Appel à contributions ARDD-2-2022 Biodiversité et développement durable

Appel à contributions

Actes de la recherche sur le développement durable

Revue scientifique pluridisciplinaire éditée
par l’Institut Universitaire du Sud (Univ-Sud),
Jacqueville, Côte d’Ivoire
ISSN : 2790-0355

Numéro 2 – 2022

« Biodiversité et développement durable »

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Pour son second numéro à paraître en novembre 2022, Actes de la recherche sur le développement durable souhaite aborder la question de la biodiversité, dans sa relation avec le développement durable.

Le terme biodiversité (contraction de biological diversity) a fait son apparition avec la première grande alerte lancée par des scientifiques à la fin des années 1980 sur la menace d’une extinction massive des espèces ; et cela dans le contexte des premières élaborations internationales de la notion de développement durable, prenant en compte la nécessité de préservation de l’environnement et des ressources naturelles. La notion de biodiversité est donc d’emblée liée à ces deux idées qui la placent au cœur des débats sur le développement durable : une menace sur la diversité du vivant provoquée par l’expansion des activités humaines et un impératif de sauvegarde.

Dès le moment où le terme a été énoncé, la biodiversité s’est trouvée au cœur d’enjeux économiques, (géo)politiques, idéologiques et éthiques considérables qui n’ont cessé de s’aiguiser au fil des années. La notion elle-même paraît indissociable de ces enjeux. Les connaissances scientifiques sur la biodiversité ne sont donc pas « neutres » : elles sont inscrites dans une pluralité de positions, et sont notamment prises entre plusieurs pôles : d’un côté leur constitution en « sciences de la conservation » qui se mobilisent pour faire face à une situation de crise ; de l’autre côté leur enrôlement comme facteur de production sur un nouveau front de l’expansion du capitalisme globalisé (biotechnologies, pharmacologie, marché des « droits à polluer » et de la préservation, etc.) ; ou bien encore leur investissement dans l’analyse de l’impact des activités humaines sur les milieux naturels à des fins de régulation écosystémique et de gestion durable des ressources naturelles.

La biodiversité apparaît comme un aspect fondamental de l’existence et de la dynamique du vivant. Les sciences naturelles évaluent la biodiversité sur trois niveaux : celui des espèces (coexistence de différentes espèces au sein d’un même écosystème), celui des écosystèmes (différenciation des écosystèmes en fonction du support de vie) et des gènes (variabilité du patrimoine génétique au sein d’une même espèce). C’est l’interdépendance entre ces trois niveaux qui est constitutive d’écosystèmes dynamiques (adaptabilité du vivant). Mais ceux-ci sont eux-mêmes en interdépendance avec des activités humaines en constante évolution, à l’échelle microlocale de situations singulières (organisation sociale, politique, économique à l’origine des logiques pratiques et idéelles du rapport à l’environnement et aux ressources qui en sont extraites), comme à l’échelle planétaire du changement climatique et de la transition écologique.

Du côté des sciences sociales et de la philosophie, la prise en compte de la biodiversité renouvelle les approches classiques des relations des sociétés à leur environnement naturel, et cela à plusieurs niveaux. Comment la question de la biodiversité (et les enjeux complexes qu’elle condense) est-elle introduite institutionnellement, socialement, politiquement, économiquement ? Quelles significations en sont produites par les sociétés et de quelle manière ? Comment sont fabriquées les normes internationales en matière de préservation de la biodiversité ? Comment sont-elles traduites dans les règlementations nationales et mises en application ? Que transforment-elles des relations entre différentes catégories d’acteurs, aux intérêts souvent divergents voire ouvertement conflictuels : communautés locales, groupes militants, États, ONG, entrepreneurs locaux, investisseurs nationaux ou transnationaux, experts, scientifiques ? La question des inégalités (sociales, économiques, politiques, etc.) et des rapports de force se niche au cœur de la question.

Ces perspectives complexifient également les oppositions classiques entre différentes approches des finalités et des moyens des politiques et réglementations à mettre en œuvre : préservation, conservation ou protection des espaces naturels ? Les recherches de ces dernières décennies ont largement montré le caractère illusoire des visions forgées sur des milieux auparavant décrits comme « naturels », « vierges » ou « primaires », à l’instar des forêts tropicales. Ces milieux jusqu’alors considérés comme « sauvages » ont en réalité été de longue date investis et transformés par l’action humaine qui, selon les circonstances, a contribué à appauvrir ou à enrichir leur biodiversité.

Ces constats confèrent toute son acuité, mais aussi son ambivalence et ses limites, à la notion de service écosystémique. Élaborée dans une visée pragmatique, souvent critiquée pour son anthropocentrisme voire son utilitarisme (i.e. la biodiversité doit être préservée parce qu’elle constitue la condition d’une gestion durable des ressources, voire un gisement de ressources non encore exploitées), cette notion peut néanmoins être mobilisée à des fins pédagogiques, pour faire prendre conscience de l’importance de la préservation d’espèces singulières ou d’écosystèmes particuliers dans la perspective de pérenniser des ressources naturelles et/ou écologiques au niveau local, ou dans l’urgence globale de la lutte contre le changement climatique. Elle peut ainsi contribuer à modifier les représentations pour faire évoluer les pratiques lorsque celles-ci s’avèrent destructrices (surexploitation, défrichage et transformation des habitats naturels, usages de produits éco-toxiques comme les pesticides, pollutions urbaines et industrielles, effets induits des industries d’extraction, gestion des déchets, introduction d’espèces invasives, etc.). La notion de service écosystémique est elle-même plurielle : elle peut se décomposer en quatre grands faisceaux pour signifier les services d’approvisionnement rendus à l’homme par les écosystèmes (culture, exploitation, prédation, extraction), les services de régulation (climat, qualité de l’eau ou de l’air, pollinisation, érosion, gestion des risques naturels etc.), les services culturels (détente, loisirs, inspiration artistique, éducation, activités religieuses etc.) et les services de support nécessaires à la (re)production des trois autres (formation des sols, cycle de l’eau etc.).

La pandémie de covid-19 a récemment donné une nouvelle actualité à l’ensemble de ces questions, alors même que la problématique des maladies émergentes (épizooties pour l’essentiel) est portée par les scientifiques depuis une cinquantaine d’années. Les questions de santé publique, et notamment la perspective « une santé unique » impliquent de s’intéresser d’un même mouvement à l’ensemble des interactions entre communautés humaines et leur environnement naturel, dans un contexte de globalisation des échanges internationaux.

Ce second numéro de la revue ARDD a l’ambition de fournir un aperçu de la manière dont ces questions complexes sont abordées dans les différents champs disciplinaires qu’elles mobilisent, quelles que soient les aires géographiques.

La notion de biodiversité est-elle opératoire d’un point de vue scientifique ou bien en termes de politique publique ? Comment est-elle problématisée dans les sciences naturelles, les sciences sociales ? Comment ces différents champs de connaissance peuvent-il collaborer, et à quelle fin ? Selon les cas, quels problèmes épistémologiques cela soulève-t-il ? Quelles méthodologies peuvent être mises en œuvre pour interroger cet objet complexe ?

Ce numéro pourra accueillir des articles qui abordent la question du point de vue théorique, épistémologique et méthodologique, sous un angle global comme du point de vue de l’étude de cas particuliers, de démarches expérimentales localisées, dans tous les espaces géographiques et relevant de toutes les disciplines scientifiques. La problématique concerne les recherches dites fondamentales ou appliquées (agronomie, sciences de l’ingénieur, architecture, urbanisme, paysagisme, aménagement, etc.).

Les auteur.e.s sont invité.e.s à illustrer comment elles/ils mobilisent la notion de biodiversité sous trois aspects : au plan des connaissances, au plan pratique de l’expérience, et en explicitant la forme que prend l’implication de la/du chercheur.e dans l’expérience qu’elle/il observe. Nous souhaitons recueillir un éventail très large de modalités de mise en œuvre des recherches : expériences de recherche-action, engagement du/de la chercheur.e auprès des acteurs de son terrain, ou recherche distanciée visant à alimenter la réflexion sur l’action, la pratique, les normes, etc.

Les articles doivent être rédigés dans une langue accessible, avec un souci de pédagogie, et demeurer suffisamment synthétiques pour ne pas dépasser 40 000 signes.


Calendrier

– Les propositions d’article (résumés) sont à adresser avant le 31 janvier 2022 à l’adresse de la rédaction

– Les articles complets (40 000 signes) doivent parvenir au plus tard le 30 avril 2022.

– La parution du numéro est prévue en novembre 2022.


Appel à articles : autres rubriques

La revue ARDD publie également :

– des articles hors-thème (varia)

– des articles consacrés à la biographie et à l’action de personnages emblématiques, d’Afrique ou d’ailleurs (tels René Dumont, Wangari Muta Maathai).

– des articles présentant des institutions, organisations, associations dont l’action (recherche, enseignement, diffusions de connaissances, etc.) se situe dans le champs du développement durable.

– Des comptes rendus d’ouvrage et notes de lecture.

Des recherches en actes sur le développement durable ?

Les sciences face à une multitude d’enjeux enchevêtrés

 

BAZIN Laurent
Anthropologue, CNRS, Centre lillois d’études et de recherches sociologiques et économiques (CLERSÉ), Centre d’études en sciences sociales sur les mondes africains, américains et asiatiques (CESSMA)


ARDD-1-2021 – Développement durable : recherches en actes

Introduction


Pour citer cet article

BAZIN Laurent : « Des recherches en actes sur le développement durable ? Les sciences face à une multitude d’enjeux enchevêtrés », Actes de la recherche sur le développement durable, n°1, 2021.
ISSN : 2790-0355 (version en ligne) — ISSN : 2790-0347 (version imprimée)
URL : https://publications-univ-sud.org/ardd/2021/12/594/
DOI : (à compléter)

Actions et initiatives du FACT : le réseau des experts de la construction en terre au Sahel

VANDERMEEREN Odile
Ingénieure architecte, cofondatrice du réseau Fact Sahel+, coordinatrice de l’association Archisanat

GAUZIN-MÜLLER Dominique
Architecte-chercheure, Laboratoire de recherche en architecture, École nationale supérieure d’architectes de Toulouse (France)

BELINGA NKO’O Christian
Architecte, chercheur associé au Centre international de la construction en terre de l’École nationale d’architecture de Grenoble (CRAterre-ENSAG), France

SACKO Oussouby
Inscrit à l’Ordre des Architectes du Mali (OAM), membre expert d’ICOMOS-ISCEAH et d’ICOMOS-ISCARSAH, président de l’Université de Kyoto Seika (Japon)


ARDD-1-2021 – Développement durable : recherches en actes

Institutions, organisations, réseaux


Pour citer cet article

VANDERMEEREN O., GAUZIN-MÜLLER D., BELINGA NKO’O C. & SACKO O. : « Actions et initiatives du FACT. Le réseau des experts de la construction en terre au Sahel », Actes de la recherche sur le développement durable, n°1, 2021.
ISSN : 2790-0355 (version en ligne) — ISSN : 2790-0347 (version imprimée)
URL : https://publications-univ-sud.org/ardd/2021/12/587/
DOI : (en cours d’attribution)


Texte intégral

Actions et initatives du FACT : le réseau des experts de la construction en terre au Sahel

par Odile VANDERMEEREN, Dominique GAUZIN-MÜLLER, Christian BELINGA NKO’O & Oussouby SACKO

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La terre crue, un matériau ancestral pour inventer l’avenir

Devenir de bons ancêtres

Depuis deux ans, des millions de jeunes manifestent régulièrement dans les rues du monde entier pour dénoncer le gaspillage des ressources, pour alerter quant à la pollution de l’air et de l’eau, et nous enjoindre de changer de cap afin de préserver leur avenir. Il est à la fois terrible de voir que des enfants sont plus lucides que leurs parents et rassurant d’entendre leurs propos si pertinents et de constater leur envie d’agir.  « Il est temps pour l’humanité de reconnaître une vérité dérangeante : nous avons colonisé le futur […]. Comment devenir les ancêtres bons que les générations futures méritent ? » (Krznaric, 2020).

1. Photo de FACTmille lors du Forum annuel des acteurs et membres du réseau FACT Sahel+ en 2020
© Nicolas Réméné, 2020

Le béton oui, mais avec parcimonie

Le secteur du bâtiment est responsable, au niveau mondial, d’environ 40 % des émissions de gaz à effet de serre et 36 % de la consommation totale d’énergie (PNUE, 2018). Depuis un siècle, le béton est symbole de progrès et de modernité. C’est un merveilleux matériau, si utile pour la construction d’ouvrages d’art, de fondations et de certains systèmes porteurs. Son utilisation à l’échelle des besoins de construction mondiaux est cependant de plus en plus remis en cause. Une des critiques est relative aux grandes quantités de sable nécessaires pour le produire : le sable est devenu si rare, que des plages sont pillées au Maroc, au Ghana et ailleurs. Par ailleurs, environ 8 % des émissions de gaz à effet de serre responsables du réchauffement de la planète sont imputés à la fabrication du ciment. Utilisons donc le béton armé avec parcimonie, dans les ouvrages pour lesquels il est indispensable, et préférons pour le reste des matériaux économes en énergie. Lors d’une construction ou d’une rénovation, les choix doivent désormais tenir compte des ressources localement disponibles : bois, bambou, typha, pierre… ou terre crue !

La construction en terre, une tradition millénaire

La terre crue et ses savoirs ancestraux ont généré en Afrique un magnifique patrimoine aux rangs desquels d’illustres monuments et ensembles comme la mosquée d’Agadez au Niger, le tombeau des Askias au Mali, le ksar Ait Ben Adou au Maroc, etc. Autant de merveilles reconnues par l’Unesco comme patrimoine mondial de l’humanité. La terre crue, qui a de nouveau le vent en poupe dans le monde, est promise ici à un bel avenir. Les matériaux de construction à base de terre créent localement des emplois, dynamisent l’économie et réduisent ainsi l’exode vers des villes déjà saturées. La vraie richesse du Sahel et des pays qui l’entourent se trouve dans la mosaïque culturelle et dans la vivacité de sa jeunesse, véritable force créatrice qui perpétue le savoir-faire des anciens.

Les multiples avantages de la terre crue

Connus de manière empirique depuis des millénaires, les multiples avantages de la terre crue sont aujourd’hui vérifiés scientifiquement. Cette matière première, abondante et recyclable, provient de la dégradation de la roche mère. Son extraction est facile, même avec des outils rudimentaires, et sa transformation en matériau de construction nécessite peu d’énergie. Le transport est souvent nul, car la ressource est disponible sur place. Facile à travailler, la terre est bien adaptée à l’autoconstruction et à des chantiers participatifs. Elle est compatible avec les autres matériaux et très appréciée en rénovation.

De nombreux monuments vieux de plusieurs siècles prouvent que la terre est un matériau mécaniquement performant, et qu’il résiste aux intempéries quand il a été mis en œuvre conformément aux règles de l’art. Les différentes techniques utilisées — adobe, bauge, torchis, pisé, BTC, etc. — sont souvent adaptées aux granulométries variées de la matière première trouvée localement. Si elle n’est pas stabilisée avec du ciment ou de la chaux, la terre peut être recyclée quand le bâtiment arrive en fin de vie. Après la démolition des murs, la masse de terre peut être mélangée au sol du site ou réutilisée pour une nouvelle construction.

2. Terres et pigments naturels destinés aux décorations des maisons en terre, lors du festival annuel « Bogo Ja »
organisé à Siby, au Mali, par le FACT Sahel+
et Bougou Saba. © Nicolas Réméné, 2020

Un matériau vivant et apaisant

La terre absorbe odeurs et bruits, et ne diffuse aucun produit toxique. Sa présence garantit un climat intérieur sain : elle absorbe l’humidité en excès, la stocke puis la restitue quand l’air devient trop sec. Par ailleurs, l’inertie thermique des murs en terre ralentit considérablement les échanges de chaleurs entre intérieur et extérieur, procurant un abri indispensable au Sahel, où les températures sont plus écrasantes chaque année.

Matériau vivant et agréable au toucher, la terre séduit un nombre croissant d’architectes et de clients pour la beauté de sa texture brute. Sa vaste palette de couleurs s’étend du gris foncé au jaune éclatant, en passant par de multiples nuances de rose et le rouge intense de la latérite. Dans ses nouveaux usages, de plus en plus fréquents et diversifiés, la terre est porteuse d’une modernité frugale, qui contribue à inventer l’avenir.

Un réseau qui inscrit la construction en terre crue sur le marché du BTP 

Le FACT, un réseau participatif qui prend forme

Le réseau FACT Sahel+ (Forum des Acteurs de la Construction en Terre) est né de la mobilisation des acteurs de trois pays : Mali, Niger et Burkina Faso. L’architecture en terre, leur dénominateur commun, les relie aussi aux autres pays du Sahel et à leurs voisins, invités à rejoindre le réseau. Les membres du FACT sont architectes ou maçons, artisans ou fonctionnaires, ingénieurs ou artistes, urbanistes ou entrepreneurs… Ensemble, ils mettent en place une méthode participative de promotion de la construction en terre crue.

Convaincre le marché du BTP

Le FACT Sahel+ rapproche les savoir-faire de la construction en terre crue avec le marché du BTP d’aujourd’hui. Il participe à son essor dans cette région, loin des idées reçues qui véhiculent l’image de bâtiments fragiles ou précaires. Le secteur de la construction est, en Afrique de l’Ouest, en pleine activité, principalement en zone urbaine. Nombreuses sont les grandes entreprises du BTP qui maîtrisent le béton et l’acier. Mais il leur reste encore une étape à franchir pour rejoindre les précurseurs qui agissent sur les grands enjeux environnementaux et sociétaux de notre époque : s’allier l’expertise des spécialistes de la construction en terre. La région sahélienne et subsaharienne peut profiter de sa chance : pouvoir s’appuyer sur des pratiques constructives encore répandues, sur le savoir-faire de maîtres maçons respectés et sur un réseau d’acteurs engagés. Dans le secteur du bâtiment, les premiers qui proposeront une offre concurrentielle décrocheront tous les marchés, car les questions énergétiques et l’utilisation de nos ressources naturelles sont devenues des enjeux cruciaux.

3. Le savoir-faire professionnel de construction en terre : exemple de démonstration de la réalisation de murs
en blocs de terre comprimée (BTC)
en 2020, lors du festival annuel « Bogo Ja », organisé à Siby, au Mali,

par le FACT Sahel+ et Bougou Saba. © Nicolas Réméné, 2020

4. Lodge en géo-béton (BTC) à Assinie, en Côte d’Ivoire, soigneusement construit par Philippe Romagnolo
et son équipe du cabinet Art’terre
en 2010. © Odile Vandermeeren, 2019

Émergence d’une filière terre au Sahel et alentour

Rapprocher l’offre et la demande

Au Sahel, les entreprises spécialisées en construction en terre se multiplient et de nombreux projets voient le jour. Une véritable filière terre émerge malgré de nombreux obstacles : manque de reconnaissance, de formation, de réglementation, etc. Son essor dépend de la mise en relation entre les clients potentiels et les experts pour favoriser son développement à plus grande échelle.

Forts de ce constat, les acteurs de la région veulent faciliter, à travers le réseau FACT, les échanges entre les différents intervenants des projets de construction. Le réseau s’engage à prendre en compte les cultures constructives de la région au service d’une architecture contemporaine en terre pour offrir une large palette de solutions innovantes aux populations, qu’elles soient rurales ou urbaines, modestes ou plus aisées.

Le réseau FACT Sahel+ a pour ambition de faire le lien entre offre et demande (privée et publique) grâce à un panel de compétences larges et complémentaires. Il est composé de femmes et d’hommes, artisans, décorateurs, artistes, étudiants, enseignants, producteurs de matériaux, entrepreneurs, ingénieurs et architectes ainsi que d’ONG et associations de constructeurs. La pluridisciplinarité de ses membres est un atout important pour le développement et la pérennisation de l’architecture en terre au niveau local et régional.

De nombreuses opportunités

Le nombre des membres du FACT Sahel+ s’accroît presque quotidiennement. C’est le signe d’un regain d’intérêt pour la construction en terre mais également de l’émergence de nombreux acteurs qui agissaient depuis longtemps mais de manière isolée. La mise en réseau offre l’opportunité de trouver facilement, près de chez soi, des techniciens qualifiés et compétents, en capacité de réaliser, dans les règles de l’art, un projet de construction avec le matériau terre.

En termes d’impact, le réseau FACT Sahel+ est aujourd’hui reconnu, et ses membres sollicités pour intervenir dans les projets utilisant des matériaux locaux dans la construction. Ce sont des professionnels dont le carnet de commande se remplit à mesure que le réseau se fait connaître.

Alors qu’il devient évident que la terre crue s’inscrit aujourd’hui dans le marché de la construction pour une architecture durable et responsable, des efforts restent cependant à faire pour la mise en place de cadres réglementaires et normatifs adaptés, nécessaires pour faciliter à la fois le développement du marché privé et la commande publique.

5. Les experts du FACT Sahel+, des acteurs engagés aux profils variés. © Nicolas Réméné, 2018

Sensibilisation du grand public pour promouvoir la construction en terre

Le TERRA Award Sahel+

Le FACT a lancé en 2018 le TERRA Award Sahel+, premier prix international des architectures contemporaines en terre crue au Sahel et dans les pays limitrophes. Ce concours met en lumière des projets de la grande région du Sahel, dont tous les pays partagent les mêmes contraintes climatiques et les mêmes opportunités économiques, culturelles, environnementales et humaines. Le résultat du TERRA Award Sahel+ reflète le dynamisme de ce secteur en Afrique de l’Ouest. Ses finalistes sont valorisés dans une exposition itinérante et un livre intitulés Construire en terre au Sahel aujourd’hui (Vandermeeren et al., 2020). Une cinquantaine de projets issus de douze pays y révèlent le nouveau visage de l’architecture en terre, avec une image contemporaine mais forte de son identité culturelle. Une part de chaque maçon, artisan et bâtisseur, de chaque consœur et confrère architecte, ingénieur ou artiste est sensible dans les pages du livre Construire en terre au Sahel aujourd’hui et à travers le réseau. Derrière ces bâtiments inspirants, on découvre des hommes et des femmes de terrain passionnés par leur métier, des maîtres d’ouvrage ouverts et courageux et des experts dont le travail de longue haleine est enfin mis à l’honneur. Tous s’interrogent sur le futur à léguer aux prochaines générations et veulent construire le monde de demain avec ingéniosité, dans le respect de leur territoire et de sa culture.

Construire en terre au Sahel aujourd’hui

Plusieurs similitudes flagrantes sont sensibles dans la sélection des magnifiques bâtiments de l’exposition et du livre associé. La raréfaction des ressources en eau, en électricité et en bois est un facteur qui sollicite le génie humain, stimulé pour réinventer la matière. Par ailleurs, de nombreuses équipes proposent un projet global incluant l’aménagement des espaces extérieurs, la présence du végétal, l’orientation par rapport aux vents dominants, etc. La prise en compte des éléments naturels et la recherche d’harmonie sont révélatrices d’un impératif qui ne peut plus être ignoré : la considération de la nature qui nous entoure.

Les concepteurs et bâtisseurs finalistes du TERRA Award Sahel+ utilisent tous les atouts du matériau terre pour nous livrer des immeubles sains, confortables et économiques, optimisés du point de vue thermique et énergétique. En effet, la matière première utilisée pour construire est disponible sur place, les matériaux sont naturels et ne dégagent pas de particules toxiques. L’inertie des épais murs en terre crue permet de diminuer, voire de supprimer les coûts de la climatisation, allégeant ainsi les factures d’électricité. Par ailleurs, les édifices en terre « respirent » et régulent l’hygrométrie, ce qui les rend particulièrement agréables à vivre.

6. « Le vrai luxe, c’est la nature » est le slogan de l’écolodge
Le Campement Kangaba à Bamako, au Mali.

© Odile Vandermeeren, 2018

7. Quatrième de couverture et couverture du livre Construire en terre au Sahel aujourd’hui.
© Museo et FACT, 2020

Les canaux de communication du FACT Sahel+

Des échanges numériques professionnels et conviviaux

Un des objectifs du FACT Sahel+ est d’améliorer la visibilité des professionnels et de favoriser les échanges entre eux. Pour y arriver, le réseau met à profit les aspects positifs de la digitalisation en utilisant les canaux de communication numériques. Ces échanges virtuels créent la collectivité au-delà des frontières terrestres. Le transfert d’informations entre les membres du FACT, au sein du réseau lui-même, est aussi convivial et spontané que technique et professionnel. La méthode est participative. Ce sont ses membres qui communiquent à travers les plateformes et échangent sur leurs activités et sur les résultats atteints à travers projets et constructions. Ces informations fournissent de la matière aux supports de médiatisation et de sensibilisation sur les potentiels de la construction en terre.

