les conditions d’utilisation des berges et ressources de la lagune ébrié dans la perspective d’un développement durable, dans les communes de Yopougon, Songon, Jacqueville, Dabou (Côte d’Ivoire) ».

L’idée de structurer (à travers l’Univ-Sud) un cadre novateur de réflexion, de formation et d’appui au développement durable repose également sur le fait que la conduite des processus de changement social et de transformation plus globale d’une société dans la perspective d’un développement durable repose sur une réponse toujours singulière, spécifique, contextualisée. Ainsi, l’originalité de l’Institut universitaire du Sud est de nourrir le lien entre les standards internationaux de développement durable et les réponses locales, par la recherche sur les contextes locaux et la formation des acteurs locaux de développement. Ce qui devrait faciliter l’opération­nalisation de solutions innovantes, pour un développement durable tenant compte des standards internationaux et des besoins spécifiques aux sociétés locales.

La revue Actes de la recherche sur le développement durable (ARDD) participe pleinement de cette ambition. Au nom de l’Univ-Sud, je félicite les responsables et l’équipe rédactionnelle de la revue, je les encourage à maintenir le cap afin d’en faire rapidement une revue de référence sur le thème du développement durable. Enfin, je dis merci à tous les auteurs et contributeurs de ce premier numéro.


Auteur / Author

Roch YAO GNABÉLI est professeur de sociologie à l’Université Félix Houphouët-Boigny (Abidjan, Côte d’Ivoire). Docteur de l’université de Cocody et de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) de Paris, il est l’auteur de Les mutuelles de développement en Côte d’Ivoire. Idéologie de l’origine et modernisation villageoise (L’Harmattan-Paris, 2014), Retour sur l’objet de la sociologie. Du problème scientifique au projet pédagogique (L’HarmattanDakar, 2018) et a co-dirigé État, religions et genre en Afrique occidentale et centrale (Ed. Langaa, Cameroun, 2019). Ses travaux actuels portent sur les mécanismes sociologiques de transformation des structures sociales. Il est membre de l’Institut universitaire du Sud (Jacqueville, Côte d’Ivoire).

Roch YAO GBABÉLI is professor of sociology at the University Felix Houphouët-Boigny (Abidjan, Ivory Coast). He holds a doctorate of both the University of Cocody and the École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS) in Paris. He is the author of Les mutuelles de développement en Côte d’Ivoire. Ideologie de l’origine et modernisation villageoise (L’Harmattan-Paris, 2014), Retour sur l’objet de la sociologie. Du problème scientifique au projet pédagogique (L’Harmattan-Dakar, 2018) and has co-edited State, religions and gender in West and Central Africa (Langaa, Cameroon, 2019). His current work focuses on the sociological mechanisms of transformation of social structures. He is a member of the Institut universitaire du Sud (Jacqueville, Côte d’Ivoire).

ARDD-1-2021 Développement durable : recherches en actes

Actes de la recherche sur le développement durable

n°1-2021
Développement durable : recherches en actes

Qu’entend-on aujourd’hui par développement durable ? Quels en sont les domaines d’application ? De quelle manière la production de connaissances scientifiques est-elle impliquée dans sa mise en œuvre ?
Ce premier numéro d’Actes de la recherche sur le développement durable offre un aperçu du large éventail d’études et de réflexions scientifiques actuelles sur les questions liées au développement durable. Il met en évidence la diversité des approches et des manières d’envisager cette notion du point de vue théorique et critique comme du point de vue de l’analyse des politiques publiques, des pratiques sociales et des formes de mobilisation. En posant la question de recherches en actes, ce numéro interroge le caractère plurivoque des productions scientifiques, ainsi que leur rôle vis-à-vis des enjeux économiques, sociaux, politiques, idéologiques, environnementaux du développement durable. Critique théorique, expertise, recherche-action, fourniture de produits scientifiques « utiles », science participative, innovation et expérimentation de pratiques alternatives : la variété des postures scientifiques représentées dans ce numéro éclaire la nature plurielle et polémique des formes d’appropriation sociale et politique de la notion de développement durable, de sa traduction dans les pratiques et de ses répercussions sur les rapports sociaux.