Ensuite, ces actions et les outils développés par le FACT pour le public extérieur sont diffusés sur des canaux de communication organiques, sur les réseaux sociaux, touchant ainsi des générations diverses et des profils variés. Grâce au numérique et à la digitalisation, la question du territoire dépasse les limites administratives. Par ce biais, le FACT peut fédérer et créer la cohésion nécessaire à travers le Sahel et les pays limitrophes.

Ainsi, « […] à l’heure de la virtualisation des techniques, de l’information et de son traitement, on peut être en droit de se demander si l’espace géographique reste toujours aussi déterminant. Sous nos yeux, une évolution progressive mais inéluctable semble à l’œuvre » (Babinet, 2018).

Les deux pieds dans la terre

À l’opposé de cette communication virtuelle, les pratiques des experts du FACT s’ancrent aussi dans leur terroir grâce au matériau terre. Comme l’a souligné Elvira Pietrobon lors d’un forum FACT : « Construire en terre, c’est tout à la fois : rétablir un lien avec le territoire, sensibiliser la population aux défis du futur, dessiner un territoire entier en le pensant comme une entité cohérente, symboliser une idée de culture et d’habiter » (Pietrobon, 2020).

Il s’agit donc d’être à la fois « avec » et « parmi » : être acteur à plusieurs niveaux, agir à différentes échelles, décloisonner les pratiques et partager les courants de pensées.  Le FACT se révèle à la fois un vecteur « transfrontalier » et, en même temps, « local et citoyen ».

Des activités et des outils intergénérationnels

Le FACT est engagé dans diverses activités de communication, sensibilisation, promotion, formation et transfert de savoirs entre professionnels au travers de colloques, expositions, festivals, chantiers, workshops, publications, expérimentations, etc., à l’instar de l’exposition itinérante et de l’ouvrage Construire en terre au sahel aujourd’hui. S’il crée des outils numériques pour la sensibilisation sur le matériau terre et pour faire connaître son réseau de professionnels, il soutient aussi des manifestations plus populaires. Le FACT coorganise ainsi avec l’association Bougou Saba le festival Bogo Ja, un événement visant à la fois la diffusion de l’identité culturelle et architecturale et la préservation de l’environnement autour de la décoration de maisons en terre de Siby, au Mali. Ce concours est porté par les femmes qui refont chaque année les enduits en terre de leur concession : elles ont transformé cet acte domestique en jeu, à l’échelle du village. Le geste saisonnier mis à l’honneur symbolise le soin apporté à l’habitat, donc à la famille. Le FACT propose également de nombreux stages et ateliers aux enfants pour leur faire découvrir, de façon ludique, instinctive et palpable, les potentiels intrinsèques des matériaux naturels. 

8. L’exposition et le livre Construire en terre au Sahel aujourd’hui sont des outils
de communication très percutants utilisés par le réseau FACT Sahel+
© Nicolas Réméné, 2020

9. La performance de l’éphémère Bogo Ko nous inspire cette pensée présente à chaque instant dans la vie quotidienne au Sahel :
« Nous venons de la terre et nous retournerons à la terre». Fatoumata Bagayoko, Compagnie Jiriladon
et Massira Toure
pour FACT Sahel+ et Bougou Saba.
© Nicolas Réméné, 2020

10. Ateliers didactiques, stages cabanes et expériences scientifiques ont été organisés pour la jeunesse en 2020 lors du festival
« Bogo Ja » à Siby,
au Mali, par le FACT Sahel+ et Bougou Saba. © Nicolas Réméné, 2020

11. Be Terre or Be Square : Les clips 360° font partie des outils de communication et de promotion qui accompagnent
l’exposition
Construire en terre au Sahel aujourd’hui. © Nicolas Réméné, 2020.
Vidéo FACT clip 360° Nanagaleni (à voir ici)

12. Peintures en terres et pigments naturels lors du festival « Bogo Ja » à Siby, au Mali, organisé par le FACT Sahel+
et Bougou Saba.
© Nicolas Réméné, 2020

Nouvelle approche de la construction

Trois étages en terre sans structure en béton

Dans le livre Construire en terre au Sahel aujourd’hui, quelques projets choisis avec soin sont illustrés en bande dessinée pour mettre en évidence les étapes de chantier et les techniques de construction. Parmi les techniques les plus connues et utilisées en Afrique de l’Ouest, on distingue l’adobe (brique de terre crue) et la brique de terre comprimée (BTC). Une dualité est accentuée en schématisant ces modes constructifs afin de mettre en évidence que ces deux techniques peuvent être mises en œuvre sur plusieurs étages avec une structure en béton armé et même sans, ce qui est plus écoresponsable. Il est important de démontrer que les performances structurelles peuvent être compétitives sans poteaux en béton, comme pour l’hôtel Nanagaleni à Koulikoro, au Mali, qui est construit uniquement en murs d’adobe. Tout est bon pour faire prendre conscience au public que les peurs et les incertitudes qui entourent le matériau terre peuvent être facilement surmontées, car elles ne sont pas fondées. Quant aux édifices en BTC, certains atteignent trois niveaux sans structure en béton armé, tel l’hôtel Le Djoloff à Dakar, au Sénégal.

13. L’hôtel Nanagaleni, au Mali, est construit en adobe sans poteaux en béton.
Dessin © Julien Batendeo avec Odile Vandermeeren – Photo © Nicolas Réméné, 2018
14. L’hôtel Le Djolof, au Sénégal, a été réalisé en BTC sans poteaux en béton.

Dessin © Julien Batendeo avec Odile Vandermeeren – Photo © Nampemanla, 2018

Métamorphoser l’acte de construire

Si nous considérons les difficultés de notre époque comme des chances offertes à l’humanité de renouer avec des valeurs locales, les matériaux de construction comme la terre, le bois et la pierre ont un rôle très important à jouer dans la « métamorphose de l’acte de construire » (Bornarel et al., 2018). Quelle que soit la forme sous laquelle elle est utilisée, la terre est un matériau tant local que global. Elle nous permet à la fois de dialoguer avec notre passé, de réfléchir à notre présent et d’envisager notre avenir. La diversité de sa mise en œuvre à travers les différentes cultures doit nous faire reconnaître son impact sur l’architecture d’hier et d’aujourd’hui. La terre, par ses qualités naturelles et par son adaptation culturelle, doit être reconsidérée de manière complète. Elle doit surtout être envisagée comme un matériau offrant une réponse aux enjeux climatiques, économiques et sociétaux auxquels nous devons faire face aujourd’hui.

Des architectures sans âme ni souffle

Dans son expansion mondiale, l’architecture moderne a brisé les ponts avec une architecture  artisanale et non rentable. Dans ce contexte globalisé, l’utilisation du béton, du verre et de l’acier au Sahel a pour conséquence la production d’architectures en rupture avec le milieu socioculturel, et avec les réalités climatiques. Cette standardisation a favorisé l’émergence d’un environnement bâti coupé des traditions et sans lien avec les hommes qui doivent l’utiliser. Elle a créé des architectures sans identité, coupées de leur milieu et de leurs usagers, et des agglomérations de bâtiments sans âme ni souffle.

Le processus est plus important que le produit

À travers les pays et les cultures, l’architecture porte en elle une responsabilité sociale. Elle implique un devoir de transmission. Les maîtres de la terre évoquent tous le côté magique de ce matériau, grâce à son adaptabilité aux climats et surtout à son caractère bioréactif. A Djenné, les processus de construction des bâtiments en terre contiennent une part d’invisible, comme des techniques spirituelles, des éléments intangibles ou des codes partagés au sein de la communauté des maçons, appelée barey-ton. Ces pratiques et leur transmission sont plus importantes que le bâti physique. La protection du site et de la maison constitue un processus spirituel important. Les maçons procèdent à des rites magiques pour purifier le site, dispersent un mélange de plusieurs céréales sous les fondations et font des prières au moment de poser le premier tas de terre. Ces interventions sont à la fois liées à un savoir-faire extérieur palpable et à un savoir-faire intérieur que l’on ne maîtrise pas. Dans ce sens, la transmission des savoirs doit se faire d’un maître maçon à un apprenti sensible à la spiritualité de la pratique.

Le rivage des possibles

Les bâtiments présentés dans l’ouvrage Construire en terre au sahel aujourd’hui permettent de redécouvrir la diversité esthétique et architecturale de la terre. Bien mieux que le béton, elle permet de jouer sur le sens de la vie et sur la diversité des formes et des modes d’utilisation. Grâce à une meilleure compréhension de ce matériau et à son utilisation pertinente, nous pourrons faire évoluer notre rapport à la construction. Cette redéfinition doit être comprise comme une chance offerte à l’humanité de retrouver ses valeurs, de se réapproprier son milieu de vie et de penser son futur.

C’est pour participer à cette transition que le FACT Sahel+ milite et fédère autour de la construction en terre, établissant un lien sensible avec le territoire et le terroir. D’ailleurs, le mot Sahel, qui signifie « rivage » en arabe, nous place face à l’étendue des possibles qui s’offrent encore à nous.

15. Le Sahel désigne une bande de l’Afrique marquant la transition, à la fois floristique et climatique, entre le Nord et le Sud.
Cette situation a inspiré ce dessin réalisé par le réseau FACT Sahel+ pour sa communication.
© Odile Vandermeeren et Lara Briz, 2020

Bibliographie

Références citées

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URL : https://www.institutmontaigne.org/blog/la-fin-de-letat-nation-partie-1-les-glissements-de-souverainete-induits-par-la-technologie

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URL : https://ted.com/talks/roman_krznaric_how_to_be_a_good_ancestor/transcript?language=fr#t-120826

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Sélection bibliographique pour aller plus loin

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URL : https://craterre.hypotheses.org/files/2017/05/7752_Tombeau_Askia.pdf

Vandermeeren Odile & FACT Sahel+ (2020). Construire en terre au Sahel aujourd’hui. Plaissan (France), éd. Muséo & FACT.

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Sites web et vidéos en ligne

FACT Sahel+ (2020). Clip 360° Nanagaleni [Vidéo mise en ligne le  2/2/2020]
URL : https://www.youtu.be /uWlnmW_rmmk

Frugalité heureuse et créative : https://www.frugalite.org

Réseau FACT Sahel+ : https://www.factsahelplus.com

Terre d’Afrique et architecture : Outils didactiques et film didactique Terre d’Afrique et architecture. URL : https://terredafriqueetarchitecture.wordpress.com/1_outils-didactiques/

Tulet Amélie (2013). « L’architecture en terre : une solution pour le Sahel », RFI [reportage mis en ligne le 8/3/2013]. URL : https://www.rfi.fr/afrique/20130301-architecture-terre-une-solution-le-sahel


Auteurs / Authors

Odile VANDERMEEREN, ingénieure architecte belge, travaille depuis plus de douze ans en Afrique et en Europe dans une même philosophie : créer des synergies et allier les savoir-faire pour réaliser une architecture respectueuse de l’environnement et du travail de chacun. Elle nomme cette pratique « archisanat ». Finaliste du TERRA Award 2016 avec l’école de couture à Niamey, elle décide de décliner ce concours au Sahel. Le livre Construire en terre au Sahel aujourd’hui est le résultat de dix ans de travail et de mise en réseau pour révéler les acteurs de terrain.

Odile VANDERMEEREN, a Belgian engineer and architect, has been working for more than twelve years in Africa and Europe with the same philosophy: to create synergies and to combine know-how in order to achieve an architecture that respects the environment and the work of each person. She calls this practice « archisanat ». Finalist of the TERRA Award 2016 with the school of sewing in Niamey, she decided to decline this competition in the Sahel. The book Construire en terre au Sahel aujourd’hui (Building with earth in the Sahel today) is the result of ten years of work and networking to reveal the actors in the field.

Dominique GAUZIN-MÜLLER est architecte-chercheure et enseignante française, auteure de 19 livres et d’expositions sur l’architecture et l’urbanisme écoresponsables. Elle a coordonné deux prix mondiaux : le TERRA Award sur l’architecture en terre crue et le FIBRA Award sur l’architecture en fibres végétales. Elle est membre associée de l’Académie d’architecture. Elle est professeure honoraire associée de la chaire Unesco « Architectures de terre, cultures constructives et développement durable », enseignante à l’ENSAS (École nationale supérieure d’architecture de Strasbourg, France), et à l’ENAM (École nationale d’architecture de Marrakech, Maroc). Elle a commencé en septembre 2020 une thèse de doctorat sur l’architecture frugale et créative au Laboratoire de recherche en architecture de l’École nationale supérieure d’architecture de Toulouse.

Dominique GAUZIN-MÜLLER is a French architect-researcher and teacher, author of 19 books and exhibitions on eco-responsible architecture and urbanism. She has coordinated two world prizes: the TERRA Award for raw earth architecture and the FIBRA Award for plant fibre architecture. She is an associate member of the Academy of Architecture (France). She is an honorary associate professor of the UNESCO Chair “Earthen Architectures, Constructive Cultures and Sustainable Development”, a teacher at ENSAS (École nationale supérieure d’architecture de Strasbourg, France), and at ENAM (École nationale d’architecture de Marrakech, Morocco). In September 2020, she began a PhD on frugal and creative architecture at the Laboratoire de recherche en architecture of the École nationale superieure d’architecture de Toulouse.

Christian BELINGA NKO’O est architecte dplg, détenteur du DSA « Architectures de Terre » de l’ENSAG (École nationale d’architecture de Grenoble, France) et d’un certificat de management de la reconstruction de l’habitat dans des contextes post-catastrophe naturelle (STT–IFRC, Oxford Brookes University, Royaume-Uni). Il exerce comme consultant indépendant sur des projets de développement liés à l’utilisation de la terre et des matériaux localement disponibles comme ressources à valoriser aussi bien dans la construction neuve, la conservation du patrimoine bâti en terre, que dans la valorisation des intelligences constructives locales. Il collabore avec CRAterre-ENSAG (laboratoire de recherche et Centre international de la construction en terre de l’École nationale d’architecture de Grenoble, France), où il est à la fois consultant expert et chercheur associé. Il est également enseignant vacataire depuis plusieurs années au sein de l’ENSAG.

Christian BELINGA NKO’O is an architect, holder of the DSA “Architectures de Terre” from ENSAG (Ecole nationale d’architecture de Grenoble, France) and of a certificate in management of housing reconstruction in post-natural disaster contexts (STT-IFRC, Oxford Brookes University, UK). He works as an independent consultant on development projects related to the use of earth and locally available materials as resources to be valorised in new construction, in the conservation of the earthen heritage, and in the valorisation of local constructive intelligence. He collaborates with CRAterre-ENSAG (research laboratory and International Centre for Earthen Construction of the National School of Architecture of Grenoble, France), where he is both an expert consultant and associate researcher. He has also been a part-time teacher for several years at ENSAG.

Oussouby SACKO est architecte, inscrit à l’Ordre des Architectes du Mali (OAM), membre expert des comités scientifiques internationaux sur le patrimoine de l’architecture en Terre (ISCEAH) et pour l’analyse et la restauration des structures du patrimoine architectural (ISCARSAH) d’ICOMOS (International Council on Monuments and Sites). Il est président de l’Université de Kyoto Seika (Japon). Porté par son désir de réorganiser la relation entre l’homme et son environnement bâti, il a conduit plusieurs études de terrain à travers le monde, et rédigé plusieurs publications dans le domaine de l’architecture, urbanisme, sciences sociales et humaines. Ses récentes recherches sont basées sur l’architecture communautaire, les transformations et transitions spatiales, les projets de rénovation, de restauration et de conservation du patrimoine architectural.

Oussouby SACKO is an architect, registered with the Order of Architects of Mali (OAM), expert member of the International Scientific Committees on Earthen Architectural Heritage (ISCEAH) and for the Analysis and Restoration of Architectural Heritage Structures (ISCARSAH) of ICOMOS (International Council on Monuments and Sites). He is President of Kyoto Seika University (Japan). Driven by his desire to reorganise the relationship between man and his built environment, he has conducted several field studies around the world, and written several publications in the field of architecture, urban planning, social sciences and humanities. His recent research is based on community architecture, spatial transformations and transitions, renovation projects, restoration and conservation of architectural heritage.


Résumé

La construction en terre nous rend vivants. Nous sentons l’odeur de cette terre dont nous sommes issus. Nous touchons sa matière qui nous apaise. Nous voyons ses couleurs qui nous émerveillent. Nous nous enthousiasmons pour les potentiels qu’elle nous inspire et pour les innovations qu’elle suscite dans nos esprits, qui nous amènent à réinventer des savoir-faire et à surpasser les techniques existantes. Nous avons suivi les traces de nos pères et de nos mères. Ils nous ont appris le respect du monde vivant, le partage et les techniques de construction. Notre devoir, en tant qu’experts, est d’adapter ces techniques à la société d’aujourd’hui. En Afrique de l’Ouest, des femmes et des hommes engagés se regroupent depuis une dizaine d’années pour former le FACT, un réseau qui Fédère les Acteurs de la Construction en Terre au Sahel. Il organise l’échange entre les professionnels, favorise leur visibilité et affirme une identité constructive sahélienne, qui respecte les ressources naturelles et les savoir-faire humains.

Mots clés

Architecture – Construction – BTP – Terre – Sahel – Culture – Climat et environnement.

Abstract

The earthen construction makes us alive. We smell the odor of the earth from which we come. We touch its matter which soothes us. We see its colors that amaze us. We are enthusiastic about the potential it inspires us and the innovations it arouses in our minds, which lead us to reinvent know-how and surpass existing techniques. We have followed in the footsteps of our fathers and mothers. They taught us respect for the living world, sharing and building techniques. Our duty, as experts, is to adapt these techniques to today’s society. In West Africa, committed women and men have been coming together for the past ten years to form FACT, a network that federates the Earthen Construction Actors in the Sahel. It organizes exchanges between professionals, promotes their visibility and affirms a constructive Sahelian identity that respects natural resources and human know-how.

Key words

Architecture – Construction – Earth – Sahel – Culture – Climate and environment.

Transition dans l’enseignement supérieur, enseignement supérieur en transition : l’expérience du Campus de la transition

RIEU Antoine
Université de Paris, Centre d’études en sciences sociales sur les mondes africains, américains et asiatiques (CESSMA) ; Companies and Development (CODEV), Institut de Recherche et d’Enseignement sur la Négociation (IRENE), ESSEC Business School, Cergy, France ; Campus de la Transition, Forges, France


ARDD-1-2021 – Développement durable : recherches en actes

Institutions, organisations, réseaux


Pour citer cet article

RIEU Antoine : « Transition dans l’enseignement supérieur, enseignement supérieur en transition : l’expérience du Campus de la transition », Actes de la recherche sur le développement durable, n°1, 2021.
ISSN : 2790-0355 (version en ligne) — ISSN : 2790-0347 (version imprimée)
URL : https://publications-univ-sud.org/ardd/2021/12/582/
DOI : (à compléter)


Texte intégral

Transition dans l’enseignement supérieur, enseignement supérieur en transition : l’expérience du Campus de la transition

par Antoine RIEU

Version PDF

Comment transformer l’enseignement supérieur pour être à la hauteur des bouleversements de l’anthropocène (Crutzen, 2002 ; Bonneuil & Fressoz, 2015) ? Depuis 2016, un groupe d’une petite vingtaine d’enseignants-chercheurs, de praticiens, d’étudiants et de citoyens s’est associé pour porter ensemble deux convictions. La première conviction est que les enseignements doivent intégrer les enjeux de la transition.  Selon Renouard et al. (2020, p. 22), « dans le contexte écologique et social, parler de transition consiste […] à chercher à passer d’une situation contemporaine marquée par des trajectoires insoutenables à un état des sociétés caractérisé par la soutenabilité et l’équité, vis-à-vis des générations présentes comme des générations futures ». La seconde conviction est que cela implique une mise en transition profonde de nos manières d’enseigner, pour qu’elles soient incarnées et encastrées dans des milieux, des territoires, des réalités sociopolitiques (embodied and embedded, selon l’expression du courant éponyme en philosophie des sciences cognitives)[1].

En 2018, le Campus de la transition a été créé par ce petit groupe. Il s’agit d’un éco-lieu expérimental principalement dédié à l’enseignement et à la recherche-action. C’est aussi un acteur associatif qui prend racine dans le territoire du sud de la Seine-et-Marne en région parisienne et qui agit en réseau avec de nombreux acteurs de l’enseignement supérieur, de la recherche, des collectivités, de l’économie, engagés à des degrés divers dans la transition écologique et sociale. Par ses inspirations multiples (dont le Schumacher College au sud de l’Angleterre et le Sustainability Institute en Afrique du Sud, entre autres), par son fonctionnement (un éco-lieu lui-même en transition, une large diversité de publics qui s’y croisent), par ses modalités d’action (vie sur place, recherches-actions participatives, enseignements sur site ou dans les institutions partenaires, forte pluridisciplinarité et transdisciplinarité), il occupe une place unique dans le paysage français et international.

Quand il évoque les associations, Salvador Juan (2008) insiste sur la nécessité d’articuler leur dimension organisationnelle à leur dimension institutionnelle. Animées par des valeurs, créant des normes, elles contribuent à la production de la société (Laville 2010), à la vivification de la mémoire sociale (Ricœur, 2000). En outre, si on adopte un regard fonctionnaliste, qui s’intéresse à la place que les associations occupent dans un système, Juan (2008, p. 93) nous montre qu’elles ne sont pour autant pas dépourvues de rationalité organisationnelle. Ces deux dimensions se construisent dans le temps et sont en recomposition permanente dans la mesure où chaque participant contribue à produire l’association, institue l’action (ibid., p. 89) avec ses perspectives, son histoire, son intelligence, l’imaginaire qu’il partage et auquel il contribue (Castoriadis, 1975). De la même façon, et en particulier au moment de la genèse des projets, la structuration varie largement selon les opportunités, financements, infrastructures et compétences disponibles. Ainsi, l’article est structuré en deux temps. La première partie relève de la dimension institutionnelle du Campus. Assumant un regard subjectif et un ton narratif, cette partie met en avant quelques principes fondamentaux de ses valeurs, de sa culture et de son projet. Toutes les actions du Campus s’enracinent dans ces principes.  La deuxième partie relève de la dimension organisationnelle. Une sélection de trois activités représentatives du Campus — une formation certifiante, un projet de recherche-action, une publication académique — est décrite pour illustrer le projet associatif en acte.

L’article assume un regard résolument subjectif et engagé. Il s’agit d’un texte d’acteur qui restitue ses observations dans une logique rétrospective. En effet, l’auteur est partie prenante active de l’association depuis 2017. La position occupée sur le terrain permet ainsi d’avoir une vue transversale de l’association. L’auteur a d’abord participé à la structuration du projet et à la formulation de ses valeurs — ce qui fait l’objet de la première partie. A partir du dépôt des statuts, il a fait partie du conseil d’administration. Par la suite, il a participé aussi bien à des chantiers de rénovation, au conseil académique, qu’au montage de projets de recherche et à la rédaction d’une publication académique — qui font l’objet de la deuxième partie.

La dimension institutionnelle du Campus de la transition : culture, valeurs, projet

Petit récit subjectif : « la magie du Campus »

Nous sommes le 10 juillet 2017, un peu après 9 heures. Je passe les portes du Centre Sèvres à Paris, j’entends des éclats de rire et la voix distincte de Cécile Renouard. Un petit groupe qu’elle a rassemblé se tient près des distributeurs de café. Tout le monde semble déjà bien se connaitre tant les échanges sont chaleureux. Après m’être introduit brièvement, je suis accueilli avec beaucoup d’entrain et de ferveur. Nous montons en direction de la salle 105 au premier étage. Des chaises sont disposées en cercle, un paperboard est préparé, des encarts sont affichés. La journée que nous nous apprêtons à passer ensemble est animée par Martin, cadre dans l’industrie agroalimentaire en voie de reconversion. Il rappelle ce pour quoi nous sommes réunis : dans la continuité des deux réunions précédentes (auxquelles je n’avais pas pris part), il s’agit de poursuivre les réflexions pour entreprendre ensemble la création de ce que l’on qualifiait alors de projet d’école de la transition — dans les mots de Cécile, « quelque chose comme une école de commerce alternative ». Il pose également les bases des modalités de prise de décision pour la journée : nous prendrons les décisions par consentement, modalité décisionnelle permettant de s’assurer que personne n’a d’objection fondamentale au vu des enjeux du projet sans pour autant que chacun discute de chaque ligne. Au programme : poursuivre la formulation des convictions partagées par chacune des personnes réunies et qui constituent le socle philosophique du projet (« formuler les idées pour ce qui serait notre rêve »), construire le modèle économique, partager les résultats d’une veille sur différents modèles d’enseignement supérieur ou de recherche, parler des partenariats éventuels, des contenus pédagogiques, créer des éléments de communication clairs et concis sur le projet qui soient mobilisables en cas de rencontre avec un partenaire ou investisseur potentiel (elevator pitchs), poser des premières bases de réflexion pour la gouvernance du projet. Ce jour-là, nous avons passé neuf heures ensemble et créé une synergie inédite.

A mes yeux, chacune des réunions ultérieures a été d’un enthousiasme et d’une richesse humaine et intellectuelle comparables, indépendamment de nos doutes ou du sentiment de débordement qui nous touchait par moment. Depuis, certains se prennent à parler de « la magie du Campus ». Cette formulation pourra prêter à sourire. Elle ne signifie pas qu’il n’y a pas de tensions ou de désaccord, que nous vivons dans l’illusion d’un monde pacifié, sans politique. Elle traduit cette culture commune, créée dès les débuts de l’aventure, qui est soucieuse de la qualité des liens et qui tente d’entretenir individuellement et collectivement une forme de joie et d’espoir quand bien même nous sommes tous conscients de manière aigüe des dégâts écologiques, climatiques et sociaux en cours et à venir. Cette joie et cet espoir sont alors des ressorts pour l’action, laquelle lutte contre tout fatalisme et « catastrophisme ». Elle traduit aussi la surprise que nous pouvons avoir quand nous constatons les émules que le projet suscite, parfois bien au-delà de nos attentes initiales, ou qu’un événement très positif inattendu se produit — une subvention de recherche inespérée, un don imprévu, l’adhésion de personnes clefs.

Cette « magie », je la trouve aussi dans la capacité qu’a eue le projet, dès sa création, à entrer parfois instantanément en résonnance avec une large diversité de personnes, à l’image des membres du groupe que Cécile avait réuni à l’été 2017 : quatre actuels ou anciens cadres-dirigeants dans l’agro-alimentaire, l’énergie, l’industrie pharmaceutique, les cosmétiques, deux personnes qui avaient construit une grande partie de leur vie professionnelle dans une maison d’édition, des anciens étudiants ingénieurs ou en RSE diplômés depuis peu et entamant une carrière engagée sur les questions écologiques et énergétiques, des enseignants-chercheurs et praticiens en droit, en finance, en économie sociale et solidaire et gestion, des entrepreneurs, deux jeunes docteur.es en sciences politiques et philosophie, une personne engagée à haut niveau dans des ONG et institutions internationales, auxquels venaient se greffer régulièrement des hauts fonctionnaires, des personnes engagées dans des pratiques permacoles et agroécologiques, des étudiants. Plus tard, le groupe s’est élargi et avec lui la diversité des horizons et origines.

Quelques fondamentaux du Campus de la transition

Quels sont les éléments fondamentaux de la philosophie du Campus de la transition ? Quelles sont les convictions et les valeurs partagées ?

Il me semble que la raison d’être fondamentale du Campus peut se dire de la façon suivante : il faut enseigner la transition dans l’enseignement supérieur et mettre l’enseignement supérieur en transition. Cette conviction est à la base de l’impulsion donnée par Cécile Renouard, l’actuelle présidente du Campus. Après des années d’enseignement de cours qui portent une voix alternative au sein de l’ESSEC, de Mines ParisTech, de Sciences Po ou encore du Centre Sèvres, et malgré des efforts conséquents menés avec d’autres pour essayer de porter haut une vision critique, constructive et alternative de l’organisation de nos économies, elle a posé le constat que cette action échouait à apporter des transformations profondes et concrètes de l’intérieur et suffisamment rapidement pour être à la hauteur des enjeux de l’anthropocène. Or, pour apporter des transformations structurelles, une des convictions partagées est qu’il n’est pas possible de s’adresser seulement à l’intellect des étudiants (cf. infra), et seulement dans quelques cours souvent optionnels et du reste contradictoires avec les cours obligatoires à haut coefficient. C’est donc au cours des années 2016 et 2017 qu’elle a peu à peu formulé l’idée, en lien avec les personnes qu’elle a rassemblées, de ce qui allait être le Campus de la transition. D’une part, il s’agit d’un éco-lieu, c’est-à-dire un lieu de vie et d’activité qui entretient une démarche de cohérence écologique peu carbonée et solidaire, qui est dédié à l’enseignement, la recherche et l’expérimentation de la transition. D’autre part, c’est un acteur associatif qui agit en réseau avec les autres acteurs de l’enseignement supérieur et de la recherche et de la transition.

La dimension d’éco-lieu est fondamentale. Grâce à un soutien de la congrégation des religieuses de l’Assomption à laquelle Cécile Renouard appartient, le domaine de Forges a été mis à disposition du projet — sans condition confessionnelle. Le domaine de Forges s’étale sur une douzaine d’hectares, dont quatre de forêt, dans le territoire semi-rural du sud de la Seine-et-Marne, à une heure de Paris en train. Il fait partie du village de Forges (300 habitants environ) à quelques kilomètres de la ville de Montereau-Fault-Yonne (20 000 habitants environ). Il est composé d’un château du XVIIIe siècle inoccupé depuis le début de la décennie 2010 après avoir accueilli un collège et lycée horticole ainsi qu’un projet éducatif social. L’ancien bâtiment du collège-lycée est toujours en état, au contraire des anciens communs du château. Quelques préfabriqués sont également disponibles.

Ce lieu est exceptionnel mais il représente des défis considérables, par exemple en ce qui concerne la question énergétique : comment rendre le lieu assez confortable pour accueillir un public varié sur différentes durées, tout en étant efficace et économe dans l’allocation et la consommation d’énergie, ceci en demeurant sobre, faiblement carboné ? Le fait de se situer dans un tel éco-lieu est certes exigeant (contraintes architecturales, budgétaires, etc.) mais cela confère au Campus sa crédibilité. En effet, l’association ne fait pas que plaider pour que les institutions de l’enseignement supérieur et de la recherche intègrent les enjeux de la transition, ou encore que « les autres » changent leurs pratiques en les pointant du doigt mais sans se mettre en mouvement elle-même. Elle se met elle aussi en transition — rénovation thermique et sobriété énergétique, transition vers un transport bas carbone, nourriture végétarienne à quelques rares exceptions près, etc. —, avec toutes les difficultés que cela suppose — finances, compétences, temps, frustrations, doutes, etc. Elle fait l’expérience de ce pour quoi elle plaide, avec pour objectif de montrer qu’il est possible non seulement de construire des manières alternatives d’enseigner à la hauteur des défis de l’anthropocène, mais aussi de vivre une vie qui prenne soin de ses milieux, qui est heureuse et désirable. L’enseignement de la transition est alors un enseignement pris en un sens large et il s’adresse à toutes les dimensions de la personne — les dimensions affectives et corporelles en plus des dimensions intellectuelles.

En plus d’être un éco-lieu, le Campus de la transition est un acteur associatif (association de loi 1901) qui entend agir en réseau. S’il aborde les problématiques de la transition avec une forme de radicalité sur le lieu-même, il se revendique non marginal. Cette approche du Campus comme « radical mais non marginal » signifie qu’il demeure largement ouvert à l’altérité, qu’il cultive ce que Viveret (2021) appelle des « désaccords féconds », ouvre à ce que Walzer (1986) nomme un « universel réitératif » qui est cette expérience de critique interne ou externe d’une culture et qui forge progressivement un discernement éthique et politique. Il me semble que cela se traduit d’au moins deux façons. D’une part, le Campus ne ferme pas a priori, en bloc, ses portes à des acteurs institutionnels de l’enseignement supérieur qui pourraient être montrés du doigt pour leur contribution active à nos économies fortement carbonées et génératrices d’inégalités. Il s’agit de trouver les conditions pour que les compromis ne deviennent pas de la compromission (Ricœur, 1991), d’identifier les bonnes volontés sincères qui luttent « de l’intérieur », et accompagner ces mises en transition. D’autre part, le Campus apprend à structurer sa gouvernance et les modalités sociopolitiques de partage du pouvoir avec toutes les formes de parties-prenantes pour organiser et construire le projet et sa vision du bien commun, de façon alternativement participative, consultative et directive[2]. Ainsi, l’éco-lieu du Campus rassemble différents types de résidents : les Forjoies (habitants à l’année), les Compagnons (en service civique ou stagiaires pour 3 à 9 mois), les volontaires bénévoles, les salariés. En parallèle, l’association est composée d’une cinquantaine de membres dont 10 administrateurs et 5 membres du bureau. Cette forte diversité des modalités d’engagement et des horizons, combinée à la diversité des rôles et responsabilités, est conçue comme une richesse déterminante au Campus. Je dirais volontiers que cette non marginalité en acte se justifie de deux façons. D’abord, cela s’explique par la reconnaissance du fait que le Campus n’est pas encore exemplaire, étant lui aussi pris dans des structures sociotechniques désalignées des objectifs internationaux formulés par exemple lors la COP21. Cela s’explique ensuite par la conviction humaniste selon laquelle la transition ne peut se faire qu’en société, ou en commun, et non par un repli tribal.

La dimension organisationnelle du Campus de la transition : regard sur trois activités

Comment se concrétise l’action du Campus de la transition ? Comment les différentes facettes qui le constituent sont-elles reliées dans l’organisation ? Cette partie s’intéresse à la dimension organisationnelle du Campus. En tant qu’éco-lieu et acteur de l’économie sociale et solidaire de Seine-et-Marne, de nombreuses activités sont mises en œuvre et sont intéressantes à observer :  l’organisation de la vie sur place, les modalités de délibération sociopolitiques, les logiques socioéconomiques d’hybridation des ressources, la construction des liens avec l’écosystème territorial, etc. Dans cette partie de l’article, je me concentrerai sur trois activités liées au cœur des enjeux d’enseignement et de recherche. Il s’agit d’une formation certifiante, le T-Campus (première section) ; un projet de recherche-action dans le cadre d’un appel à manifestation d’intérêt de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME) sur les low-tech (deuxième section) ; un ensemble de publications dans le cadre d’une commande du ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation français (troisième section).

Le T-Campus, une formation inter- et transdisciplinaire holistique

Le Campus de la transition propose plusieurs formations : des formations courtes (3 à 5 jours) qui peuvent prendre la forme de certificats conçus avec des institutions académiques partenaires ; des formations professionnelles ; des séminaires ou des événements spéciaux comme des rencontres entre acteurs de la transition.

Le Campus propose aussi le T-Campus[3]. C’est une formation certifiée conjointement avec Les Colibris — le Campus faisant partie du réseau des Oasis, constitué d’environ 700 éco-lieux en France qui expérimentent des modes de vie attentifs au soin apporté aux humains et à leurs milieux de vie[4]. Le T-Campus se déroule sur deux mois et a lieu principalement sur l’éco-lieu. La première édition s’est déroulée au printemps 2019. Elle accueille principalement des étudiants en fin d’études mais aussi des professionnels. Il s’agit d’une formation interdisciplinaire aux enjeux de la Grande Transition (philosophie, économie, climat, écologie, gouvernance participative, permaculture, entre autres éléments).

La formation adopte une pédagogie holistique qualifiée de « tête-corps-cœur », alliant l’expérience concrète et les émotions aux enseignements proposés par des professeurs et experts de haut niveau. Cette approche est déterminante dans la pédagogie promue. Il s’agit de considérer que les enseignements qui ne s’adressent qu’à l’intellect des étudiants ne touchent qu’une partie seulement de la personne. Or, comprendre véritablement les enjeux de la transition pour agir individuellement et collectivement passe aussi par les émotions. Le philosophe Baptiste Morizot (2020) l’exprime de façon éloquente : pour lui, la crise écologique est avant tout une crise de la sensibilité. Prendre acte des transformations profondes à effectuer dans nos vies signifie alors qu’il faut mener un discernement individuel et collectif quant aux sociétés que nous créons, aux futurs que nous désirons, à ce que nous considérons comme étant ou ayant de la valeur (Renouard et al, 2018). Cela se traduit par un accompagnement personnalisé apporté aux étudiants quant à leurs projets personnels et professionnels (la frontière étant souvent floue), mais aussi par des exercices proches du « travail qui relie » promu par Joanna Macy[5]. Pour ce qui concerne la dimension expérientielle, qui engage le corps, les étudiants prennent part à la vie sur place, à la gestion de l’éco-lieu (cuisine végétarienne, ménage, jardinage, réparations, etc.) et peuvent recevoir une formation de premier niveau à la permaculture.

Le projet de recherche-action ORFEE Low-Tech

L’éco-lieu est le terrain de quatre recherches-actions en 2020. La première, qui est la plus ancienne, relève de la rénovation thermique du bâti. La deuxième est menée en partenariat avec la Fondation d’entreprise Michelin et porte sur la mobilité bas carbone en lien avec les acteurs du territoire et les collectivités locales. La troisième est liée à la neutralité carbone globale sur site. La dernière, qui fait l’objet de cette partie, porte sur les low-tech.

Les low-tech peuvent être comprises comme une démarche qui vise à étudier les systèmes techniques et technologiques aux échelles individuelles et collectives pour les transformer vers plus de sobriété énergétique, de simplicité, de durabilité, d’autonomie de l’usager (Bihouix, 2014). A l’opposé des postures cornucopiennes (qui voient dans les hautes technologies les solutions au progrès humain en oubliant leur matérialité ou, au mieux, se parent avec plus ou moins de sincérité du qualificatif « vert »)[6], il s’agit de concevoir les techniques autant dans leur matérialité que dans leurs dimensions sociales, politiques et symboliques. Une technique est alors autant un objet que le réseau de relations dans lequel il s’insère.

Dès lors, il devient déterminant dans une démarche de transition d’analyser les pratiques au prisme d’une approche low-tech. En 2020, l’ADEME a émis son premier appel à manifestation d’intérêt dédié aux low-tech ; le Campus a fait partie des lauréats pour un projet de recherche-action qui se déploiera jusqu’au printemps 2022. Nous avons nommé ce projet ORFEE LOW TECH (Observer, Réaliser, Former, Eclairer, Essaimer les Low Tech). Démarré en mai 2020, le projet est mis en œuvre par une cheffe de projet, accompagnée de soutiens divers (pour la structuration scientifique, la méthodologie, la bibliographie ou la logistique) et par un comité de pilotage qualifié (des spécialistes et praticiens des low-tech, des scientifiques, des spécialistes en sciences sociales). Le projet vient ainsi répondre à des besoins spécifiques, ceux du Campus et de ses membres sur place, en vue d’une vie cohérente avec les ambitions affichées. En effet, dans la phase de déploiement, il s’agit d’identifier, de comprendre et d’évaluer les besoins et les usages sur l’éco-lieu ; de construire une vision en commun sur les low-tech au Campus ; de concevoir et de tester des solutions. L’objectif est que cette phase d’enquête et d’analyse de terrain, sur l’éco-lieu, menée de façon participative avec différentes parties-prenantes, puisse nourrir la seconde phase, de capitalisation et de diffusion. Il est alors question de concevoir des modules de formation, identifier des axes de pratiques vertueuses et réplicables à différents contextes et de participer à la conception de récits et d’imaginaires désirables. A cet effet, un partenariat avec la Compagnie du Théâtre de la Tête Noire a permis la création d’un spectacle vivant portant sur les low-tech et la transition.

Les productions académiques du collectif FORTES et les six portes

En 2019, le ministère de l’Enseignement Supérieur, de la Recherche et de l’Innovation a demandé au Campus de la transition d’élaborer un socle de connaissances et de compétences (savoir, savoir-être et savoir-faire) dont tout étudiant devrait être équipé. Ce projet a pris le nom de FORTES (Formation à la transition écologique et sociale dans l’enseignement supérieur). A cette occasion, Cécile Renouard a réuni une petite équipe à ses côtés, composée du philosophe Rémi Beau, du physicien Christophe Goupil, et de l’ancien professeur et dirigeant à l’ESSEC Christian Koenig. Ensemble, ils ont créé et piloté ce qui s’est dès lors appelé le Collectif FORTES. Ce collectif rassemble près de soixante-dix enseignants-chercheurs ainsi que quelques étudiants et praticiens. Le fruit de ce travail a donné un premier ouvrage, le Manuel de la Grande Transition, publié aux éditions Les liens qui libèrent en octobre 2020. Les membres du Collectif FORTES ont été sollicités à plusieurs reprises pour relire, critiquer, amender le texte à différentes étapes de sa rédaction. L’identité visuelle de l’ouvrage a été réalisée dans le cadre d’un partenariat avec l’école de design et de direction artistique e-artsup, qui travaille sur des projets écologiques et solidaires. Le contenu en lui-même est largement inter- et transdisciplinaire. Il est accompagné, à partir de 2021, d’un ensemble d’ouvrages plus courts, complémentaires, rédigés dans le cadre de 12 groupes de travail directement liés à des disciplines et des cursus précis afin de proposer des savoirs plus spécialisés. Ces ouvrages paraissent dans une collection dédiée : « petits manuels de la grande transition ».

La lecture de la transition que propose le Manuel est originale et irrigue plus largement les contenus pédagogiques du Campus. En effet, il propose un cheminement en six portes qui peuvent être lues dans différents ordres. Chaque porte a un nom, en grec, suivi d’une description qui appelle à l’action : OIKOS – Habiter un monde en commun ; NOMOS – Mesurer, réguler et gouverner ; LOGOS – Interpréter, critiquer et imaginer ; ETHOS – Discerner et décider pour bien vivre ensemble ; PRAXIS – Agir à la hauteur des enjeux ; DYNAMIS – Se reconnecter à soi, aux autres et à la nature. Un glossaire et une riche bibliographie permettent à chacun d’aborder de façon transversale un très grand nombre des enjeux de la Grande Transition de façon cohérente.

Conclusion

Dans ce parcours en caméra embarquée, j’ai tenté de saisir l’image vivante et polyphonique que j’ai du Campus de la transition. L’articulation de ses dimensions institutionnelles et organisationnelles montre comment se forge, s’allie et se déploie un projet associatif encore jeune et pourtant déjà ample par son envergure, les sujets abordés, les horizons des personnes qui s’y croisent, l’influence progressive qu’il exerce. Malgré les défis considérables auquel il fait face chaque jour, malgré les tensions inévitables, il me semble que le Campus de la transition fait partie de ces initiatives, nombreuses, qui cultivent la « passion du possible » chère à Hirschman (Hirschman, 1971 ; Guérin et al, 2019), qui revivifient les voies de ce que l’historienne Michèle Riot-Sarcey nommait en 1998 « le réel de l’utopie ».

Bibliographie

Bihouix Philippe (2014). L’âge des low tech. Vers une civilisation techniquement soutenable. Paris, Seuil.

Bonneuil Christophe & Fressoz Jean-Baptiste (2013). L’événement anthropocène. La terre, l’histoire et nous. Paris, Seuil.

Castoriadis Cornelius (1975). L’institution imaginaire de la société. Paris, Seuil.

Crutzen Paul Josef (2002). « Geology of Mankind », Nature, 41523. DOI : doi.org/10.1038/415023a

FORTES (collectif), Renouard Cécile, Beau Rémi, Goupil Christophe & Koenig Christian (2020). Manuel de la Grande Transition. Former pour transformer. Paris, Les Liens qui Libèrent.

Guérin Isabelle, Hillenkamp Isabelle & Verschuur Christine (2019). « L’économie solidaire sous le prisme du genre : une analyse critique et possibiliste ». Revue française de socio-économie, 22, pp. 107-124. DOI : doi.org/10.3917/rfse.022.0107

Hirschman Albert (1971). A Bias for Hope: Essays on Development and Latin America. New Haven (Etats-Unis), Yale University Press.

Juan Salvador (2008). « La sociologie des associations : dimensions institutionnelle et organisationnelle ». In : La gouvernance des associations (dir. : Hoarau C. & Laville J-L.). Toulouse (France), éd. Érès, pp. 73-94.

Laville Jean-Louis (2010). Politique de l’association. Paris, Seuil.

Macy Joanna (1983). Despair and Personal Power in the Nuclear Age (1983). Gabriola (Canada), New Society Publisher.

Macy Joanna & Brown Molly (2014). Coming Back to Life: the Updated Guide to the Work that Reconnects. Gabriola (Canada), New Society Publisher

Morizot Baptiste (2020). Manières d’être vivant. Enquêtes sur la vie à travers nous. Arles (France), Actes Sud.

Renouard Cécile, Cottalorda Pierre-Jean, Ezvan Cécile & Rieu Antoine (2018). « Définir la juste valeur ». Revue Projet, 366, pp. 64-70. DOI : doi.org/10.3917/pro.366.0064

Ricœur Paul (1991). « Pour une éthique du compromis. (Propos recueillis par Jean-Marie Muller et François Vaillant) », Fonds Ricœur [en ligne], 6 p.   
URL : http://www.fondsricoeur.fr/uploads/medias/articles_pr/pour-une-ethique-du-compromis.pdf

Ricœur Paul (2000). La mémoire, l’histoire, l’oubli. Paris, Seuil.

Riot-Sarcey Michèle (1998). Le réel de l’utopie. Essai sur le politique au XIXe siècle. Paris, Albin Michel.

Viveret Patrick (2021). La colère et la joie : pour une radicalité créatrice et non une révolte destructrice. Paris, Utopia.

Walzer Michael (1986). De l’exode à la liberté. Essai sur la sortie d’Égypte. Paris, Calmann-Lévy.


Notes

[1] Je remercie sincèrement les membres du comité de rédaction pour leur lecture et leurs remarques. Ma gratitude va également à Isabelle Guérin, Cécile Renouard et Jérôme Fresneau pour leur relecture attentive, critique et constructive.

[2] Je dois cette tripartition à Jean-Philippe Poupart qui l’a mobilisée à l’occasion d’une formation aux méthodes dites d’intelligence collective à destination d’une dizaine de membres du Campus de la transition.

[3] Une présentation détaillée peut être lue à l’adresse : https://tcampus.fr/

[4] Le projet Oasis est détaillé sur la page web suivante : https://www.colibris-lemouvement.org/projets/projet-oasis

[5] Née en 1929, Joanna Macy est une militante écologiste, antinucléaire et écoféministe. Elle est également connue pour son travail d’écopsychologue. Parmi ses principaux ouvrages, on trouve Despair and Personal Power in the Nuclear Age (1983) et, en collaboration avec Molly Brown, Coming back to Life: the updated guide to the work that reconnects (2014), les deux ouvrages étant publiés par New Society Publisher.

[6] Le terme vient du latin cornu copiae : corne d’abondance.


Auteur / Author

Antoine Rieu a suivi une formation en gestion, philosophie et socioéconomie. Il est actuellement doctorant à l’Université de Paris (laboratoire CESSMA) et travaille sur les interactions entre économie sociale et capitaliste à l’heure de la transition écologique, notamment dans dans le domaine de l’insertion socioprofessionnelle. Il est membre cofondateur du Campus de la transition dont il a été administrateur puis coordinateur du laboratoire.

Antoine Rieu was trained in management, philosophy and socio-economics. He is currently a doctoral student at the University of Paris (CESSMA laboratory) and works on the interactions between the social and the capitalist economy at the time of the ecological transition, particularly in the field of social and work integration. He is a cofounding member of the Campus de la transition, of which he is was a board member and coordinator of the laboratory.


Résumé

L’article propose une lecture des trois premières années de mise en œuvre du Campus de la Transition, dont l’auteur est partie prenante. Il s’agit d’un éco-lieu et d’un acteur associatif dédié à l’enseignement, la recherche et l’expérimentation en Seine-et-Marne (France). Il promeut une transition écologique, économique et humaniste tout en étant lui-même en transition. L’objectif de l’article est double. Le premier est de donner à voir quelques éléments de la genèse et de la philosophie générale du Campus. Comment, face aux tensions personnelles et structurelles, l’institution construit-elle sa cohérence ? Le second objectif met l’accent sur trois des actions emblématiques du Campus. Il s’agit de l’une des formations proposées, le T-Campus, interdisciplinaire et holistique ; une recherche-action en cours conduite sur les low-tech ; la préparation d’un livre blanc sur « l’enseignement supérieur à l’heure de la transition écologique et sociale » à la demande du Ministère de la Recherche.

Mots clés

Transition écologique – Enseignement supérieur – Entrepreneuriat collectif – Pédagogie alternative

Abstract

The article provides insight into the first three years of collective entrepreneurship towards the launch of the Campus de la Transition, of which the author is an active stakeholder. The Campus is a place dedicated to teaching, research and experimentation in the Seine-et-Marne department near Paris (France). It promotes ecological, economic and humanistic transition while also transitioning towards strong sustainability. The purpose of the article is twofold. First, to give insights into a few key elements that characterize the genesis and the overall philosophy of the Campus. Despite internal and structural tensions, how to build an institution coherent with its goals? Secondly, to stress three emblematic aspects of its action to date: the interdisciplinary and holistic training certificate “T-Campus”; an on-going action-research on low-tech; a White Paper ordered by the French Ministry of Research on “higher education at a time of ecological and social transition”.

Key words

Sustainability transitions – Higher education reform – Collective entrepreneurship – Alternative pedagogy.