ISSN : 2790-0355 (version en ligne) — ISSN : 2790-0347 (version imprimée)
URL : https://publications-univ-sud.org/ardd/2021/12/449/
DOI : (à compléter)

Revue scientifique pluridisciplinaire éditée par l’Institut universitaire du Sud (Univ-Sud), Jacqueville, Côte d’Ivoire.

Ce numéro est publié avec le soutien du Centre d’études en sciences sociales sur les mondes africains, américains et asiatiques (CESSMA – UMR 245 IRD, Inalco, Université de Paris) et de la Faculté Sociétés & Humanités de l’Université de Paris (France).

Illustration de couverture : œuvre d’art environnemental, à l’entrée du Jardín Mágico, Guadalest, Espagne.

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Sommaire


Éditorial

YAO GNABÉLI Roch
L’Institut universitaire du Sud : un engagement en faveur du développement durable

DOSSIER. Développement durable : recherches en actes

BAZIN Laurent
Des recherches en actes sur le développement durable ? Les sciences face à une multitude d’enjeux enchevêtrés

Durabilité et globalisation : approches théoriques et critiques

DUTERME Bernard
Les cinq dilemmes Nord-Sud de la crise écologique

BLANC Maurice & STOESSEL-RITZ Josiane
L’économie sociale et solidaire comme pilier du développement durable : une perspective transactionnelle

BAGAYOKO Siriki
Développement durable : origines et évolutions d’une notion clé dans les instances internationales

SLIM Assen
Croissance verte et décroissance : deux visions extrêmes de la durabilité

HERNÁNDEZ Valeria & FOSSA RIGLOS María Florencia
La question climatique et le tournant social de la science de la complexité : repenser l’interdisciplinaire et l’intersectoriel à partir d’une anthropologie critique

GAUZIN-MÜLLER Dominique
Vers une architecture frugale et créative. Le retour des matériaux vernaculaires

Analyses : politiques, pratiques, mobilisations

PHÉLINAS Pascale
Les enjeux de la régulation environnementale : efficacité et acceptabilité. Application au soja transgénique en Argentine

BENBEKHTI Omar
Le développement durable crée-t-il du lien social : un cas d’application depuis l’Algérie

MÉITÉ Youssouf & YAO GNABÉLI Roch
Les ressources écologiques terrestres dans la commune de Jacqueville (Côte d’Ivoire) : entre politiques, normes et pratiques foncières

HILLENKAMP Isabelle
Mobilisations pour l’égalité et protection de l’environnement : une relation sous tension. L’expérience du Réseau Agroécologique de Femmes Agricultrices RAMA ( Brésil).

TAGRO NASSA Marcelle-Josée, MIAN Anick Michelle Etchonwa & N’GORAN Konan Guillaume
Abidjan et Grand-Bassam à l’épreuve de la résilience aux inondations (Côte d’Ivoire)

Portraits, biographies, œuvres

SLIM Assen
Portrait d’un précurseur de la décroissance : Nicholas Georgescu-Roegen et la bioéconomie

SIALLOU Kouassi Hermann
Hans Jonas : un penseur du développement durable

Institutions, organisations, réseaux

RIEU Antoine
Transition dans l’enseignement supérieur, enseignement supérieur en transition : l’expérience du Campus de la transition

VANDERMEEREN Odile, GAUZIN-MÜLLER Dominique, BELINGA NKO’O Christian & SACKO Oussouby
Actions et initiatives du FACT : le réseau des experts de la construction en terre au Sahel


Notes de lectures et recensions

BLANC Maurice
L’école aux colonies. Entre mission civilisatrice et racialisation (1816-1940), par Carole Reynaud-Paligot, éd. Champ Vallon, 2020

BLANC Maurice
Conflits, coutume et deuil en Afrique subsaharienne. Négociations, transactions sociales et compromis parmi les Bamiléké de l’Ouest Cameroun, par Véronique Matemnago Tonlé, L’Harmattan, 2018