Hans Jonas : un penseur du développement durable

SIALLOU Kouassi Hermann
Philosophe, Université Alassane Ouattara (UAO), Bouaké, Côte d’Ivoire


ARDD-1-2021 – Développement durable : recherches en actes

Portraits, biographies, œuvres


Pour citer cet article

SIALLOU Kouassi Hermann : « Hans Jonas : un penseur du développement durable », Actes de la recherche sur le développement durable, n°1, 2021.
ISSN : 2790-0355 (version en ligne) — ISSN : 2790-0347 (version imprimée)
URL : https://publications-univ-sud.org/ardd/2021/12/577/
DOI : (à compléter)


Texte intégral

Hans Jonas : un penseur du développement durable

par Kouassi Hermann SIALLOU

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Hans Jonas (1903-1993) est un philosophe allemand du XXe siècle né dans une famille juive en Allemagne, à Mönchengladbach. Sa philosophie est certes audacieuse et libre, mais trouve son enracinement métaphysique dans l’influence déterminante de trois grands maîtres : Edmund Husserl, Martin Heidegger et Rudolf Bultmann. Il fut précisément influencé par la phénoménologie husserlienne et par la théologie de Bultmann à partir de la philosophie des religions et séduit par l’ingéniosité des idées de Heidegger. Ses études universitaires sont couronnées par l’obtention d’un doctorat sur la gnose qu’il soutient sous la direction de Heidegger. Il poursuit plus tard ses travaux en orientant sa réflexion, en tenant compte de la réalité du moment et des expériences vécues, sur la vie et le vivant saisis du point de vue d’une éthique de la technique, appliquée aux avancées des biotechnologies, mais aussi aux enjeux écologiques. Ainsi, Jonas bâtit une réputation philosophique exceptionnelle en Europe en reliant la phénoménologie et l’existentialisme de la première moitié du XXe siècle avec une sensibilité environnementale toute nouvelle. Pour ses œuvres, il a été abondamment récompensé en Allemagne. Aujourd’hui, plusieurs instituts de recherche allemands portent son nom. Ses idées sont même connues au-delà des enceintes universitaires (Whiteside, 2020). En Allemagne, Jonas est devenu une figure publique, si bien qu’à Mönchengladbach, sa ville natale, il est mémorialisé par une statue. Son nom est devenu un terme régulièrement employé dans les discussions allemandes sur l’environnement.

Jonas est donc considéré comme un bioéthicien, un écophilosophe, une figure emblématique dont la pensée éthique a suscité la conscience écologique et la nécessité de donner une nouvelle orientation à la dynamique du développement. L’originalité de sa pensée écologique fait de lui une référence mondiale dans le domaine de l’éthique environnementale et du développement durable. Éric Pommier (2013), à juste titre, fait de lui « le premier, et le seul philosophe d’envergure, à avoir mis au cœur de sa réflexion le souci de la nature et de la vie » orientée vers l’avenir, qui aiguise le sens de la responsabilité et de la prise en compte de l’avenir de l’humanité. Jonas, en effet, pense que le mode de production et de consommation des sociétés calqué sur le modèle occidental menace l’équilibre global de la nature et la pérennité de la vie sur terre. Pour lui, un tel mode de vie s’accompagne de risques multiples et rend incertain l’avenir de l’humanité.

Qu’est-ce qui fonde l’intérêt de Jonas pour la protection de la nature ? En quoi sa réflexion éthique dans le champ de l’écologie politique prend-elle en compte les enjeux et les exigences du développement durable ? Comment peut-on mettre en œuvre, de façon pratique, le concept de développement durable pour garantir l’avenir de l’humanité ? L’argument qui justifie le souci de Jonas pour la préservation de la nature est que la destruction de cette réalité peut entrainer l’anéantissement de la vie humaine et provoquer la fin de l’humanité. Or, le mode de vie des sociétés modernes, marqué principalement par la dynamique technoscientifique et l’économisme triomphant, semble évoluer en marge du principe de continuité de la vie sur terre qui innerve l’ensemble de sa pensée.

L’objet de cette contribution est de présenter les enjeux et les implications du développement durable à la lumière de l’éthique de la responsabilité de Hans Jonas. Notre approche consiste, pour ce faire, à dévoiler les raisons de la demande d’un développement durable en nous appuyant sur la pensée écologique de l’auteur. Cette contribution s’attache également à présenter l’éthique du futur de Hans Jonas comme une compréhension du développement durable. À travers une démarche axée sur la biographie et la présentation de la pensée écologique de l’auteur, nous articulons notre réflexion autour de trois axes. Le premier tente de mettre en évidence les déterminants écologiques et politiques d’un développement durable à la lumière des considérations jonassiennes sur les fondements et les finalités de la société moderne. Le deuxième cherche à établir le rapport de conformité entre les principes de l’éthique de la responsabilité de Hans Jonas et le concept de développement durable tel que présenté par le rapport Brundtland. Le troisième axe montre la dimension pragmatique ou pratique dans la réalisation du développement durable.

La crise du modèle de développement occidental et l’intérêt jonassien pour la préservation de la nature

Dans son projet de société, Francis Bacon (1561-1626) fait la promotion du savoir comme moyen pratique de maîtrise intégrale de la nature afin d’améliorer la situation de l’homme sur terre. Pour lui, il faut rendre la science active au lieu de la maintenir, à la manière des anciens, dans une simple contemplation des phénomènes naturels. Hans Jonas s’appuie sur cette conception baconienne de la science moderne pour décrire la différence radicale entre le rôle de la connaissance dans l’esprit antique et celui qu’elle a dans l’esprit moderne. Il fait remarquer que dans la vision baconienne, l’objectif de la connaissance est « d’acquérir la maîtrise de la nature. Le royaume de l’homme est celui d’une nature qu’il domine grâce à laquelle la misère de notre dépendance vis-à-vis de ses maigres trésors cède la place à l’abondance que nous pouvons lui arracher » (Jonas, 2005). L’objet de cette domination de la nature par le savoir est l’amélioration du sort humain. Partageant les mêmes convictions, René Descartes (1596-1650) ajoute plus tard que la science et la technique, en tant qu’instruments opératoires, peuvent rendre les hommes « comme maîtres et possesseurs de la nature » (Descartes, 2000). Avec la maîtrise de l’homme sur les processus naturels, l’avenir devient prévisible et l’existence plus aisée à travers l’exploitation sans limite des ressources naturelles. Ainsi, l’on assigne une finalité libératrice à la science et la technique en tant qu’outils incontournables de développement des sociétés.

L’universalisation de cette pensée occidentale conduit à la croyance en un meilleur avenir qui repose uniquement sur la croissance économique fortement consommatrice des ressources naturelles. Dès la fin du XIXe siècle et pendant la majeure partie du XXe siècle, sous l’impulsion du progrès technique, scientifique et industriel, le monde va connaître un développement prodigieux fondé sur le seul critère économique. La recherche effrénée du profit, le culte de l’argent et la croissance économique sont, dès lors, érigés en principes de développement. Il nait une conception du monde qui repose essentiellement sur le fait que le développement économique, comme accroissement de la production matérielle, est la panacée aux maux de l’humanité. De là, s’accélère la diffusion du mode de vie occidental qui aboutit à la mondialisation de l’économie qui se révèle à double face. Elle a permis, d’une part, par le développement industriel des pays, d’améliorer les conditions de vie des populations, et de faciliter leur accès à l’éducation, à la santé, et à des biens dont elles étaient privées, et de réduire la pauvreté pour de nombreuses personnes. D’autre part, cette mondialisation de l’économie n’étant pas équitable, a créé plus d’inégalités en accordant la priorité à une concurrence sans cadre d’intérêt général, à la recherche d’un profit toujours plus grand. Bien plus, elle a favorisé le pillage des ressources, « déstabilisé des États et des systèmes de production, fragilisé des systèmes de protection sociale existants et provoqué des crises de tous ordres mêlant de manière indissociable aspects écologiques, sociaux, culturels, économiques et politiques » (Cancussu Tomaz Garcia et al., 2012 ).

Finalement, le développement qui était censé libérer l’espèce humaine de sa condition précaire et de la pauvreté en lui apportant bien-être, richesse et confort, a engendré un monde dominé par l’idéologie marchande et dépouillé de valeurs dans lequel le mode de vie des hommes ne garantit pas l’avenir de tous. Au contraire, il entraine l’exploitation outrancière des ressources naturelles et produit des effets nocifs pour la biosphère. D’ailleurs, c’est pour cette raison que Jonas voit dans la volonté de domination de la nature et son humanisation une forme d’appropriation illégitime de cette dernière ou encore une stratégie qui aboutit à un « pillage toujours effronté de la planète » (Jonas, 1990). Les ressources naturelles n’étant pas inépuisables, la soumission de la nature, destinée au bonheur humain, conduit l’humanité « plus près de l’issue fatale » (Jonas, 1990). L’être humain, par son ambition et par sa possibilité illimitée de satisfaire ses désirs, met en cause les conditions de sa propre survie. Les problèmes que connait l’humanité aujourd’hui, d’après Jonas, proviennent en majorité des avatars de notre conception matérialiste du monde où la nature a seulement une valeur marchande.

Visiblement, la modernité supposée apporter un réel espoir à l’humanité a développé une conception instrumentaliste de la nature et engendré une société productiviste et consumériste qui dégrade les données naturelles de base, indispensables à notre survie. « En détruisant ainsi le monde naturel, nous rendons la planète de moins en moins vivable » (Goldsmith, 2002). Il est évident que demeurer dans une telle forme de développement serait conduire le monde vers un écocide. Il devient, dès lors, nécessaire de trouver des stratégies de reliance entre le développement technico-économique et les besoins réels des populations. Pour Jonas, cette situation d’urgence appelle à repenser les impacts globaux du mode de vie et de développement occidental. À cet effet, dans Le Principe responsabilité, ouvrage qui propulse l’auteur sur la scène internationale et dans lequel il exprime son inquiétude pour l’avenir, Jonas indique que la réflexion éthique ne doit plus concerner uniquement les rapports interhumains. Elle doit aussi interroger la manière dont nous pouvons vivre avec la nature ou comment celle-ci peut subsister avec nous.

L’intérêt que le philosophe accorde à la nature tient au fait que celle-ci est indispensable à notre survie. Chez Jonas (1990), c’est « la nature en général qui porte la vie ». En tant que biosphère, elle est le lieu où se déroule la vie, le socle de l’existence, le seul réservoir de ressources vitales dont dispose l’humanité pour sa survie. Sa préservation est donc indispensable à la perpétuation de la vie sur terre. De ce point de vue, il y a lieu de dire que le destin de l’homme dépend de l’état de la nature. Il revient à l’homme, en tant qu’être raisonnable, de prendre des dispositions nécessaires en vue de protéger la nature et garantir l’avenir de l’humanité. C’est dans cette logique que Jonas place au centre de son discours du Prix de la paix « la responsabilité que détient l’homme en tant que maître de la terre » (Jonas, 2005). Dans ce discours, Jonas présente non seulement les crises auxquelles pourrait conduire la mauvaise gestion de la nature, mais développe également l’idée selon laquelle nous les humains, qui agissons avec connaissance et liberté, sommes responsables de l’avenir. Cela sous-entend que la qualité et les conditions de vie futures de l’humanité dépendent de nous et que, désormais, nous avons intérêt à évaluer les conséquences à long terme de nos décisions et notre manière d’habiter la terre.

L’éthique du futur comme appel à un développement durable

L’idée de développement durable est venue du constat de la finitude des ressources naturelles et de l’impact hautement perturbateur des activités humaines sur la biosphère. Dans le rapport Brundtland Notre futur commun, le développement durable est défini comme « un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs » (CMED, 1988)[1]. Deux concepts sont inhérents à cette notion. Il y a, d’une part, le concept de besoins et plus particulièrement les besoins essentiels des plus démunis, à qui il convient d’accorder la plus grande priorité. D’autre part, il y a l’idée des limitations que l’état de nos techniques et de notre organisation sociale imposent à la capacité de l’environnement à satisfaire les besoins actuels et à venir. La sauvegarde du futur évoquée dans cette définition traduit la vision intergénérationnelle du développement en termes d’équité et implique d’évaluer dès à présent les impacts à long terme de nos décisions et actions dans notre manière de vivre et de construire le monde. Le développement durable revendique, de ce point de vue, un modèle de développement plus responsable qui, en plus de créer les conditions favorables pour une vie plus prospère, porte le souci de la continuité de la vie sur terre et de la garantie d’une meilleure condition de vie future. Toutes ces notions qui constituent le ciment du développement durable se retrouvent implicitement chez Jonas notamment à travers l’éthique de la responsabilité qui nous dresse des obligations envers la vie, la nature et les générations futures.

Le concept de développement durable implique également des limites. Comme le précise le rapport Brundtland, « il ne s’agit pourtant pas de limites absolues mais de celles qu’imposent l’état actuel de nos techniques et de l’organisation sociale ainsi que de la capacité de la biosphère de supporter les effets de l’activité humaine » (CMED, 1988). Chez Jonas, cette limitation suppose une minimisation de l’impact de l’agir humain sur la biosphère car il considère que nous avons une obligation à l’égard de l’avenir. L’obligation de préserver l’humanité de toute disparition constitue un impératif catégorique qui structure la pensée du philosophe. Dans Le Principe responsabilité, l’un des ouvrages importants de la réflexion contemporaine sur l’écologie, Hans Jonas pose les bases d’un développement durable. Il interroge notre responsabilité morale à l’égard de toutes les formes de vivant et nous invite à la plus grande prudence à l’égard du progrès. L’auteur y propose une nouvelle éthique à la dimension des défis de notre époque. Cette éthique est une éthique prospectiviste, c’est-à-dire tournée vers l’avenir. Comme Jonas le dit lui-même, cette éthique est « une éthique d’aujourd’hui qui se soucie de l’avenir et entend le protéger pour nos descendants des conséquences de notre action présente » (Jonas, 1998). La pensée de Hans Jonas s’insère dans une perspective humaniste et futuriste qui met en évidence notre responsabilité à l’égard des générations présentes et futures.

La question du futur, chez Jonas, concerne en premier lieu et surtout la nécessité de l’existence des générations futures. Jonas craint la disparition de l’espèce humaine et des ressources naturelles au regard du productivisme et du consumérisme des sociétés industrielles et technologiques de plus en plus endoctrinées par l’idéologie capitaliste. Tant par ses écrits, ses enseignements que par sa vie, Jonas se soucie de la continuité de la vie sur terre. Il postule que « nous n’avons pas le droit d’hypothéquer l’existence des générations futures à cause de notre simple laisser-aller » (Jonas, 2000). C’est pourquoi il faut nécessairement imposer des contraintes à notre liberté au risque de condamner l’humanité à la destruction. L’éthique de Jonas, en nous montrant notre obligation et notre responsabilité, a pour but de nous enseigner comment nous comporter vis-à-vis du monde. C’est ce qu’il recommande à travers son impératif catégorique suivant : « Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre » (Jonas, 1990). Il est clair que l’idée d’un développement durable chez Hans Jonas s’enracine ontologiquement dans son éthique du futur. La préservation de l’humanité suppose de protéger la nature et de limiter le pouvoir d’action des hommes sur la biosphère. En d’autres termes, « dans les décisions actuelles, il faut veiller à ce que les coûts induits par les activités d’une génération ne viennent pas compromettre les chances des générations futures, sachant qu’il est parfois très difficile de rétablir certaines caractéristiques importantes des systèmes écologique et social une fois qu’elles ont été endommagées » (OCDE, 2001).

De façon pratique, la mise en œuvre de l’éthique de Jonas consiste à repenser les impacts globaux du mode de vie et de développement occidental en vue de construire une société soutenable tant du point de vue environnemental, économique que social. Jonas fait de l’avenir un concept décisif dans sa pensée. Il appelle à inclure les conséquences à long terme qui découlent de nos choix actuels afin de ne pas compromettre les conditions pour la survie indéfinie de l’humanité sur terre. La dimension écologique de l’éthique de Hans Jonas qui s’oriente vers le futur est essentiellement mue par une nouvelle vision de notre rapport à la nature. Jonas ressent la nécessité de guider et de contrôler le développement des nouvelles possibilités d’intervention sur l’environnement et l’être humain. C’est la mise en œuvre de cette responsabilité qui se trouve au cœur de l’idée de durabilité dans le développement.

La durabilité dans le développement : plus qu’une éthique, un principe comportemental

De ses réflexions générales d’ordre ontologique, Jonas passe à une éthique concrète et pratique, pouvant réguler l’agir de l’homme. Désormais, pour lui, la philosophie doit s’aventurer sur des questions importantes d’un point de vue pratique. Elle doit intervenir dans la vie et fournir des lignes de conduite directrices pour montrer comment nous devons vivre, ce que nous devons faire ou ne pas faire afin de garantir une vie de qualité et permanente sur terre. Jonas s’engage, en d’autres termes, dans des problèmes plus pratiques, vastes et urgents qui concernent l’ensemble de l’humanité. Dans cette perspective, il oriente désormais sa réflexion en vue d’« une contribution aux choses du monde et aux affaires humaines » (Jonas, 2005). Cette nouvelle orientation qu’il assigne à la philosophie et son affirmation pour une responsabilité globale de l’homme lui valut le Prix de la paix des libraires allemands en 1987, année où nait officiellement le concept de développement durable. Dorénavant, la question du comportement que l’homme doit adopter vis-à-vis de la nature en vue de garantir une meilleure condition de vie future, qui resta étrangère à la philosophie classique, fait l’objet de la réflexion éthique du philosophe. C’est à ce titre que Traoré et Siallou (2019) n’hésitent pas à conclure que « toute la philosophie de Jonas est donc la détermination d’un cadre qui rend possible l’action éthique et morale en faveur de la nature et des générations futures. Pour lui, le sentiment de responsabilité qui est motivé par la présence d’un objet qui repose sur une valeur immanente doit impulser les individus à l’action ». Cette réflexion s’inscrit dans la recherche d’un monde viable et prospère dans lequel le bien-être économique et social des individus est garanti sur la base d’une équité intra et intergénérationnelle.

L’impératif jonassien invite à évaluer nos actions d’aujourd’hui afin que leurs conséquences futures ne soient pas destructrices pour l’homme et la nature. Jonas propose, à cet effet, une heuristique fondée sur la peur pour rendre plus opératoire son éthique : « La peur qui fait essentiellement partie de la responsabilité n’est pas celle qui déconseille d’agir, mais celle qui invite à agir » (Jonas, 1990). Cette démarche qui consiste à envisager le pire pousse, selon Jonas, à l’action et permet de limiter les dégradations majeures de la nature. Les générations présentes ont le devoir d’anticiper les menaces qui découlent de leur toute puissance afin de ne pas compromettre la vie des générations futures. Au-delà de son aspect théorique, l’impératif catégorique de Hans Jonas est pratique dans la mesure où il invite à un changement radical qui consiste à récuser tout programme de développement qui n’accorde pas de sens et de valeur véritable à l’existence de l’humanité dans le futur. Le postulat de la nécessité de l’existence des générations futures détermine donc l’action responsable chez Jonas. Hermann Siallou (2017) considère que la transition à laquelle l’on aspire ne peut s’opérer sans une éducation qui intègre les valeurs environnementales, de durabilité et d’humanité. C’est pourquoi il recommande, « au-delà de toutes les mesures de protection de l’environnement, la culture à l’écocitoyenneté comme une nécessité fondamentale ». En d’autres termes, la perspective envisageable est donc celle qui consiste à « aiguiser le sens de la responsabilité individuelle et collective pour parvenir à une véritable conscience écologique » (Traoré & Siallou, 2019). La responsabilité éthique doit être conçue et envisagée, de ce fait, comme un principe de vie pour déterminer les pratiques écocitoyennes susceptibles de favoriser la promotion d’un développement durable. Elle concerne tout individu, les industriels, les scientifiques, les politiques. Chacun, à son échelle, doit faire sa part.

Le développement durable « fait désormais partie des perspectives sous lesquelles les sociétés contemporaines se représentent, au moins en partie, leur avenir commun » (Burbage, 2013). Tous les États en font un référentiel incontournable dans leur politique de gestion socioéconomique. Considéré comme absolument nécessaire, il s’impose aujourd’hui comme une finalité. En termes de balise, le type de développement visé est de se préoccuper des besoins fondamentaux, d’éviter de dépasser la capacité de support des systèmes naturels, de répartir équitablement les bénéfices du progrès scientifique, technique et social, d’agir avec précaution et de penser à long terme. De ce point de vue, la réalisation d’un développement durable ne s’opère pas seulement à partir d’une éthique qui prescrit uniquement des lignes de conduite à suivre. C’est un projet humain à la recherche d’un monde meilleur et prospère pour tous, qui prend en compte toutes les générations.

Au-delà de toutes les solutions envisagées, le développement durable est un processus qui exige des engagements, des sacrifices et des changements profonds dans notre société sur les plans individuel, collectif, scientifique et institutionnel. Pour atteindre des résultats probants en matière de développement durable, il faut une planification stratégique pratique. Le développement durable constitue « une démarche progressive visant à réduire, et ce indéfiniment, tout ferment de destruction » (Bourg, 2002). Il n’est donc pas un ensemble de normes à atteindre absolument. Il s’agit de repenser nos modes de production et de consommation en élaborant des pratiques optimales capables d’établir l’équilibre entre le progrès économique, le progrès social et la préservation de l’environnement. Cela implique nécessairement l’optimisation de l’utilisation des ressources naturelles, la sobriété et le partage dans l’usage des ressources et le respect des limites de la planète et des écosystèmes.

Conclusion

Hans Jonas est une référence majeure dans le mouvement écologique mondial et l’un des grands penseurs du développement durable. Étant donné que la dynamique du développement, sous l’impulsion technologique et économique, a dorénavant la capacité de transformer nos conditions d’existence, voire de les détruire, pour Jonas, une éthique capable de limiter la démesure de ce pouvoir prométhéen est nécessaire. Il s’agit concrètement de repenser l’action humaine dans la nature de sorte à ne pas compromettre la qualité et la perpétuation de la vie sur terre. Jonas pense qu’aucun être humain n’a la capacité de prévoir avec certitude l’avenir, ni à court terme ni à long terme. Ce qui veut dire qu’on ne sait vraiment pas à quoi ressemblera notre monde demain. Nous ne disposons d’aucune connaissance, d’aucune technologie, d’aucun pouvoir gigantesque capable de nous situer, avec exactitude, sur les problèmes auxquels le monde fera face demain. Seulement une chose est certaine. Nous pouvons entrevoir comment notre comportement d’aujourd’hui aura des impacts sur la qualité de la vie future. C’est pourquoi il est judicieux d’évaluer les choix liés au destin de l’humanité et d’orienter notre modèle de développement de sorte à ne pas hypothéquer les conditions de vie future. Les principes de respect des générations futures, de responsabilité à l’égard de l’environnement et de l’humanité, de précautions qu’il nous faut prendre en vue d’éviter des catastrophes qui affecteraient aussi bien l’homme que la possibilité de la vie en général et l’ensemble des théories qui structurent la philosophie de Jonas, surtout dans le champ de l’écologie, dévoilent sa contribution active à l’émergence du concept de développement durable.

Bibliographie

Bourg Dominique (2002). Quel avenir pour le développement durable ? Paris, Le Pommier.

Burbage Franck (2013). Philosophie du développement durable. Enjeux critiques. Paris, PUF.

Cangussu Tomaz Garcia M., Diaz E., Tuuhia V., Verbrugge G., Radanne P. (2012). Note de Décryptage des enjeux de la Conférence Rio+20. Mettre au monde une économie verte équitable et une gouvernance démocratique de la planète dans un cadre de développement durable. Paris, Insitut de l’énergie et de l’environnement de la Francophone (IEPF). URL : www.iepf.org et www.association4d.org

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Goldsmith Edward (2002). Le tao de l’écologie, une vision écologique du monde. Paris, Édition du Rocher.

Jonas Hans (1990). Le principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique. Paris, Cerf.

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Jonas Hans (2005). Souvenirs. Paris, Payot & Rivages.

OCDE (2001). Développement durable. Les grandes questions. Paris, OCDE. DOI : doi.org/10.1787/9789264293182-fr

Pommier Éric (2013). Jonas. Paris, Les Belles Lettres.

Siallou Kouassi Hermann (2017). « Protection de l’environnement en Afrique : vers une culture de l’écocitoyenneté ». Perspectives philosophiques, 7(14) : 333-349.

Traoré Grégoire & Siallou Kouassi Hermann (2019). « Le sentiment de responsabilité et la protection de la nature en faveur des générations futures chez Hans Jonas ». Perspectives philosophiques, 9(18) : 74-87.

Whiteside Kerry H. (2020). « Retour à Jonas : Le défi éthico-politique des générations futures dans la pensée environnementale », VertigO – La revue électronique en science de l’environnement. Hors-série 32. DOI : doi.org/10.4000/vertigo.26611


Notes

[1] Commission Mondiale sur l’Environnement et le Développement.


Auteur / Author

Docteur en philosophie, Siallou Kouassi Hermann est un chercheur qui s’intéresse à la bioéthique, à l’éthique environnementale et au développement durable. À côté de sa thèse de doctorat qui a analysé l’utilité des biotechnologies dans le processus de mise en œuvre du développement durable à la lumière des pensées de Hans Jonas et Gilles-Éric Séralini, il a mené des réflexions qui ont donné lieu à des communications et publications sur ces thématiques. Il est également titulaire d’une licence en sociologie, et est actuellement inscrit en master de sociologie où ses études s’inscrivent essentiellement dans la sociologie de l’environnement et du développement.

Siallou Kouassi Hermann has a PhD in philosophy and is a researcher interested in bioethics, environmental ethics and sustainable development. In addition to his doctoral thesis, which analysed the usefulness of biotechnologies in the process of implementing sustainable development in the light of the thoughts of Hans Jonas and Gilles-Éric Séralini, he has conducted reflections that have given rise to communications and publications on these themes. He also holds a Bachelor’s degree in sociology, and is currently enrolled in a Master’s degree in sociology where his studies focus mainly in the sociology of the environment and development.


Résumé

Le développement actuel, produit réel de l’universalisation du mode de vie consumériste de la société occidentale repose, selon Hans Jonas, sur une perspective à courte vue dans la mesure où il favorise la destruction des ressources naturelles qui garantissent la survie ou l’avenir de l’humanité. L’éthique de la responsabilité qu’il propose pour pallier cette situation et qui se fonde sur les notions d’avenir, de continuité, de survie, de futurisme, indique qu’il s’engage résolument sur la voie du développement durable. Pour lui, l’obligation que nous avons envers l’humanité exige de rompre avec le modèle de développement occidental fondé uniquement sur le critère économique pour faire naître un nouveau type de développement qui crée les conditions favorables à une existence plus prospère dans une perspective intergénérationnelle. Cette contribution vise à dévoiler toute la quintessence de sa philosophie qui ferait de celui-ci un penseur du développement durable.

Mots clés

Développement durable – Environnement – Éthique du futur – Générations futures – Hans Jonas – Responsabilité.

Abstract

Current development, the real product of the universalization of the consumerist lifestyle of Western society, is based, according to Hans Jonas, on a short-sighted perspective insofar as it favors the destruction of natural resources that guarantee survival or the future of humanity. The ethics of responsibility that he proposes to remedy this situation and which is based on the notions of the future, continuity, survival and futurism, indicates that he is resolutely committed to the path of sustainable development. According to him, the obligation we have towards humanity requires breaking with the Western development model based solely on the economic criterion to give birth to a new type of development that creates the conditions favorable to a more prosperous existence from an intergenerational perspective. This contribution aims to unveil all the quintessence of his philosophy which would make him a thinker of sustainable development.

Key words

Sustainable development – Environment – Ethics of the future – Future generations – Hans Jonas – Responsibility.

Portrait d’un précurseur de la décroissance : Nicholas Georgescu-Roegen et la bioéconomie

SLIM Assen
Économiste, Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco), Centre de recherche Europes Eurasie (CREE – EA 4513), Centre d’études en sciences sociales sur les mondes africains, américains et asiatiques (CESSMA – UMR 245), France.


ARDD-1-2021 – Développement durable : recherches en actes

Portraits, biographies, œuvres


Pour citer cet article

SLIM Assen : « Portrait d’un précurseur de la décroissance : Nicholas Georgescu-Roegen et la bioéconomie », Actes de la recherche sur le développement durable, n°1, 2021.
ISSN : 2790-0355 (version en ligne) — ISSN : 2790-0347 (version imprimée)
URL : https://publications-univ-sud.org/ardd/2021/12/571/
DOI : (à compléter)


Texte intégral

Portrait d’un précurseur de la décroissance : Nicholas Georgescu-Roegen et la bioéconomie

par Assen SLIM

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Physicien, devenu économiste, Nicholas Georgescu-Roegen a proposé ni plus ni moins qu’un changement de paradigme en science économique pour réfléchir à la durabilité. Au paradigme qu’il nomme « mécaniste », il s’est employé à substituer un paradigme « thermodynamique » et à remettre, pour ainsi dire, les économistes les pieds sur terre. Tout projet de transformation radicale de la société commence par une révolution de la pensée et c’est bien ce à quoi nous invite Nicholas Georgescu-Roegen. Son œuvre a inspiré les pionniers de l’économie de l’environnement et de l’écologie industrielle et irrigue aujourd’hui les grands débats sur la durabilité.

Des sciences exactes aux sciences sociales

Né en Roumanie en février 1906, Nicholas Georgescu-Roegen ressent très tôt une vocation pour les mathématiques et les statistiques. Après l’obtention de son doctorat de statistiques à la Sorbonne en 1930, il passe deux années à Londres auprès de Karl Pearson. En 1932, il rentre en Roumanie ou il entame une carrière de professeur à l’Institut de Statistique de l’Université de Bucarest.

De 1934 à 1936, il séjourne aux États-Unis où il rencontre Josef Aloïs Schumpeter. Ce séjour décide de sa future orientation vers la discipline économique. De retour en Roumanie, il occupera différents postes dans la fonction publique jusqu’en février 1948 où il est amené à émigrer avec sa femme (mathématicienne) aux États-Unis. Il y retrouve ses amis économistes et devient professeur de cette discipline à l’Université Vanderbilt, à Nashville (Tennessee). Il ajoute alors « Roegen » à son nom pour dire : « Român e Georgescu Nicolae » ce qui signifie « Nicolae Georgescu est Roumain ». Durant sa carrière, il est invité dans de nombreux pays pour y enseigner et exposer son approche originale de l’économie. C’est ainsi qu’il enseigne, par exemple, à l’Université de Strasbourg en 1977-1978.

La révolution « bioéconomique » envisagée par Nicholas Georgescu-Roegen tient en trois livres clés : Analytical Economics (1966), The Entropy Law and the Economic Process (1971) et Energy and Economics Myths (1976). Ses textes clés, rassemblés et traduits en français par Jacques Grinevald et Ivo Rens, paraissent en 1979 sous le titre Demain la décroissance, puis sont réédités en 1995 sous le titre La Décroissance. Ils ont depuis un retentissement sans cesse croissant sur les mouvements écologistes européens.

Pourquoi les économistes ont tort

« Ceux qui croient à une croissance infinie dans un monde fini sont soit fous, soit économistes » ! C’est par cette formule que Kenneth Boulding (Président de l’American Economic Association en 1968) résumait le décalage entre la pensée économique et le monde réel. Et c’est précisément sous cet angle que Nicholas Georgescu-Roegen entreprend de refonder la science économique. Il part des croyances des économistes, c’est-à-dire de la base sur laquelle ils déterminent leurs représentations du monde. Et, assurément, Nicholas Georgescu-Roegen ne voit pas le monde de la même manière qu’eux, ne croit pas aux mêmes choses et, en un mot, ne partage pas le même paradigme que ces derniers. Il faut entendre ce terme ici au sens de Weltanschauung (vision du monde) tel que défini par Thomas Kuhn, c’est-à-dire comme un ensemble de références, de croyances, d’expériences et de valeurs largement adoptées par la communauté scientifique à une époque donnée (Kuhn, 1970). Le paradigme influence la façon dont les individus perçoivent le monde réel. Et précisément, les économistes ont leur manière bien à eux de considérer la réalité. Leur pensée suit des « rails » propres au paradigme dominant dans leur discipline.

Nicholas Georgescu-Roegen s’interroge alors sur ce qui se trouve au cœur du paradigme des économistes. Il y trouve des croyances directement reliées à la mécanique newtonienne (ou mécanique classique). C’est pour cette raison qu’il décide de le nommer paradigme « mécaniste ». Nicholas Georgescu-Roegen s’étonne de ces croyances dans la mesure où le dogme mécaniste a été largement remis en cause non seulement dans les sciences de la nature (et en particulier la physique), mais également dans de nombreuses sciences sociales (à commencer par la philosophie). Les croyances des économistes lui apparaissent donc d’un autre âge, basées sur un paradigme largement dépassé dans les autres sciences. Rappelons que la mécanique newtonienne décrit le mouvement des corps selon les principes formulés par Newton dans son fameux Principa Mathematica (1687), au premier rang desquels on peut citer les principes d’inertie (le mouvement de tout corps est la résultante des forces qui s’applique à lui), de translation (l’accélération d’un corps est proportionnelle à la résultante des forces qu’il subit et inversement proportionnelle à sa masse), des actions réciproques (deux corps en interaction exercent l’un sur l’autre des forces de sens opposés). Ces principes amènent à l’adoption d’une vision du monde qui admet les notions de conservation (de la quantité de mouvement des systèmes), de réversibilité ou encore de déterminisme (puisque tout mouvement est le résultat de forces quantifiables). C’est précisément ce que reproche Nicholas Georgescu-Roegen à ce paradigme qui conduit les économistes à croire que l’ensemble du processus économique serait comparable à un système autonome, déconnecté de la biosphère et se suffisant à lui-même : « preuve en est – et elle est éclatante – la représentation dans les manuels courants du processus économique par un diagramme circulaire enfermant le mouvement de va-et-vient entre la production et la consommation dans un système complètement clos ». (Georgescu-Roegen, 1995, 65). Il suffit en effet d’ouvrir un manuel d’économie pour s’en convaincre. Le circuit économique y est généralement représenté par un diagramme « fermé » (ne tenant pas compte des interactions avec l’énergie et la matière) allant de la production à la consommation en passant par les investissements, les revenus, l’épargne, etc. C’est en ce sens, par exemple, que le courant néoclassique prétend faire de la science économique « la mécanique de l’utilité » (Jevons, 1871). C’est en ce sens également que Marx représente son fameux diagramme de reproduction comme un mouvement parfaitement circulaire et déconnecté de l’écosystème naturel (Marx, 1867).

Partageant le même paradigme, les économistes (tous courants confondus) auraient donc la fâcheuse tendance à penser « hors sol » (Cheynet, 2008). Le projet de Nicholas Georgescu-Roegen consiste justement à refonder le paradigme de la science économique afin de reconnecter la pensée des économistes à la nature. Il entreprend alors d’y substituer la thermodynamique à la mécanique.

Il y a des limites physiques à l’expansion économique

Suivant l’invitation de Sir W. Petty à considérer que « le travail est le père et la nature la mère de toute richesse », N. Georgescu-Roegen propose tout d’abord de mesurer en termes physique les ressources physiques absorbées par la production. Il rappelle alors les deux lois de la thermodynamique s’appliquant à la matière et à l’énergie. La « loi stricte de conservation », tout d’abord, garantit que dans tout système isolé (comme l’est la Terre par exemple) la quantité de matière et d’énergie reste constante. En d’autres termes, rien ne se perd, rien ne se crée et tout se transforme… Selon cette loi, tout processus (y compris économique) peut « avoir lieu dans un sens ou dans l’autre, de telle sorte que tout le système revienne à son état initial, sans laisser aucune trace de ce qui est advenu » (Georgescu-Roegen, 1995). La loi de l’entropie, ensuite, permet de distinguer entre énergie et matière « utilisables » et énergie et matière « inutilisables ». En vertu de cette seconde loi, tout processus (y compris économique) rendu possible par la première loi, transforme inexorablement de l’énergie et de la matière utilisables (dites de basse entropie) en énergie et matière inutilisables (dites de haute entropie). L’entropie de tout système isolé augmente alors continuellement et irrévocablement jusqu’à atteindre une situation où toute l’énergie et la matière utilisable et accessible ont complètement disparu. « En conséquence, le destin ultime de l’univers n’est pas la “mort thermique” (comme on l’avait d’abord cru), mais un état plus désespérant : le chaos. » (Georgescu-Roegen, 1995).

Un tel paradigme thermodynamique impose d’emblée à envisager qu’il existe des irréversibilités, des limites et des contraintes physiques à tout processus vivant.

Penser la durabilité en économie

Placer le paradigme thermodynamique au cœur de la science économique reviendrait à refonder tous les grands concepts économiques, toutes les théories, tous les grands agrégats macroéconomiques, toutes les notions de base (rendement, productivité, efficacité, etc.). Tout processus économique pensé en termes physiques ne pourrait plus être envisagé dans le cadre d’un diagramme circulaire et isolé, mais au contraire en prenant nécessairement en compte ses multiples interactions avec son environnement. Dans l’approche bioéconomique suggérée par Nicholas Georgescu, l’ensemble du procès économique devient une vaste machine à transformer de l’énergie et de la matière de basse entropie (utilisable) en énergie et matière de haute entropie (inutilisable) : « non seulement l’entropie de l’environnement augmente à chaque litre d’essence dans le réservoir de votre voiture, mais encore une part substantielle de l’énergie libre dans cette essence, au lieu d’actionner votre voiture, se traduira directement par un accroissement supplémentaire d’entropie » (Georgescu-Roegen, 1995). En ce sens, le circuit bioéconomique établit toujours une relation entre la production et la consommation, mais tient compte également des ponctions énergétiques et matérielles réalisées sur la nature utilisable et des déperditions (chaleur et particules de matières devenues inutilisables) tant du côté de la production que de la consommation et de toutes les autres étapes du processus économique (investissements, revenus, etc.).

La pensée économique, une fois sur les rails du paradigme thermodynamique, ne pourrait plus envisager l’existence d’une croissance infinie dans un monde fini. Le progrès technique ne serait plus perçu comme une simple augmentation de la production pour une quantité constante de facteurs de production. Au contraire, il serait compris comme un élargissement de la gamme « accessible » d’énergie et de matière utilisables (de basse entropie). En effet, le progrès technique, loin de repousser les limites physiques et de soustraire le procès économique à la loi de l’entropie, ne fait que rendre accessible la matière et l’énergie utilisables qui étaient jusqu’alors inaccessibles. Rien ne saurait désormais être soustrait à la loi de l’entropie. La pensée bioéconomique de Nicholas Georgescu-Roegen amène à repenser toute l’économie de l’environnement ouvrant la voit à des pratiques nouvelles permettant la réinsertion du système économique dans les écosystèmes naturels (écologie industrielle, économie de la fonctionnalité, économie de matière et d’énergie). En ce sens, la bioéconomie est à l’économie ce que la révolution copernicienne fut pour l’astronomie. Elle est d’ailleurs si novatrice pour les économistes qu’elle ne leur laisse guère que deux options possibles : l’adopter ou la rejeter…

Nicholas Georgescu Roegen meurt le 30 octobre 1994, dans l’indifférence de ses contemporains. Il lègue pourtant un immense héritage scientifique et philosophique offrant les outils pour penser la complexité du monde contemporain. Dans un chapitre intitulé « How long can neoclassical economists ignore the contributions of Georgescu-Roegen ? », Herman Daly se demande si le trop peu d’attention portée à la bioéconomie ne serait finalement pas lié au fait que cette dernière est trop en avance sur son temps (Daly, 2007). D’autres encore, ont rejeté la bioéconomie, lui reprochant son inaptitude à saisir les effets permanents d’auto-organisation et d’adaptabilité qui caractérisent l’économie dans son ensemble. Reste une interrogation : pourquoi, après tant d’années le paradigme thermodynamique n’arrive pas à s’imposer sur le paradigme mécaniste en science économique. Son pouvoir explicatif serait-il plus faible ? La corroboration de ses prédictions serait-elle plus dure à réaliser ? Serait-il plus rétif à l’expérimentation ? Imre Lakatos, rappelle que l’histoire des sciences est remplie de combats entre programmes de recherche rivaux et qu’il faut souvent beaucoup de temps avant que la postérité dégage l’intérêt heuristique d’un éventuel abandon de telle ou telle vision du monde (Lakatos, 1986). Nicholas Georgescu-Roegen, en nous invitant à réfléchir sur les conditions d’un changement de paradigme en science économique, nous engage dans une de ces grandes révolutions scientifiques, probablement celle qui sera en mesure de réconcilier l’humanité avec son environnement.

Chronologie des publications de Nicholas Georgescu-Roegen

1935. « Fixed Coefficients of Production and the Marginal Productivity Theory ». Review of Economics and Statistics, 3(1), pp. 40-49. DOI : doi.org/10.2307/2967570.

1936. « The Pure Theory of Consumer’s Behavior ». Quaterly Journal of Economics, 50(4), pp. 533-539. DOI : doi.org/10.2307/1891094.

1966. Analytical economics. Issues and Problems. Cambridge (États-Unis), Harvard University Press. La Science économique : ses problèmes et ses difficultés. Paris, Dunod, 1970.

1971. The Entropy Law and the Economic Process. Cambridge (États-Unis), Harvard University Press. Traduction du chapitre 1 en français dans La décroissance. Entropie, écologie, économie (ch. I, pp. 63-84).

1975. « Energy and Economic Myths ». The Southern Economic Journal, 41(3), pp. 347-381. Traduction française dans La décroissance. Entropie, écologie, économie (ch. II, pp. 85-166).     
URL : https://www.uvm.edu/~jfarley/EEseminar/readings/energy%20myths.pdf

1977. « The Steady Sate and Ecological Salvation : A Thermodynamic Analysis », in BioScience, avril 1977, 27(4) : 266-270. Traduction française dans La Décroissance. Entropie, écologie, économie (ch. III, pp. 167-190).

1978. « De la science économique à la bioéconomie ». Revue d’économie politique, 88(3), pp. 337-382.

1979. Demain la décroissance. Entropie, écologie, économie. (Traduction, présentation et annotation par Jacques Grinevald et Ivo Rens). Lausanne, éd. Pierre-Marcel Favre, 1979. [2e édition revue et augmentée : La décroissance. Entropie, écologie, économie. (Traduit et présenté par Jacques Grinevald et Ivo Rens). Paris, Sang de la Terre, 1995 ; rééd. 2008].

1983. « La Loi de l’Entropie et l’évolution économique », Congrès des économistes de langue française, Strasbourg, 7 juin 1983.

Bibliographie

Cheynet Vincent (2008). Le choc de la décroissance. Paris, Seuil.

Daly Herman (2007). Ecological Economics and Sustainable Development: Selected Essays of Herman Daly. Cheltenham (Royaume-Uni) et Northampton (États-Unis), Edward Elgar Publishing.

Georgescu-Roegen Nicholas (1995). La décroissance. Entropie, écologie, économie. Paris, Sang de la Terre [édition de 2008].

Lakatos Imre (1986). Histoire et méthodologie des sciences. Paris, PUF [édition de 1994].

Jevons William Stanley (1871). The Theory of Political Economy. New York (États-Unis), Palgrave Macmillan [édition de 2013].

Kuhn Thomas (1970). Structures des révolutions scientifiques. Paris, Flammarion [édition de 2008].

Marx Karl (1867). Le Capital – livre I. Paris, Flammarion [édition de 2008].


Auteur /Author

Assen Slim est économiste, professeur et directeur de recherche à l’Institut national des langues et civilisations orientales (INALCO) à Paris, France. Il est titulaire d’un doctorat en économie de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Ses centres de recherche sont le CREE (EA4513) et le CESSMA (UMR245). Les thèmes de recherche du Dr Slim portent sur la transition post-socialiste, l’économie internationale, l’économie de l’environnement et la durabilité.

Assen Slim is an economist, professor and director of research at the National Institute of Oriental Languages ​​and Civilizations (INALCO) in Paris, France. He holds a PhD in Economics from the University of Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Its research centers are CREE (EA4513) and CESSMA (UMR245). Dr Slim’s research themes focus on post-socialist transition, international economics, environmental economics and sustainability.


Résumé

Nicholas Georgescu-Roegen, physicien et économiste, s’est employé à penser la durabilité dans le cadre de la bioéconomie. Dénonçant la vision circulaire de l’économie dans laquelle toutes les réversibilités sont permises, il a proposé de substituer au paradigme « mécaniste » un paradigme « thermodynamique ». Selon cette approche, tout processus vivant (y compris économique) rencontre nécessairement des limites physiques indépassables et des irréversibilités qu’il convient de ne plus ignorer. L’auteur invite ainsi à repenser tout le procès économique et, au-delà, à refonder la discipline économique de manière à la reconnecter à la nature. Nicholas Georgescu-Roegen laisse un immense héritage scientifique et philosophique dont on commence à reconnaître progressivement la pertinence.

Mots clés

Développement durable – Bioéconomie – Paradigme – Entropie.

Abstract

Nicholas Georgescu-Roegen, physicist and economist, viewed sustainability as a component of bioeconomy. Denouncing a circular vision of the economy according to which all reversibilities are possible, he proposed to substitute a « thermodynamic »  paradigm for a « mechanistic »  one. According to this approach, any living process (including economic) necessarily encounters unsurpassable physical limits and irreversibilities that should no longer be ignored. The author thus invites us to rethink the entire economic process and, beyond that, to overhaul economic discipline so as to reconnect it to nature. Nicholas Georgescu-Roegen leaves an immense scientific and philosophical legacy, the relevance of which is gradually beginning to be recognized.

Key words

Sustainable development – Bioeconomy – Paradigm – Entropy.

Abidjan et Grand-Bassam à l’épreuve de la résilience aux inondations (Côte d’Ivoire)

TAGRO NASSA Marcelle-Josée
Sociologue, Institut d’ethno-sociologie, Université Félix-Houphouët-Boigny, Abidjan, Côte d’Ivoire

MIAN Anick Michelle Etchonwa
Docteure en sociologie de Université Félix-Houphouët-Boigny, Abidjan, Côte d’Ivoire

N’GORAN Konan Guillaume
Ministère de l’environnement et du Développement durable, Abidjan, Côte d’Ivoire


ARDD-1-2021 – Développement durable : recherches en actes

Analyses : politiques, pratiques, mobilisations


Pour citer cet article

TAGRO NASSA Marcelle-Josée, MIAN Anick Michelle Etchonwa, N’GORAN Konan Guillaume : « Abidjan et Grand-Bassam face à la résilience aux inondations (Côte d’Ivoire) », Actes de la recherche sur le développement durable, n°1, 2021.
ISSN : 2790-0355 (version en ligne) — ISSN : 2790-0347 (version imprimée)
URL : https://publications-univ-sud.org/ardd/2021/12/565/
DOI : (à compléter)


Texte intégral

Abidjan et Grand-Bassam à l’épreuve de la résilience aux inondations (Côte d’Ivoire)

par Marcelle-Josée TAGRO NASSA, Anick Michelle Etchonwa MIAN & Konan Guillaume N’GORAN

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L’augmentation croissante de la population urbaine dans le monde et la complexité croissante des villes (Godschalk, 2003) font de ces territoires un enjeu de la gestion des risques et des crises. Ceci fait émerger des réflexions autour de la fabrication de la « ville durable ».

Dès lors, les enjeux autour de la « ville durable » se reflètent dans les agendas des organismes de développement (ONU-Habitat, Unesco) avec le onzième objectif de développement durable de l’agenda 2030. La Politique Nationale de la Ville (PNV) adoptée par le Conseil des ministres du 19 février 2020 met l’accent sur la promotion des villes résilientes à même de prévenir des risques. La résilience urbaine constitue ainsi le nouveau paradigme en matière de gestion des risques.

Ce concept a déjà fait l’objet de nombreuses discussions sémantiques au fil du temps (UNISDR, 2005, 2015). La notion de résilience urbaine intègre initialement l’idée d’adaptation à une perturbation par une phase d’absorption des modifications induites sur le système puis une phase de réorganisation ou retour à la normale.

Reposant sur les approches systémiques et socioécologique, la résilience urbaine se définit, d’une part, comme la capacité des villes à absorber une perturbation et à se réorganiser. Elle s’inscrit, d’autre part, dans un processus d’amélioration continue visant à mettre à profit les capacités d’apprentissage et d’adaptation du système urbain pour maintenir ou renforcer les facteurs de protection de la population (Toubin et al., 2012 ; Laganier & Serre, 2017).

Cette approche permet de proposer de nouvelles manières de faire face aux catastrophes, quand les approches précédentes, axées sur l’aléa et la vulnérabilité se limitent à des solutions structurelles de protection et à des actions préventives visant à limiter la vulnérabilité (Toubin et al., 2011).

La Côte d’Ivoire face aux inondations

En Côte d’Ivoire, les fortes précipitations ont régulièrement causé des inondations avec des conséquences graves dans les quartiers de la ville d’Abidjan et certaines villes de l’intérieur traversées par des cours d’eau.

En juin 2018, avec la montée des eaux (2,50 mètres)[1], 34 personnes dont 19 à Abidjan[2] ont perdu la vie suite aux inondations causées par les pluies diluviennes. Près de 3 115 ménages ont été affectés.

Les inondations n’affectent pas que les quartiers précaires. Elles touchent également ceux dits « huppés » dans la commune de Cocody (les quartiers Akouédo, Allabra, Palmeraie, Riviera 3). Ceci occasionne des dégâts matériels et des déplacements de populations (Office National de la Protection Civile, 2018).

A l’issue des inondations de 2018, l’évaluation des besoins (pertes et dommages) post-catastrophe (PDNA)[3] en tant qu’outil d’évaluation des effets et de l’impact, a permis de quantifier les dommages et de définir les besoins financiers pour le relèvement et la reconstruction.

Ces pertes et dommages s’estiment à près de 17 milliards de FCFA et le relèvement à plus de 200 milliards (Ministère de l’Environnement et du Développement Durable, 2018).

La ville de Grand-Bassam n’échappe pas non plus aux inondations. En 2019, elle a subit la crue du fleuve Comoé à cause de la forte pluviométrie. En effet, les 5 et 6 octobre, ainsi que du 11 au 13 octobre, de fortes précipitations ont entrainé de nombreux dégâts humains et matériels. Plusieurs quartiers notamment Oddos, Phare, Petit Paris, France et Moossou ont été inondés, impactant ainsi plus de 119 ménages (Mairie de Grand-Bassam, 2019).

Photos 1 et 2 : Images de quartiers inondés à Abidjan et Grand-Bassam

L’une des entrées du quartier Allabra à Cocody après les pluies des 18-19 Juin 2018. Source : Rapport Annuel Croix-Rouge de Côte d’Ivoire, 2018
Inondation dans le quartier Odoss de Grand-Bassam après les pluies du 11 au 13 Octobre 2019. Source : Archives Mairie de Grand-Bassam, 24 octobre 2019

Les populations sinistrées ont reçu les visites et le soutien du gouvernement, des élus locaux, d’organisations non gouvernementale (ONG), d’organismes humanitaires, de communautés religieuses. Elles ont bénéficié, pour la plupart, de dons en vivres et non vivres, certaines d’une assistance psychologique ou ont été recueillis dans des centres d’accueil provisoires.

Cependant, face à la recrudescence du phénomène des inondations ces dernières années, comment Abidjan et Grand-Bassam prennent en compte les risques de catastrophes pour éviter une accumulation de nouveaux risques ? Comment alors se construit la résilience par les acteurs étatiques et non étatiques dans ces zones urbaines? Comment se fait l’appropriation durable des risques d’inondations par ces acteurs ?

« La résilience » : une représentation diversifiée et évolutive

La plupart des travaux de recherches en sciences humaines et sociales sur les inondations se focalisent sur la période de la crise, la catastrophe, ou celle de la post-crise. Ils abordent la question en termes de « perceptions des inondations » (Dourlens, 2003 ; Gilbert & Bourdeaux, 2007 ; Dupont et al., 2008).

Selon Desbordes (1997), une culture fataliste du risque d’inondation ne saurait être la seule réponse à apporter à des populations urbaines de plus en plus obsédées par des questions d’ordre sécuritaire. Bertrand et Richard (2012), renchérissent cette posture, en raison des incertitudes liées à la variabilité climatique, qui contraignent les territoires à s’adapter et à assurer l’ajustement des sociétés au changement climatique. Car, comme le souligne Gilbert (2003), la définition du risque induit une relation de cause à effet, la cause étant l’aléa, les effets sont appliqués sur les objets vulnérables.

Toutefois, selon Andres et Strappazzon (2007), si à première vue le développement durable promeut la prise en compte des risques naturels, dans la mise en œuvre des projets urbains, la portée du développement durable pour restreindre l’exposition aux risques est très limitée. Car les différentes présences de l’eau en ville suscitent des effets contradictoires, dans la mesure où elles évoquent le danger de l’inondation, mais constituent surtout un gage de qualité environnementale au sein de la ville. Dès lors, Barroca et Hubert (2008) expliquent que le développement durable dépend de la mise en place d’organisations sociales capables de penser le risque et l’aménagement urbains dans ses multiples dimensions sociales, culturelles, techniques, économiques et environnementales, mais aussi d’organisations sociales capables de mettre en place des procédures à même de faire émerger des compromis ou des consensus durables. Cet avis est quelque part partagé par Toubin et alii (2011) qui proposent une approche transdisciplinaire comme réponse à la résilience urbaine face aux risques.

Il ressort de ces travaux une diversité de représentations du concept de résilience, une complexité de la manière d’en fournir une estimation et les conditions de sa prise en compte dans l’aménagement durable des villes. Par ailleurs, ils invitent à ne pas se limiter aux réponses lors des catastrophes mais aussi à prendre en compte l’appropriation du facteur de risque chez les acteurs tant au niveau local qu’institutionnel.

Ainsi, la résilience urbaine est la capacité des villes, sous l’impulsion des besoins sécuritaires et de la variabilité climatique, à pouvoir planifier, en tenant compte de l’adaptation et de l’anticipation des risques qui représentent le croisement entre les aléas et les objets « vulnérables ».

Finalement, aborder notre sujet revient à analyser les actions au niveau individuel, communautaire et institutionnel de résilience face aux inondations.

Cadre méthodologique de l’étude

La démarche se veut empirique et intègre une approche qualitative de collecte des données. Le choix des villes à l’étude se fonde sur la récurrence des sinistres et leurs fonctions respectives, Abidjan en tant que capitale économique et Grand-Bassam en tant que ville historique. La majorité des quartiers sinistrés en 2018 et 2019 sont surtout des quartiers résidentiels, avec des plans de lotissement et d’assainissement, et même localisés sur le territoire du patrimoine historique de l’UNESCO.

La collecte et l’analyse des données ont été menées en 2018 et 2019 au travers d’une recherche documentaire, d’observations directes ainsi que d’entretiens semi-structurés individuels et de groupe.

La revue documentaire a mobilisé des travaux scientifiques et techniques, des articles de presse, des rapports d’activités de diverses institutions.

44 entretiens ont ainsi été conduits dont 29 auprès d’habitants sinistrés des deux villes et 15 référents. Il s’agit entre autres de représentants municipaux, ministériels, religieux dont les locaux ont servi de centre d’accueil des ménages sinistrés, d’ONG et d’organisation humanitaire comme la Croix-Rouge. Par ailleurs, quatre entretiens collectifs de huit personnes en moyenne avec des ménages sinistrés ont été réalisés. Les entretiens ont porté sur l’impact des inondations sur le quotidien des populations, les pratiques au niveau individuel, communautaire et institutionnel de protection contre les inondations, la gestion locale de l’inondation, les représentations sociales du risque d’inondation et leur prise en compte dans les plans de développement urbain des villes.

Des visites de terrain des aires sinistrées, de certains centres d’accueil et la participation à certaines remises de dons ont permis d’avoir accès au quotidien des sinistrés et de voir certains dégâts. Cette observation a été complétée par le visionnage de certaines vidéos et images sur les inondations publiées sur les réseaux sociaux, les chaînes nationales et internationales.

Les informations recueillies ont été retranscrites, croisées et soumises à une analyse de contenu thématique. L’analyse a permis de saisir les réactions des acteurs au lendemain des inondations, le rapport aux risques des communautés et les mécanismes qui participent à la construction de la résilience d’Abidjan et de Grand-Bassam.

Une diversité de stratégies de protection dans une synergie d’action « limitée » face aux inondations

Les populations ont une capacité de réaction locale avant toutes interventions extérieures lors des inondations. Les travaux montrent que les interactions sociales à l’œuvre dans le champ d’étude produisent une diversité de stratégies mais sont limitées par l’insuffisance de coordination et de fédération.

Une mobilisation communautaire comme ressource sociale de résilience aux inondations

Les actions de résiliences sont portées aussi bien par les acteurs institutionnels que communautaires.

1. La solidarité comme ressource sociale à l’aléa subi

Face à l’inondation, les préoccupations matérielles passent au second plan et la priorité des citadins devient leur propre survie. La solidarité de voisinage est activée. Elle consiste à prendre en charge les victimes de l’environnement immédiat et de les installer dans des endroits plus sécurisés que sont les résidences des voisins non inondées. La solidarité se manifeste aussi par l’hébergement des sinistrés chez des tuteurs, parents ou amis. Ainsi, l’inondation se construit comme un catalyseur de rapports de solidarité s’inscrivant dans des dynamiques ponctuelles et d’urgence. Toutefois, les mécanismes de pérennisation de ces interventions, qui se construisent dans la spontanéité, ne sont pas garantis. Elles ne donnent pas lieu à la mise en place d’un dispositif « formel » d’intervention au niveau local ni surtout d’un cadre de préparation aux inondations.

En référence aux précédentes inondations, les populations essaient de s’accommoder à l’exposition aux risques. A l’approche des inondations, elles procèdent aux réaménagements de leurs locaux ou aux déplacements provisoires dans des zones « plus sûres » : déplacements des meubles du rez-de-chaussée au 1er étage, changement de parking, déplacement des enfants ou personnes âgées vers d’autres lieux de résidence.

2. Le réseau religieux, un capital social de résilience aux inondations

Dans certaines religions révélées, la solidarité est construite comme une vertu qui permet au croyant d’entretenir sa relation avec la divinité. C’est dans ce cadre que des structures d’entraide sont instituées au sein des différentes communautés religieuses. Elles participent à porter secours aux « sinistrés » au travers de l’accueil, des dons, des actions d’écoute, etc. A cet effet,  l’ONG méthodiste Le réservoir de Siloé, a offert des dons aux membres de la communauté religieuse victimes des inondations. En effet, son discours sur l’implication se structure autour des infrastructures. Cela transparaît dans les propos d’un enquêté :

« Aux 62 familles sinistrées des pluies diluviennes de juin 2018, l’ONG Le réservoir de Siloe, a remis, à chacune des 22 familles ayant perdu au moins un être cher, une enveloppe de 100 000 FCFA et aux 40 autres familles sinistrées un kit composé d’un sac de riz de 25 kg, d’un carton de savon liquide, d’un carton de savon solide, d’un carton d’huile de 12 bouteilles et des boîtes de flocons d’avoine pour un coût global de 5 400 000 FCFA. Notons que le don a été fait sous la supervision de la Croix Rouge et de l’ONG catholique Citoyenneté Entraide, qui ont enregistré ces 62 familles venues d’Abidjan, Aboisso, Ouragahio et Tiassalé » (SKG, bénéficiaire des dons).

Ainsi, en vue de surmonter les altérations, les institutions religieuses prennent en charge les sinistrés. En outre, certains paroissiens ont accueilli des victimes chez eux. Par ailleurs, l’une des formes d’expression de solidarité envers les sinistrés a été de les recueillir dans les églises en attendant les interventions des autorités administratives. Ces églises ont parfois aidé à l’organisation des remises de dons. Ainsi, la paroisse Sainte Famille de la Riviera 2 a recueilli 101 personnes pendant une période de 3 mois durant laquelle elles ont reçu trois repas journaliers organisés par les services de la Caritas avec les vivres offerts par la municipalité et d’autres bienfaiteurs.

Par ailleurs, 1 100 personnes ont été hébergées à la paroisse Cœur immaculé de Marie du quartier Impérial de Grand-Bassam. Des dons d’une valeur de 15 millions de FCFA ont été remis le 19 octobre par l’État aux sinistrés de Grand-Bassam. En témoigne un homme de 37 ans, victime des inondations en 2019, résidant au quartier Odoss : « Arrivé un vendredi avec ma femme et notre fille, l’église nous a bien accueillis ». Des différentes expériences ont conduit au lancement d’opérations de mobilisation de ressources en prélude à la saison de pluies.

Mais face aux inondations, il a été observé que les communautés ne disposent pas de plan d’actions préétabli. Les actions se limitent au renforcement de l’assistance habituelle par la mobilisation de ressources auprès des fidèles ou de structures extérieures. L’absence de la culture du risque d’inondation rend difficile la pérennisation et l’anticipation des actions. Bien que ces communautés religieuses constituent des organes sur lesquels les institutions municipales et administratives peuvent s’appuyer, on remarque qu’elles ne sont pas associées à la gestion des risques et ne sont pas préparées à répondre « aux catastrophes ».

3. La Croix-Rouge de Côte d’Ivoire et des ONG comme acteurs de résilience face aux inondations

En tant qu’auxiliaire des pouvoirs publics, la Croix-Rouge de Côte d’Ivoire (CRCI) mène des activités de secours pendant les zones d’incertitude. Depuis 2015, le projet Réduction des risques de catastrophes en milieu urbain (RRCU), initié par la CRCI, contribue à la réponse aux inondations dans les zones affectées.

Photos 3 et 4 : Volontaires au service de ménages sinistrés à Grand-Bassam et Cocody

Source : Archives de la Croix-Rouge de Côte d’Ivoire, 29 octobre 2019

120 secouristes ont été déployés sur le terrain pour mener les opérations de secours d’urgence et une évaluation rapide dans la ville d’Abidjan. Ainsi la CRCI a curé des caniveaux d’évacuation des eaux pluviales des villes, nettoyé trois sites inondés (le centre de santé communautaire de la Riviera Palmeraie, le centre de santé Mère Marie Notre Dame Réparatrice et la cité Allabra à Cocody) avec l’appui financier de la Fédération Internationale des Sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge (FICR). Elle a aussi mis en place quatre cliniques mobiles dans la commune de Cocody.

En outre, comme réponse immédiate aux problèmes de subsistance, 400 ménages ont bénéficié de moyens financiers via cash-transfert (paiement numérique par téléphone).

A cela s’ajoutent des dons aux victimes grâce à l’appui des ONG qui préparent également les communautés aux prochaines inondations par des actions de sensibilisation dans les communautés sur leur exposition aux risques.

Les actions des ONG et de la Croix-Rouge sont mises en œuvre de façon unilatérale. Ce manque de coordination avec celles des pouvoirs publics occasionne des doublons au niveau des assistés.

4. Des dynamiques impulsées par les acteurs institutionnels : des dons à la réalisation d’infrastructures socioéconomiques comme ressources de résilience urbaine

La résilience des acteurs est construite autour des dons aux victimes, des pratiques de relocalisation des populations sur des sites non inondables. A Grand-Bassam, il a été noté le relogement provisoire des sinistrés au sein du lycée professionnel artisanal ainsi que la distribution de kits alimentaires et sanitaires. De plus, les acteurs étatiques lient la résilience aux inondations à la disponibilité et à l’accessibilité des infrastructures socioéconomiques. En effet, le lundi 11 novembre 2019, lors du lancement officiel des travaux de l’ouverture de l’embouchure du fleuve Comoé à Grand-Bassam,  Monsieur Jean-Louis Moulot, maire de ladite ville affirme :

« Le lancement des travaux de l’ouverture de l’embouchure du fleuve Comoé à Grand-Bassam vient comme une panacée pour cette ville qui vit à chaque saison pluvieuse un véritable calvaire. »

Dans cet extrait de discours, la logique équipementière est présentée comme une stratégie de prévention du risque en dépit du fait qu’une telle pratique ne parvient pas toujours à traiter les aspects des villes à l’épreuve des inondations.

La réponse aux inondations comme une gestion improvisée de l’urbanisme

Les réponses apportées sont souvent sectorielles et ne prennent pas suffisamment en compte la complexité des systèmes urbains. En effet, si les actions des municipalités et ministérielles tentent d’évaluer la vulnérabilité des espaces urbains face aux inondations, on observe qu’établir des plans de secours par anticipation reste difficile. En effet, les représentants de l’État lient ce fait à l’insuffisance de moyens matériels logistiques d’intervention et à la déficience de la synergie d’actions au niveau des organes publics et privés.

1. Une résilience retardée à l’aune d’une connaissance limitée et de la politisation du risque d’inondation

Les entretiens montrent que les réponses sociales des riverains face à l’inondation s’expliquent par leurs représentations du risque. Celle-ci se construit sur un sentiment modéré de vulnérabilité, qui peut s’expliquer par l’irrégularité des inondations ou leur faible probabilité dans certaines zones, tant en termes d’intensité que de fréquence de pluie, mais aussi par la méconnaissance du risque et en particulier de la possibilité d’inondation de la zone d’habitation et des scénarios d’inondation potentiels.

En effet, pendant longtemps des quartiers résidentiels comme Cocody ont été construits comme des zones à l’abri de tel aléa. Les victimes des précédentes inondations étant le plus souvent celles vivant dans des secteurs décrits comme à risques (quartiers exposés à des glissements de terrains). En outre, la fréquence des inondations contribue à construire une représentation sociale du risque qui ne motive pas la mise en œuvre de mesures préventives, tant chez les citoyens (potentiels sinistrés) que parmi les acteurs institutionnels. Dans cette situation, la survenue d’une crue au quartier France de Grand-Bassam ou d’une inondation au quartier Allabra de Cocody n’étant pas un phénomène habituel, la stratégie de résilience des populations se limitera à des interventions à court terme ou ne saurait être envisagée comme une alternative de protection. Ce que révèlent les propos ci-joints.

« Je n’ai jamais vu ça de ma vie ! Cela fait près de 20 ans que je vis ici… Ma voiture a été emportée à 600 mètres de mon domicile. Certaines rues sont devenues de véritables torrents. Non je n’ai jamais vu ça ! » (Homme, 56 ans, juge, sinistré résident du quartier Allabra-Cocody).

Toutefois, pour d’autres enquêtés, les interventions post-crise répondent à une logique de clientélisme des autorités et relèvent donc d’une politisation du risque. Une commerçante exprime ainsi sa frustration face à l’intervention jugée tardive des autorités publiques :

« L’expérience des inondations répétitives nous apprend que nos politiciens préfèrent attendre que les crises éclatent pour réagir plutôt que d’anticiper les décisions. En réagissant face à une crise, ils savent en effet qu’ils peuvent obtenir l’adhésion populaire alors en attirant l’attention du public en perspective de futures élections. »

2. L’incohérence des pratiques en matière d’aménagement urbain, une contribution à l’ignorance du risque d’inondation

Les quartiers de Cocody-Allabra (Abidjan), Impérial ou France (Grand-Bassam), en raison de leur caractère résidentiel, véhiculent une image très avantageuse des conditions de vie. Mais les populations sont parfois confrontées à un défaut d’aménagement des espaces urbains. En effet, l’aménagement des zones inondables est autorisé par les élus aux sociétés immobilières ou propriétaires immobiliers en l’absence d’études prospectives rigoureuses en amont. De plus, les populations sont peu informées sur leur exposition au risque, comme en témoigne cette sinistrée de 2018 à la Riviera 3 près de Cap-Nord :

« On ne pouvait pas penser qu’un jour on serait concerné par un tel risque. Ni les ministères de l’assainissement, de la construction, ni la mairie n’en ont jamais parlé. Quand on entendait à la télé les spots qui demandaient aux populations de quitter les zones à risques à cause des pluies, nous, on ne se comptait pas parmi. »

Aussi, l’exposition au risque d’inondation est interprétée comme le produit de l’action de l’Etat du fait de la détention de documents formels d’installation par les propriétaires, l’existence des plans de lotissement et d’assainissement. A cela s’ajoute la cohabitation avec des bâtiments publics et des voisins dont le statut social constitue chez certaines personnes enquêtées un gage de sécurité. Ces autorisations formelles sont interprétées comme un déni du risque par les élus locaux et comme l’incapacité de l’État à communiquer sur les risques d’inondation. Une femme de 43 ans, sinistrée résidente du quartier Impérial à Grand-Bassam l’exprime ainsi : « On est allé dormir et on a été surpris dans la nuit de voir que l’eau est rentrée partout et à un tel niveau. »

Toutefois, certaines populations mènent des actions d’anticipation sur les prochains événements. Des propriétaires d’habitation et de magasins commerciaux des zones de Riviera Allabra et de Riviera Palmeraie ont construit des « remparts de fortune » matérialisés par des murets et des sacs de sable dans un besoin de protection et d’adaptation face aux inondations.

Ces initiatives individuelles s’inscrivent dans la logique d’anticipation et d’atténuation de l’impact des inondations. Quand elles regagnent leurs habitations après les inondations, les ex-victimes renforcent les anciennes défenses de fortune qui ont prouvé « leur efficacité » face aux inondations.

Discussion et conclusion

L’article s’est intéressé aux formes de réaction des acteurs face aux inondations et à leur rapport aux risques à Abidjan et Grand-Bassam dans une perspective de résilience urbaine. Il ressort une diversité d’actions développées tant au niveau communautaire qu’institutionnel mais limitées par l’insuffisance de synergie des actions. La réaction des individus et des communautés est ponctuelle et s’inscrit plus dans une logique de survie que de prévention et d’anticipation. Ainsi, les villes à l’étude sont « peu » résilientes du fait d’une connaissance limitée de la présence du risque, de l’incohérence des pratiques en matière d’aménagement urbain avec des installations sans études préalables. Ce qui occulte parfois les risques d’inondation et contribue à l’ignorance du risque d’inondation.

Au regard de ce qui précède, il convient de souligner que cette étude à des traits de similitudes avec les thèses avancées par Durand (2014). Pour ce dernier, le maintien d’une « culture du risque » est un enjeu capital pour entretenir un « sens du danger » et ainsi limiter les conséquences en cas d’inondation. A ce titre, Langumier (2006) et Revet (2009) montrent la nécessité de s’intéresser, outre aux territoires portant encore les stigmates de catastrophes, aux temporalités à distance des crises liées aux inondations. De ce fait, pour « mieux » préparer les communautés, il est nécessaire de prendre en compte le risque même sur des espaces où il n’existe pas de souvenirs d’événements « graves » —parfois effacés par le temps — mais où il est cependant difficile de penser qu’il ne se passera jamais rien.

C’est d’ailleurs ce que Barroca et alii (2006) légitiment. Pour ces auteurs la participation locale ne peut s’établir que par une prise en compte des représentations du risque par l’ensemble des acteurs. De ce fait, admettre que la gestion des risques n’est plus une simple politique de prévention portée par l’État mais qu’elle devient un élément central du processus de décision collective ouvre la porte à des transformations de l’action publique.

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UNISDR (2015). Cadre d’action de Sendai pour la réduction des risques de catastrophe 2015-2030. Genève (Suisse), United nations office for disaster risks reductions (UNISDR).


Notes

[1] Laurent Ribadeau Dumas : « Côte d’Ivoire : les inondations catastrophiques de la saison des pluies à Abidjan », FranceTVinfo, 20 juin 2018.

[2] Plateforme humanitaire du secteur privé de Côte d’Ivoire (2019).

[3] PDNA : Post Disaster Needs Assessment.


Auteurs / Authors

Marcelle-Josée TAGRO épouse NASSA, est docteure en sociologie urbaine et enseignante-chercheure à l’Institut d’ethno-sociologie de l’Université Félix Houphouët-Boigny à Abidjan, Côte d’Ivoire. Elle fut la directrice du Développement Urbain Durable du ministère de la Ville de 2019 à 2021. Ses réflexions portent de façon générale sur les interactions autour de la construction de l’espace urbain  notamment le foncier industriel, l’espace public et les  procédures sociales par lesquelles se construit l’appartenance à la ville.

Marcelle-Josée TAGRO épouse NASSA, a doctor of urban sociology is lecturer and researcher at the Institute of Ethno Sociology of the University Félix Houphouët-Boigny in Abidjan, Ivory Coast. She was the Director of Sustainable Urban Development of the Ministry of the City from 2019 to 2021. Her reflections generally relate to interactions around the construction of urban space, in particular industrial land property, public space and social procedures by which one builds belonging to the city.

Anick Michelle Etchonwa MIAN, est docteure en sociologie économique, membre Laboratoire de Sociologie Economique et d’Anthropologie des Appartenances Symboliques (LAASSE) de l’Université Félix Houphouët-Boigny d’Abidjan. Ses centres d’intérêt de recherches portent sur les formes de disqualifications sociales en milieu urbain, la pauvreté , la précarité de résidence, la consommation des ménages vulnérables et le genre.

Anick Michelle Etchonwa MIAN is a doctor in economic sociology and a member of the Laboratory of Economic Sociology and Anthropology of Symbolic Belongings (LAASSE) at the University of Félix Houphouët Boigny in Abidjan. Her research interests include forms of social disqualification in urban areas, poverty, residential insecurity, consumption of vulnerable households and gender.

Konan Guillaume N’GORAN est employé au ministère de l’Environnement depuis 20 ans. Depuis 2012, il est en charge des questions d’évaluation post et pré-catastrophe, notamment l’évaluation des impacts des inondations. Il est titulaire d’un diplôme d’ingénieur en science informatique et fonde ses recherches sur l’usage de l’observation de la terre (télédétection, systèmes d’information géographique et photographies aériennes) et la collecte de données d’occupation du sol pour prévoir et quantifier l’impact des catastrophes naturelles.

Konan Guillaume N’GORAN has been employed by the Ministry of Environment for 20 years. Since 2012, he has been in charge of post and pre-disaster assessment issues, including the assessment of the impacts of floods. He holds an engineering degree in computer science and bases his research on the use of earth observation (remote sensing, geographic information systems and aerial photographs) and of land use data to predict and quantify the impact of natural disasters.


Résumé

L’objectif de développement durable n°11 (ODD11) de l’Agenda mondial 2030 est de faire en sorte que les villes soient ouvertes à tous, sûres, résilientes et durables. Ainsi, la résilience urbaine constitue un critère de la durabilité globale des villes mais aussi un nouveau paradigme en matière de gestion des risques. Au regard des objectifs du développement durable, face à la recrudescence des inondations annuelles et au caractère plutôt actif que préventif des interventions, le présent article questionne la résilience d’Abidjan et de Grand-Bassam à partir des inondations de 2018 et 2019. La capacité de réaction des acteurs à surmonter les altérations provoquées par les catastrophes liées aux inondations pour trouver des solutions durables ou même locales, mérite d’être analysée. Les investigations s’appuient sur une démarche qualitative. Il ressort des résultats que l’atteinte de la résilience urbaine est fragilisée par des réponses communautaires et étatiques limitées et non coordonnées.

Mots clés

Risques d’inondation – Résilience urbaine – Développement durable – Villes durables – Abidjan – Grand-Bassam – Côte d’Ivoire.

Abstract

The Sustainable Development Goal 11 (SDG11) of the 2030 Global Agenda is to make cities inclusive, safe, resilient and sustainable. Thus, urban resilience constitutes a criterion of the overall sustainability of cities but also a new paradigm in terms for risk management. In the light of Sustainable Development Goals, the resurgenge of annual floods and the active rather than preventive nature of the interventions, this article questions the resilience of Abidjan and Grand-Bassam based on the floods of 2018 and 2019. The reaction capacity of actors to overcome the alterations caused by flood disasters in order to find sustainable or even local solutions, deserves to be analysed. The investigations are based on a qualitative approach. The results show that the achievement of urban resilience is undermined by limited and uncoordinated community and state responses.

Key words

Flood risks – Urban resilience – Sustainable development – Sustainable cities – Abidjan – Grand-Bassam – Ivory Coast.

Mobilisations pour l’égalité et protection de l’environnement : une relation sous tension

L’expérience du Réseau Agroécologique de Femmes Agricultrices RAMA (Brésil)

 

HILLENKAMP Isabelle
Socioéconomiste, IRD, Centre d’études en sciences sociales sur les mondes africains, américains et asiatiques (CESSMA), Paris, France


ARDD-1-2021 – Développement durable : recherches en actes

Analyses : politiques, pratiques, mobilisations


Pour citer cet article

Hillenkamp Isabelle : « Mobilisations pour l’égalité et protection de l’environnement : une relation sous tension. L’expérience du Réseau Agroécologique des Femmes Agricultrices RAMA (Brésil) », Actes de la recherche sur le développement durable, n°1, 2021.
ISSN : 2790-0355 (version en ligne) — ISSN : 2790-0347 (version imprimée)
URL : https://publications-univ-sud.org/ardd/2021/12/558/
DOI : (à compléter)


Texte intégral

Mobilisations pour l’égalité et protection de l’environnement : une relation sous tension.
L’expérience du Réseau Agroécologique de Femmes Agricultrices RAMA (Brésil)

par Isabelle HILLENKAMP

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Plusieurs courants de pensée, comme le féminisme environnemental (Agarwal, 1992), l’écoféminisme (Hache et al., 2016), la théorie décoloniale (Escobar, 2018) ou encore la justice environnementale (Schlosberg, 2009), attirent l’attention sur les liens étroits entre dégradations environnementales et rapports de domination fondés sur le genre, la classe sociale, la race, l’ethnie etc. Ces analyses se multiplient et gagnent en visibilité au fur et à mesure que la crise environnementale globale aiguise la conscience collective de ces enjeux, marquant une nouvelle étape de politisation du débat sur le développement durable. Par un renversement de perspective, cette prise de conscience met également en lumière les mobilisations socio-environnementales par lesquelles certains groupes subalternes articulent leurs revendications d’égalité avec des formes spécifiques de protection de l’environnement.

Le texte qui suit relate l’expérience du Réseau Agroécologique de Femmes Agricultrices (Rede Agroecologica de Mulheres Agricultoras) RAMA — BRANCHE en brésilien — implanté dans une zone forestière du sud-est du Brésil. Créé en 2015 sous l’impulsion d’une ONG féministe locale, la SOF (Sempreviva Organização Feminista), ce réseau a pour but de valoriser la production agroécologique diversifiée des femmes afin d’accroitre leur autonomie et de contribuer à la reproduction durable des écosystèmes locaux. Il s’inscrit dans un contexte marqué à la fois par les conflits pour l’accès au foncier et pour l’usage des ressources opposant les communautés à des élites économiques et politiques locales et par la persistance de normes sociales patriarcales à l’intérieur de ces communautés.

Mon analyse de l’expérience de la RAMA repose sur des projets de recherche-action en partenariat avec ce réseau et avec la SOF menés de 2016 à 2020. Par recherche-action, nous entendons un mode de production de connaissances tourné vers les objectifs des actrices (ou acteurs) locales, comme ici ceux de la RAMA (Hillenkamp & Nobre, 2018). Les connaissances, produites à travers l’observation des activités du réseau, de visites et entretiens auprès des agricultrices et d’autres interlocuteurs locaux (maris des agricultrices, leaders communautaires, personnel des organisations gouvernementales et non gouvernementales etc.) ont donc visé à préciser les conditions d’une plus grande autonomie des femmes en même temps que d’un mode de production agricole durable. Ces connaissances ont été discutées avec les membres de la RAMA et les autres interlocuteurs à différents niveaux, dans la société civile et les pouvoirs publics (ateliers-débats ou réunions s’appuyant sur des vidéos, podcast, dépliants, rapports, etc.). Cette position de recherche permet d’approfondir les multiples facettes de l’expérience des actrices et acteurs locaux et de comprendre les conditions du changement social en les expérimentant au niveau de la production de connaissances.

Le texte est organisé en trois parties. Dans un premier temps, je montre en quoi l’expérience de la RAMA constitue une mobilisation socio-environnementale qui allie contestation des rapports de genre et ethnico-raciaux, d’une part, et valorisation de pratiques culturales féminines relevant d’une logique de care social et environnemental, d’autre part. Cependant, je pointe la présence simultanée d’autres logiques de protection de l’environnement, qui interagissent avec les pratiques agricoles et l’organisation des femmes de la RAMA. Ainsi, la deuxième partie traite de la logique de conservation environnementale, au sein d’aires protégées instituées par l’État qui se superposent aux territoires des communautés auxquelles ces femmes appartiennent. La troisième partie analyse comment des paiements pour services de captation de dioxyde de carbone, qui ont été introduits récemment dans la région par des ONG « vertes », se traduisent pour ces agricultrices. Dans chaque partie, je pars de l’expérience des femmes de la RAMA pour remonter vers les rapports sociaux et politiques plus larges dans lesquels elle s’inscrit. Par cette démarche, mon objectif est de problématiser la relation entre mobilisations pour l’égalité — ici de genre et ethnico-raciale — et modèles de protection de l’environnement, afin d’attirer l’attention sur les différences entre ces modèles et sur les tensions vécues par les actrices et acteurs de ces mobilisations.

Faire partie de la RAMA : agroécologie et féminisme

Depuis 2015, plus de 70 femmes se sont impliquées durablement dans les groupes locaux de neuf communautés de la municipalité de Barra do Turvo, dans la région du Vale do Ribeira, qui forment la RAMA. Certaines sont membres de communautés quilombolas, alors que d’autres sont des migrantes d’autres régions du pays. Toutes ces femmes ont une production agricole et la plupart se reconnaissent comme femmes noires.

Le terme quilombo désigne au Brésil les membres de communautés reconnues comme descendant d’esclaves noirs. La présence de ces populations dans le Vale do Ribeira date de l’exploitation de ce territoire durant la colonie portugaise. Après l’abolition de l’esclavage, à la fin du XIXe siècle, ces populations ont formé des quilombos dans ce qui était alors une zone forestière isolée. Au cours du XXe siècle, la pénétration de nouvelles activités économiques à grande échelle (barrages, monocultures) puis l’institution d’aires protégées a conduit les quilombos à affirmer leur mode de gestion communautaire de la forêt (Bernini, 2015). La fin du « miracle économique » brésilien, après les années 1970, a amené des populations issues d’autres États du pays à s’installer dans la région en qualité d’agriculteurs dits « familiaux ». Enfin, dans la seconde moitié des années 1990, Barra do Turvo s’est fait connaitre pour l’organisation d’habitant.es de quilombos et de ces nouveaux quartiers de l’agriculture familiale dans une association d’agriculteurs dits « agroforestiers » (voir la section suivante).

La pénétration de la SOF dans la région, en 2015, et la formation de la RAMA, se sont inscrites dans ce contexte. La SOF a d’abord agi en tant qu’ONG exécutrice d’une politique fédérale d’assistance technique en agroécologie destinée exclusivement aux femmes. En tant qu’ONG activiste de longue date (1968) au Brésil, ayant notamment hébergé le Secrétariat international de la Marche mondiale des femmes, entre 2006 et 2010, la SOF avait contribué au mouvement féministe qui avait revendiqué et proposé ce type de politique.

La SOF a tissé des alliances avec les initiatives d’agroforesterie et de gestion communautaire de la forêt dans les quilombos de Barra do Turvo, tout en valorisant l’agriculture extrêmement diversifiée et à petite échelle pratiquée par les femmes. Comme résultat des rôles féminins socialement attribués dans l’alimentation et la santé familiale et communautaire, de nombreuses femmes cultivaient et cultivent toujours une grande diversité de plantes alimentaires et médicinales, qu’elles intègrent avec leurs autres activités (cuisine, compostage, élevage de petits animaux, préparation de fumier, fertilisation des sols, etc.). Avant la formation de la RAMA, ces pratiques étaient principalement tournées vers l’autoconsommation et socialement dévalorisées — vues comme la culture de « choses molles au fond du jardin », selon l’expression d’un interlocuteur du gouvernement municipal. Les femmes elles-mêmes considéraient souvent qu’elles « n’avaient rien » et de nombreuses jeunes filles partaient et partent toujours vers la ville à l’adolescence (Hillenkamp & Lobo, 2019). Les cultures socialement valorisées sont celles, essentiellement masculines, dans l’agriculture commerciale (mono ou biculture, en particulier banane et cœurs de palmier) et l’élevage (buffles et vaches/bœufs), mais aussi dans l’agroforesterie tournée vers la vente et la génération de revenus.

Depuis 2015, la production de la RAMA s’est développée, par l’augmentation des surfaces cultivées, par l’adhésion de nouvelles agricultrices — y compris en 2020, durant la pandémie de Covid-19 — et par la circulation des savoirs et techniques au sein du réseau, avec l’appui des agronomes de la SOF. Des « Carnets agrécologiques », proposés par le Groupe de Femmes de l’Alliance Nationale brésilienne d’Agroécologie (Alvarenga et al., 2018) dont la SOF fait partie, ont encouragé les agricultrices à noter mois par mois l’équivalent monétaire de l’ensemble de leur production (vendue, autoconsommée, donnée et troquée). Cet instrument et les discussions qui l’ont accompagné les ont menées à reconnaitre la valeur de leur travail non rémunéré et à questionner sa relégation à une simple « aide » par rapport aux revenus masculins. La SOF a de plus promu une valorisation monétaire de la production de la RAMA, en mettant les agricultrices en relation avec des acheteurs attentifs à la valeur de ce travail, comme un réseau de groupes de consommation « responsable », des magasins liés au mouvement d’économie solidaire et des marchés biologiques. Des accords et une logistique complexe, assurée d’abord par l’ONG puis de manière croissante par les agricultrices et des filles d’agricultrices, permettent de commercialiser une offre de près de 300 produits.

Parallèlement, les femmes de la RAMA ont participé à des rencontres organisées par la SOF ou par le mouvement féministe (ex. Marche mondiale des femmes), au cours desquelles les questions de la division sexuelle du travail et de l’invisibilité du travail domestique et agricole féminin ont été thématisées. La pratique d’une agriculture agroécologique diversifiée a été affirmée comme l’expression d’un travail de care social et environnemental indispensable à la reproduction durable de la vie et pouvant servir de base à la revalorisation des activités féminines et à la renégociation des rapports de genre. Peu à peu, le discours des agricultrices de la RAMA s’est dédoublé : à la dénonciation des discriminations ethnico-raciales et au positionnement dans les mobilisations en défense du territoire, s’est ajouté un discours plus subtil affirmant la valeur de leur travail conçu désormais en termes de care et justifiant une nouvelle autonomie dans la vente, la production, le budget et les décisions familiales.  

Cette expérience, qui connait des limites, notamment dans la division sexuelle du travail familial toujours inégale, constitue une expression locale de l’approche féministe de l’agroécologie qui s’est affirmée à l’échelle du Brésil dans les années 2000. Cette approche s’est structurée dans un champ multi-positionné, constitué de mouvements dits de femmes rurales — dont certains organisés depuis les années 1980 —, d’ONG, de cadres de la gestion publique, de professeur.es et étudiant.es universitaires. Ces actrices et acteurs ont construit un argument commun autour de l’existence de savoirs et pratiques retenus par les « femmes rurales », comme résultat de leur exclusion historique des programmes de modernisation agricole et de leur assignation au travail de care. Elles.ils ont revendiqué la reconnaissance de ces savoirs et pratiques dans une vision large de l’agroécologie, s’appuyant sur la diversité culturale pour atteindre à la fois une plus grande soutenabilité écologique et une plus grande justice sociale. Ce champ a renforcé les collectifs déjà existant dans certains territoires (Jalil, 2013) et a suscité la création de nouveaux réseaux comme la RAMA. Ce champ politique a été renforcé sous le gouvernement du Parti des travailleurs (2003-2016), grâce, en particulier, à la création de la Direction de Politiques pour les femmes rurales au sein du Ministère du Développement agraire (en 2010), qui a mis en œuvre la politique d’assistance technique en agroécologie destinée aux femmes, que la SOF a exécutée dans le Vale do Ribeira (Hillenkamp & Nobre, 2018).

Toutefois, même durant cette période, l’approche féministe de l’agroécologie a été loin de faire l’unanimité. Elle a rencontré l’opposition des lobbys de l’agriculture industrielle, mais aussi de partisans d’une approche de l’agroécologie basée sur les savoirs techniques et académiques essentiellement masculins (Prévost, 2019) et tournée vers la valorisation commerciale d’un nombre relativement limité de produits. L’ensemble des politiques de soutien à l’agroécologie a pris fin avec la destitution de la présidente Dilma Rousseff en 2016. Après la prise de pouvoir de Michel Temer, la même année, puis l’élection de Jair Bolsonaro en 2018, les militant.es féministes de l’agroéocologie ont quitté les espaces institués d’interlocution avec le gouvernement fédéral. Elles.ils continuent de déployer leur agenda depuis la société civile avec, dans certains cas, le soutien de gouvernements locaux.

Habiter une unité de conservation : présence négociée des communautés subalternes

La plupart des agricultrices de la RAMA habitent des communautés ou quartiers ruraux situés dans les unités de conservation du Mosaico do Jacupiranga (MOJAC). Institué en 2008, le MOJAC a remplacé le Parc étatique du Jacupiranga, d’une superficie de 150 000 hectares, qui avait été créé en 1969. La création de parcs naturels dans les zones forestières au Brésil (Amazonie et zones de forêt atlantique du littoral) remonte aux années 1950 et 1960 (Bernini, 2015). Elle s’est inscrite dans une politique environnementale d’abord étroitement axée sur la correction des effets les plus graves du développement économique (Sousa, 2005). Influencée notamment par la conception états-unienne de mise en réserve de la nature sauvage (wilderness), cette politique préservationniste a exclu toute présence humaine. Après la prise de pouvoir par les militaires brésiliens, en 1964, le modèle de parcs naturels vides de population a aussi visé à expulser des communautés paysannes, notamment quilombolas, proches de la guerrilla rurale, comme la Vanguarda Popular Revolucionára dans le Vale do Ribeira (Sánchez, 2004). Mises à part ces expulsions, la gestion proprement dite des parcs naturels a généralement été négligée durant cette période. A partir des années 1970, le Parc du Jacupiranga a vu la formation des nouveaux quartiers de l’agriculture familiale, ainsi que le déboisement puis l’installation d’éleveurs, y compris de grands propriétaires détenant plusieurs milliers de têtes de bétail (Bim et al., 2017).

Le retour à des gouvernements civils, en 1985, s’est accompagné d’une restructuration de la politique environnementale au niveau fédéral et de la reprise en main des parcs naturels par les gouvernements des États fédérés. Dans le Parc de Jacupiranga, ce tournant politique s’est traduit par l’apparition de la répression de la police environnementale vis-à-vis de plusieurs milliers d’habitants qui s’étaient établis illégalement à l’intérieur du Parc. Les agricultrices de la RAMA et les autres habitants de leurs communautés relatent des incursions policières constantes, dans certains cas de nuit, débouchant sur des mises à l’amende, la confiscation du matériel agricole, des emprisonnements et des humiliations résumées dans le sentiment de « ne pas pouvoir vivre dignement de leur travail ». Selon eux, cette répression n’a pas été appliquée de la même manière aux propriétaires de grandes exploitations, qui ont déboisé de vastes superficies, visibles jusqu’à aujourd’hui dans le paysage.

Dans l’ensemble du Vale do Ribeira, les années 1990 ont vu l’organisation collective d’habitants de ces communautés, soutenus par des alliés locaux, pour faire face au risque d’expulsion de la zone du Parc. A partir de 1996, la formation de l’Association d’Agriculteurs Agroforestiers de Barra do Turvo et Adrianópolis (Cooperafloresta) a joué un rôle pionnier à l’échelle régionale et même nationale dans la démonstration de la compatibilité entre l’agroforesterie et les normes de conservation environnementale du Parc (Steenbock et al., 2013). Parallèlement, les communautés quilombolas, dont le caractère « traditionnel » avait été reconnu dans la Constitution de 1988, se sont engagées dans un long processus administratif devant conduire à la propriété collective des terres et ils ont affirmé la supériorité de leur mode de gestion communautaire de la forêt par rapport à la gestion étatique (Bernini, 2015).

Finalement, dans le contexte de l’élection de Luis Inácio Lula da Silva (en 2002), laissant espérer une politique favorable aux classes populaires, les habitant.es des anciennes et des nouvelles communautés locales se sont alliés pour réclamer le retrait du Parc. Durant les mobilisations et les négociations qui s’en sont suivies, ces habitant.es ont forgé un discours de dénonciation d’une répression environnementale socialement injuste. En 2008, ils.elles ont obtenu non le retrait espéré, mais la réorganisation du Parc en unités de conservation plus souples, formant le MOJAC. Deux principes ont présidé à cette réorganisation : le maintien de la surface totale sous régime de protection intégrale ; et un « réagencement territorial » visant à exclure les établissements humains des aires protégées, grâce à la définition de 90 000 hectares supplémentaires correspondant à trois catégories d’usage dit « soutenable » (Bim et al., 2017). La gouvernance a également évolué, permettant la participation de représentant.es des communautés à des conseils tripartites (pouvoir public, communautés et société civile) de gestion des unités de conservation.

Cette réorganisation a donc assoupli les règles d’usage et d’habitat, diminuant la fréquence des contrôles policiers, sans toutefois les annuler. Elle a aussi ouvert des canaux de communication entre les communautés et les autorités, sans toujours garantir une participation pérenne ni en condition d’égalité des habitant.es. En 2013, les conseils de gestion ont formellement perdu leur caractère délibératif, qui n’avait été garanti que pour une période de cinq ans. En général, ils ont continué à fonctionner, mais sans cadre juridique clair. Les récits d’agricultrices de la RAMA pointent des relations inégales avec les gestionnaires du MOJAC, qui contrôlent l’ordre du jour des réunions, axées sur la préservation d’un certain nombre d’espèces, définies sans concertation avec les hatitant.es, et la composition des conseils, incluant des organes publics, mais aussi privés, y compris des ONG et des fondations de grandes entreprises actives dans l’économie « verte ». Finalement, la réorganisation du Parc a reconnu la capacité des habitants à pratiquer une agriculture agroécologique compatible avec les règles des unités d’usage soutenable et pour récupérer les zones déboisées, mais non avec celles des unités de protection intégrale (Bim et al. 2017 : § 36). Une dispute entoure la pratique de l’agriculture sur brûlis, dont la maitrise est revendiquée par les communautés quilombolas, mais qui est soumise à des autorisations strictes dans les zones d’usage soutenable. La politique de conservation a donc évolué vers une reconnaissance limitée de sa compatibilité avec l’agroécologie et l’agroforesterie pratiquées par les habitants des communautés locales, qui n’efface ni la logique préservationniste dominante, ni les relations inégales et de contrôle vertical entre autorités et habitants des communautés rurales.

Devenir prestataire de services environnementaux : des revenus sous condition

Les agricultrices de la RAMA retracent l’arrivée de deux ONG « vertes » dans leurs communautés durant les années 2010. Le personnel de ces organisations leur a été présenté par les gestionnaires du MOJAC lors des réunions des conseils tripartites ou directement lors de visites dans leur communauté. Ces techniciens leur ont proposé de récupérer des aires déboisées et d’améliorer la qualité de l’air en y plantant des espèces arborées indigènes ou exotiques, fournies par eux-mêmes. Les habitant.es ont été sollicité.es pour clôturer, nettoyer les aires et planter, moyennant un paiement au salaire minimum journalier (50 R$, environ 10 €). Les zones délimitées ne devaient en principe plus être touchées par les habitant.es moyennant une rémunération annuelle. Des contrats de cession de droits de longue durée allant jusqu’à 99 ans ont été signés, prévoyant des mesures de contrôle du respect de ces règles.

Dans un premier temps, ce type de projet a suscité l’enthousiasme des habitants, notamment de leaders quilombolas qui y ont vu la possibilité d’une nouvelle alliance pour récupérer leur territoire. Ces projets ont impliqué les hommes de ces communautés, notamment pour clôturer, nettoyer les aires et installer des fosses septiques. Toutefois, au-delà de cette phase initiale, ce sont surtout les femmes qui ont été concernées, du fait de leur rôle socialement attribué dans le soin des écosystèmes. Les femmes qui ont participé à ces schémas ont d’abord vu dans le paiement et l’apport de matériel par les ONG une reconnaissance de leur travail et une source de revenus précieuse (Saori, 2020, p. 76). En même temps, elles ont regretté la confusion, voire l’opacité, des relations avec ces techniciens. L’une d’elles relate la succession de cinq techniciens de l’ONG durant une seule année et l’impossibilité d’obtenir une réponse fiable sur des questions clés comme le droit à récolter les fruits des arbres et à planter des espèces de son choix. Le rôle des gestionnaires du MOJAC, qui leur ont présenté les techniciens de ces ONG peu après la mobilisation qui a abouti au réagencement du MOJAC, a aussi suscité des interrogations. Dans ce contexte, certaines ont ressenti leur participation à ces projets comme une contrepartie à leur droit à rester sur les terres, d’autant plus lorsque leur famille ou leur communauté avait bénéficié d’un processus de régularisation foncière. En privé, elles questionnent la légitimité de la participation de ces ONG aux conseils de gestion du MOJAC.

Leur critique s’est aiguisée au fur et à mesure qu’elles ont constaté le caractère hiérarchique des relations avec les techniciens (imposition des espèces, des aires sous concession, dialogue limité ou non fiable) et leur perte d’autonomie sur leurs terres ; le rôle ambivalent joué par les gestionnaires du MOJAC — celui d’une protection soumise à condition ; et qu’elles ont interrogé leur part de revenus par rapport à celle des ONG de conservation, du MOJAC, des certificateurs et des gouvernements de différents niveaux. Les réunions organisées par la SOF au sein de la RAMA ont montré la dimension systémique des schémas de paiement pour services environnementaux dans les zones forestières du Brésil et le caractère collectif de ces questions.

Depuis les années 2000, les paiements pour services environnementaux se sont imposés comme modèle de conservation environnementale au niveau international. Le mécanisme REDD+ (Reducing Emissions from Deforestation and Forest Degradation) a notamment été proposé dans le cadre de la Convention pour le changement climatique afin de réduire la déforestation et la dégradation des forêts en rémunérant leur préservation et leur restauration. Ce mécanisme a donné naissance à de nombreux projets locaux basés principalement sur des investissements volontaires d’industriels et de particuliers de pays à revenu par habitant élevé, soucieux de démontrer leur neutralité carbone. Ils ont été canalisés par des gouvernements des pays dits « en développement » ou « émergents » voyant dans ces investissements une opportunité de financer à bas coûts la conservation de leurs forêts (Bidaud, 2012).

Au Brésil, le gouvernement de l’État de São Paulo s’est saisi de ce mécanisme pour financer le projet Conexão Mata Atlántica qui concerne quatre municipalités du Vale do Ribeira et un nouveau projet du même type, Vale do Futuro, a été annoncé par le gouverneur de l’État en octobre 2019 (Saori, 2020). Ces projets consacrent une inflexion de la politique environnementale vers un référentiel de valorisation marchande et financière qui, si elle n’est pas nouvelle, s’est considérablement amplifiée depuis la prise de pouvoir de Michel Temer puis l’élection de Jair Bolsonaro. La financiarisation de la nature a été critiquée dans la société civile (Carta de Belem & FASE, 2016) et dans le monde académique (Smith, 2007) comme un moyen insuffisant et dangereux de désigner des zones de compensation des activités polluantes, permettant la poursuite de ces dernières, tout en ouvrant un nouveau front d’accumulation et de spéculation financière. Des études de terrain dans différents contextes montrent les effets complexes de ces mécanismes au niveau local, comme l’augmentation de la répression vis-à-vis des populations, les doutes pesant sur certains organismes de certification, et les dangers découlant du fait que des ONG vertes maitrisent les relations avec toutes les parties prenantes (Bidaud, 2012). En même temps, les paiements pour services environnementaux peuvent constituer une source de revenu et de reconnaissance pour les populations, en particulier lorsque ce schéma est appliqué à un niveau collectif (par exemple une communauté) et non individuel et que la logique marchande s’hybride avec des logiques non marchandes de gestion des ressources (Bétrisey & Mager, 2017).

Conclusion

Le cas de la RAMA illustre la nécessité de situer les mobilisations socio-environnementales vis-à-vis des autres logiques de protection de l’environnement implantées dans les territoires. Dans le Vale do Ribeira, la logique de care social et environnemental développée par la RAMA rencontre celle de conservation des aires protégées, qui reste axée sur la préservation, et de la valorisation marchande et financière de la nature à travers les paiements pour services environnementaux. Ces trois logiques s’inscrivent dans des modèles opposés quant à la place qu’ils réservent aux habitant.es de ces territoires. Alors que la logique de care entend combiner protection environnementale, égalité de genre et justice raciale, la logique de conservation s’inscrit dans un rapport essentiellement vertical entre administrateurs des aires protégées et habitant.es des communautés locales et celle de gestion marchande et financière délègue à des ONG vertes un pouvoir considérable et souvent peu transparent sur ces mêmes habitant.es.

Ces logiques sont l’expression de visions et d’intérêts construits dans des arènes nationales et internationales, et soutenus par les productions de connaissance dans différents champs disciplinaires. Pour autant, la relation entre ces logiques ne se réduit pas à un rapport de force au sein de ces arènes. Ces logiques se rencontrent, dans des pratiques disputées comme l’agroécologie et dans la vie de femmes (et d’hommes) subalternes qui font les frais à la fois de dégradations et de politiques environnementales peu soucieuses de leur présence et de leurs vies. Les agricultrices de la RAMA expérimentent les contradictions entre ces différentes logiques, développent des stratégies, des alliances et parfois subissent des conséquences irréversibles des pressions auxquelles elles sont soumises, comme la perte de contrôle de leurs terres, l’éviction et la migration.

Produire des connaissances sur les expériences contradictoires des sujets des mobilisations socio-environnementales est une manière de rendre justice à la complexité de leur engagement et aux difficultés auxquelles ils et elles font face. La recherche-action vise à contribuer à ces mobilisations. Elle éclaire notamment les différents niveaux de définition des mécanismes de protection de l’environnement (arènes locales, nationales et internationales) et les contradictions qui en découlent. Un tel engagement, des chercheurs et des institutions publiques de recherche, semble d’autant plus nécessaire dans un champ marqué par la présence idéologique et financière de plus en plus massive de coalitions privées visant le développement des seuls modèles de valorisation marchande et financière des ressources naturelles et des services écosystémiques.

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Auteure / Author

Isabelle Hillenkamp est socioéconomiste, docteure en études du développement, chargée de recherche à l’IRD-CESSMA. Au travers de partenariats au Brésil et en Bolivie, ses recherches portent sur l’économie solidaire et l’agroécologie depuis une perspective de genre.

Isabelle Hillenkamp is a socio-economist with a doctorate in development studies and is a researcher at IRD-CESSMA. Through partnerships in Brazil and Bolivia, her research focuses on the solidarity economy and agroecology from a gender perspective.


Résumé

A partir de l’expérience du Réseau Agroécologique de Femmes Agricultrices (RAMA) au Brésil, le texte problématise la relation entre mobilisations pour l’égalité et modèles de protection de l’environnement. La recherche-action menée auprès de ce réseau local montre en quoi il constitue une mobilisation socio-environnementale qui allie contestation des inégalités de genre et ethnico-raciales, d’une part, et valorisation de pratiques culturales féminines relevant de la logique de care socio-environnemental, d’autre part. L’enquête montre également la présence de logiques différentes et parfois contradictoires de protection de l’environnement sur ce territoire, à travers les normes de préservation dans des aires protégées et de nouveaux schémas de paiement pour services environnementaux. Par cette démarche, le texte attire l’attention sur les différences entre ces modèles et sur les tensions vécues par les actrices et acteurs des mobilisations socio-environnementales.

Mots clés

Mobilisations socio-environnementales – Agroécologie – Écoféminisme – Care – Préservation environnementale – Paiements pour services environnementaux – Recherche-action – REDD+

Abstract

Based on the experience of the Agroecological Network of Women Farmers (RAMA) in Brazil, the text problematises the relationship between mobilisations for equality and models of environmental protection. The action research carried out with this local network shows how it constitutes a socio-environmental mobilisation that combines the contestation of gender and ethnic-racial inequalities, on the one hand, and the promotion of women’s farming practices that fall within the logic of socio-environmental care, on the other. The survey also shows the presence of different and sometimes contradictory logics of environmental protection in this territory, through preservation standards in protected areas and through new schemes of payment for environmental services. Through this approach, the text draws attention to the differences between these models and to the tensions experienced by the actors of socio-environmental mobilisations.

Key words

Socio-environmental mobilisations – Agroecology – Ecofeminism – Care – Environmental preservation – Payments for environmental services – Action research – REDD+

Les ressources écologiques terrestres dans la commune de Jacqueville (Côte d’Ivoire)

Entre politiques, normes et pratiques foncières

 

MÉITÉ Youssouf
Sociologue, Université Félix Houphouët-Boigny & Institut universitaire du Sud (Côte d’Ivoire)

YAO GNABÉLI Roch
Sociologue, Université Félix Houphouët-Boigny & Institut universitaire du Sud (Côte d’Ivoire)


ARDD-1-2021 – Développement durable : recherches en actes

Analyses : politiques, pratiques, mobilisations


Pour citer cet article

MÉITÉ Youssouf & YAO GNABÉLI Roch : « Les ressources écologiques terrestres dans la commune de Jacqueville (Côte d’Ivoire). Entre politiques, normes et pratiques foncières », Actes de la recherche sur le développement durable, n°1, 2021.
ISSN : 2790-0355 (version en ligne) — ISSN : 2790-0347 (version imprimée)
URL : https://publications-univ-sud.org/ardd/2021/12/553/
DOI : (à compléter)


Les ressources écologiques terrestres dans la commune de Jacqueville (Côte d’Ivoire)
Entre politiques, normes et pratiques foncières

par Youssouf MÉITÉ & Roch YAO GNABÉLI

Version PDF

Historiquement, l’économie de la Côte d’Ivoire s’est appuyée sur l’exploitation des ressources écologiques comme le bois et la production de matières premières agricoles destinées à l’exportation (café, cacao, hévéa, palmier à huile, coco, coton notamment). Une des conséquences a été la déforestation et la dégradation de l’environnement écologique liées à la fois à l’exportation du bois brut et au système de production agricole extensive et non mécanisée (Yayat d’Alépé, 2010 ; Ibo, 1995 ; Colin, 1990 ; Sawadogo, 1974 ; Wondji, 1963). Jacqueville, qui fait partie du Grand Abidjan[1] depuis 2016, est une commune du littoral dont le territoire est une bande de terre de 64 km de long et de quelques kilomètres de large (2 à 10 km), comprise entièrement entre l’océan Atlantique au sud et la lagune Ebrié au nord (voir carte n°1 ci-dessous).

Carte n°1 : Localisation de la commune de Jacqueville en Côte d’Ivoire
(Carte établie par Méité Youssouf. Source : Openstreetmap, 2020)

A l’extrémité est se trouve la forêt classée d’Audoin et à l’extrémité ouest, l’on a des forêts de mangroves. A mi-chemin des bordures maritime et lagunaire, le territoire communal est traversé par une zone marécageuse, inondée par endroits en saison pluvieuse.

L’économie locale repose sur la production agricole (principalement le coco et le manioc), le tourisme balnéaire, l’élevage ainsi que la pêche en lagune et en mer (Koffie-Bikpo & Sogbou-Atiory, 2015 ; Domingo, 1980 ; Augé, 1970). Par ailleurs, l’appartenance de Jacqueville au Grand Abidjan est un facteur accélérateur de la réduction des ressources écologiques, compte tenu de l’urbanisation et de l’intensification de la compétition sur le foncier. En outre, les mutations sociales opérées dans cette localité au cours de son histoire ont modifié la nature des rapports des populations aux ressources écologiques. Sur cette base, la présente étude s’est focalisée sur les capacités institutionnelles, les rapports aux normes et les pratiques sociales. Elle intègre également les usages sociaux des ressources foncières, leurs modes d’appropriation par les acteurs institutionnels et les populations locales, ainsi que leurs conséquences défavorables sur les ressources écologiques et les écosystèmes.

Pour répondre à cette préoccupation, les informations et les données ont été collectées en trois phases. En premier lieu, il y a eu une recherche documentaire centrée sur l’organisation sociale de la région de Jacqueville et son évolution au cours du temps, l’économie locale et ses mutations, la morphologie des sols et les écosystèmes, l’urbanisation et, enfin, le cadre institutionnel et normatif de préservation des ressources écologiques (Augé, 1967, 1969a, 1969b, 1970, 1971 ; Dugast, 1995 ; Halle & Bruzon, 2006 ; Ibo, 1993, 1995 ; Koffie-Bikpo & Sogbou-Atiory, 2015 ; Monsan, 2012 ; Séka, 2016). Cette documentation a contribué à faire l’état des lieux, à dégager une certaine cohérence entre les récits recueillis lors des entretiens, à faire émerger les enjeux liés aux ressources écologiques dans les zones littorales en Côte d’Ivoire en général et à Jacqueville en particulier, à mettre en évidence l’écart entre la règlementation et les capacités institutionnelles de préservation des dites ressources.

Le second mode de collecte de données a été une enquête de terrain basée sur des entretiens avec les autorités locales (mairie, préfecture, chefferie villageoise, services déconcentrés de l’État), les populations locales (autochtones, allochtones), les opérateurs économiques (hôteliers, pêcheurs, restaurateurs, transporteurs, artisans). Les entretiens ont porté essentiellement sur l’identification des ressources écologiques, leurs usages, les pratiques de préservation de ces ressources, les perceptions et les croyances qui y sont liées.

La recherche documentaire et l’enquête par entretiens ont été complétées par une observation directe de certains usages des ressources écologiques, ou de leur destruction : aménagement de sites touristiques, transformation des noix de coco et des produits dérivés du cocotier, habitat et installations hôtelières édifiés à partir de matériaux puisés dans les ressources écologiques, ou encore abattage systématique du couvert végétal sur les parcelles loties destinées aux constructions immobilières. Ces observations ont renseigné sur le comportement des acteurs vis-à-vis de leur environnement, leurs rapports aux ressources écologiques, leurs rapports aux règlementations et normes sociales ainsi que l’ensemble des enjeux actuels susceptibles d’influencer la place de ces ressources dans la société. Les résultats obtenus sont présentés dans une perspective sociohistorique en trois phases, à savoir : i) le rôle et le sens des ressources écologiques dans la société locale jusqu’au début de la période coloniale, ii) le développement de l’économie du cocotier et son influence sur les ressources écologiques et enfin, iii) l’incidence de la désaffection des cocoteraies, de la construction du pont de Jacqueville et de la spéculation foncière sur les ressources écologiques de la commune.

Les ressources écologiques de Jacqueville

Avant d’identifier les principales ressources écologiques de Jacqueville, il convient de préciser ce que nous entendons par ce concept. Dans le cadre du présent article, les ressources écologiques sont des produits sociaux. La notion intègre donc aussi les processus sociaux par lesquels une partie des écosystèmes ou de leurs composantes sont érigées en ressources. Cela suppose également des processus sociaux de sélection, de protection, de renforcement, de conservation, d’agression, d’exploitation, ou même de patrimonialisation. Ainsi, l’étude des ressources écologiques est aussi une manière d’appréhender l’organisation et le fonctionnement des sociétés locales replacées dans un contexte plus global d’économie de marché et d’urbanisation.

Les ressources écologiques terrestres de Jacqueville comprenaient par le passé une flore diversifiée et des écosystèmes spécifiques à savoir les mangroves et les forêts marécageuses (Augé, 1969a). Les particularités topographiques de Jacqueville (quasiment insulaire, littoral océanique, rives lagunaires, lacs, rivières et zones marécageuses) ont donné naissance à des écosystèmes variés. La flore a été constituée pendant longtemps de forêts denses, de savanes, de forêts marécageuses, de mangroves, de palmiers, de raphias, de plantes ou d’herbes rampantes. Aujourd’hui, les mangroves se rétrécissent et les forêts marécageuses laissent progressivement la place à des bas-fonds plus ou moins asséchés, selon les saisons. Le souvenir d’une richesse écologique remarquable ayant existé par le passé dans la zone transparait dans les propos d’un notable du village de Ahua lors d’un entretien réalisé le 29 août 2020 : « Avant, on pataugeait dans la boue pour traverser notre région. Tout était humide. Il y avait de la forêt donc on ne voyait même pas le ciel et on croisait plusieurs espèces animales ». Notons qu’une variété de ces écosystèmes existe encore sur le territoire observé, même s’ils sont fortement dégradés et que leur survie reste incertaine. Il s’agit d’espèces localisées dans les forêts marécageuses, les forêts inondées en saison pluvieuse, les jachères, les prairies, dans le sous-bois des plantations.

Par ailleurs, d’après Hauhouot Asseypo, « sur les formations sableuses, même une forte pluviométrie de 2000 mm de pluie par an, entretient difficilement la forêt dense » (1992, p. 6). C’est pourquoi, la région de Jacqueville est classée parmi les « formations forestières spéciales » c’est-à-dire, bien que située dans le sud du pays à forte pluviométrie, la végétation y reste dominée par de la mangrove et de la savane dite de basse-côte. Berron Henri (1991) mentionne que dans les régions lagunaires de Côte d’Ivoire, il existe deux types de savane : i) les savanes du littoral occupant le cordon sableux, comme à Jacqueville, ii) les savanes pré-lagunaires incluses dans la forêt. Ces remarques signifient que, en cas de destruction massive du couvert forestier ou végétal, le sol sableux prédispose le territoire de Jacqueville à une certaine pauvreté écologique.

Ceci étant, les ressources écologiques terrestres de Jacqueville ont connu une transformation remarquable au cours du temps, en sens inverse de leur préservation. L’on note ainsi la disparition de la forêt et de la végétation de l’époque précoloniale, l’occupation de la plus grande partie du sol par les cocoteraies, l’occupation de la forêt classée d’Audoin par des plantations et de la jachère, l’absence des forêts classées de Kokoh et d’Addah sur les listes officielles des forêts classées comme preuve de leur exposition à des fins agricoles ou urbanistiques, l’exploitation (déforestation) des mangroves par les populations riveraines, l’absence de protection formelle de l’écosystème de mangroves. Il est cependant significatif de noter qu’historiquement, c’est la lagune Ebrié qui a le plus façonné les structures sociales, culturelles et symboliques des populations locales.

Société et ressources écologiques terrestres à Jacqueville jusqu’au début de la période coloniale

Bénéficiant d’une bordure lagunaire et maritime de plus de 60 km, la pêche est demeurée historiquement une des activités principales des populations de Jacqueville. Le matériel de pêche était fabriqué avec des matières végétales prélevées sur place. Il s’agit des troncs d’arbres, des nervures de palmier, de raphia, des lianes. Les embarcations, ainsi que tout l’outillage, étaient fabriqués à partir de matériaux écologiques locaux. Les cadres sociaux de cette activité étaient la famille et le lignage (Dugast, 1995 ; Augé, 1969a, 1969b). A cette époque, la pêche dans la lagune était une activité artisanale. Bien qu’alimentant un commerce intérieur et extérieur (avec les comptoirs et les bateaux européens), le caractère non industriel de cette pêche n’en faisait pas une menace pour la reproduction des espèces et, d’une manière générale, pour la survie des écosystèmes.

A l’aube de la colonisation française, l’économie locale (principalement la pêche) avait fini par générer, chez les populations locales, des connaissances et pratiques de gestion de la biodiversité, favorables à sa durabilité. Les structures sociales de l’économie de la pêche reflétaient directement les formes de solidarité, les rapports hommes-femmes, les structures lignagères, familiales, généalogiques et matrimoniales. Il en était de même pour la division sociale du travail de la pêche, la redistribution des produits de la pêche et l’apprentissage des cadets (Augé, 1969a, 1969b, 1970). A cette époque, le marché du poisson était constitué d’une série de circuits de commercialisation contrôlés par les aînés de lignage.

Par ailleurs, avant la colonisation française, la région de Jacqueville avait déjà des échanges commerciaux avec des commerçants européens (néerlandais, portugais, britanniques, français). Parmi les produits vendus aux Européens figuraient l’huile de palme, le sel, les pagnes, des captifs, des manilles (Augé, 1969a, 1970). Berron (op. cit.) mentionne que c’est à partir du 15e siècle que ces navigateurs et commerçants européens ont introduit sur le littoral ivoirien de nouvelles plantes cultivables parmi lesquelles le manioc, le taro, le maïs, le papayer, le cocotier, le manguier. Au 18e siècle, le commerce avec les Européens avaient modifié les structures sociales locales. L’on peut citer l’émergence des traitants, courtiers et intermédiaires entre les bateaux de commerce, les acheteurs de l’intérieur du pays et les populations locales. De même, d’après Diézou Koffi (2015), la vente de l’huile de palme avait induit chez les Alladian l’enrichissement de nombreux chefs de famille auxquels l’on avait attribué le prénom de Bonny (diminutif de Bonaparte). L’on peut considérer qu’avant l’installation de l’administration coloniale française, une économie agricole d’exportation s’était développée dans la région de Jacqueville (huile de palme, cocotier, café, etc.).

Ainsi, durant la seconde moitié du 19e siècle, la région de Jacqueville s’inscrivait dans une transformation structurelle, idéologique et symbolique sous l’effet conjugué des échanges réguliers avec les Européens, l’installation de migrants ouest-africains dans l’activité de pêche, la croissance du nombre de captifs et de descendants de captifs[2] qui finissaient par être intégrés dans les structures sociales autochtones alladian. L’économie locale était déjà une économie marchande, structurée par la production halieutique, la production de l’huile de palme, la vente des palmistes et la production du coco. Les structures et les hiérarchies sociales traditionnelles liées aux familles, aux lignages et à l’économie domestique ont été retravaillées par l’émergence de nouveaux statuts sociaux valorisés, induits par les activités de traitants, de courtiers ou d’intermédiaires entre commerçants européens et populations locales, y compris avec l’hinterland par-delà la lagune (Delaunay, 1995 ; Augé 1967, 1969a).

Il convient cependant de souligner que le contact des populations locales avec les explorateurs et commerçants européens n’a pas modifié de manière significative leurs rapports aux ressources écologiques terrestres. Les prélèvements réalisés dans ces conditions sur les ressources écologiques n’entravaient pas leur reproduction. Il s’agissait en effet, selon Augé (1969a), d’une économie comprenant les activités de pêche dont les produits étaient destinés à l’autoconsommation et à la circulation entre les lignages et le marché, les activités de cueillette et transformation (palmistes, huile de palme) destinées au commerce avec les Européens et les activités de production vivrière (le manioc notamment) qui prenaient place dans le cadre de l’organisation familiale. Enfin, les croyances et pratiques religieuses locales favorisaient la survie des ressources écologiques. Dans le contexte précolonial en effet, les croyances et les pratiques religieuses structuraient étroitement les rapports des individus et des groupes sociaux aux ressources écologiques. Ainsi, les rapports sociaux y compris les rapports aux acteurs symboliques (ancêtres, divinités, autres entités dématérialisées comme les génies) étaient-ils projetés sur l’environnement et les ressources écologiques. D’une manière générale, les aires écologiques étaient considérées comme l’habitat de ces acteurs symboliques. Par exemple, il existait des forêts sacrées, des arbres sacrés, un lac sacré, des marigots sacrés, des cours d’eau sacrés, des palmiers sacrés. Selon Diézou (2015), « chez les Alladian, le palmier à huile fétiche est identifié sous le nom de Braba-galou. Il est adoré et a de longues feuilles à pétiole jaune, qui lui donnent un peu l’aspect d’un cocotier. Sa singularité vient du fait qu’il produit de l’huile alors qu’il ressemble à un cocotier ». En particulier, la terre et la végétation conservaient des liens durables avec ceux qui les avaient travaillées ou façonnées dans le passé. Cela signifiait l’existence d’une sorte de corrélation entre d’une part, la stabilité et la reproduction de la société et d’autre part, la préservation des ressources écologiques. La médiatisation du rapport aux ressources écologiques (favorable à la préservation de ces ressources) par les systèmes de représentations sociales apparaît dans le récit suivant : « Ce qui est aujourd’hui le lac M’koa, situé au milieu de la ville de Jacqueville, était au départ un petit cours d’eau. Il s’est agrandi jusqu’à son état actuel. Cet élargissement de la surface de l’eau est le fruit d’un sacrifice humain demandé par les génies du lac. Ces derniers avaient demandé qu’on leur sacrifie une femme albinos. Les villageois se sont pliés à cette injonction et le lac est devenu grand comme vous le voyez aujourd’hui. » (Entretien avec des habitants du village de Jacqueville, riverain du lac, août 2020). Ce faisant, ces croyances, ainsi que les liens qu’entretenaient les acteurs sociaux avec les acteurs symboliques, constituaient un réel mécanisme de régulation dans le cadre du prélèvement, de l’appropriation et de l’exploitation des espaces naturels (terre, eau, végétation). Un des rôles des acteurs symboliques était de contribuer à la définition de ce qui est ressources écologiques à préserver[3]. Les acteurs symboliques et l’ensemble du système de représentations associé à leur existence permettaient de faire respecter les règles et les normes concernant l’usage des ressources disponibles dans les espaces naturels.

Les effets de la politique de mise en valeur de la colonie de Côte d’Ivoire

La période coloniale est traversée par trois événements majeurs et contraignants, en termes de conjonctures économiques pour les métropoles. Il s’agit de la première guerre mondiale (1914-1918), la crise financière de 1929 et la récession économique subséquente puis la seconde guerre mondiale (1939-1945). Ce qui s’est traduit par au moins deux tendances : i) des besoins accrus des métropoles en matières premières agricoles, en ressources financières et en denrées alimentaires ; ii) une hausse des prix des produits agricoles. Au regard de ce constat et dans un contexte d’exploitation des colonies, l’une des réponses dans les colonies françaises d’Afrique à ces conjonctures spécifiques a été l’intensification de la mise en valeur des potentiels économiques des territoires colonisés, bien entendu y compris la Côte d’Ivoire. Dans ce pays, les solutions seront centrées principalement sur l’exploitation forestière et sur l’exploitation des ressources foncières à travers l’économie de plantation, la diversification et l’intensification de l’agriculture vivrière au-delà des besoins traditionnels de subsistance ou d’autoconsommation. Le territoire est ainsi passé, d’après Yayat d’Alépé (2010, pp. 5-23), par trois phases significatives de son histoire économique. La première phase est celle de l’implantation de l’économie de traite coloniale (1889-1930). A ce stade, à Jacqueville, c’est l’huile de palme (issue de palmiers ayant poussé d’eux-mêmes parmi la végétation de la région) qui joue le rôle prépondérant. On note également l’exploitation du cocotier, du caoutchouc de cueillette (caoutchouc sylvestre) ainsi que l’exploitation forestière. D’une manière générale, au cours de cette période d’intensification du prélèvement direct des ressources écologiques, l’on a affaire à un réel pillage de celles-ci, sans aucune mesure volontariste en faveur de leur reproduction. La seconde phase de cette histoire économique est consécutive aux effets de la crise économique mondiale de 1930. La réponse locale a été le plan dit de relance économique du gouverneur Joseph Reste de la Rocca. Ce plan était basé sur l’expansion de l’économie de plantation en vue d’accroitre la production pour les cultures d’exportation. La troisième phase identifiée par Yayat d’Alépé est celle d’un essor de l’économie de traite coloniale de l’après-guerre (1945-1960). Ce qui équivaut à un développement notable de l’économie de plantation. Au niveau local, le développement de la filière palmier à huile et du coco est soutenu à partir de 1947 par l’Institut de recherche des huiles et oléagineux (IRHO). A partir de 1952, une station spécialisée de l’IRHO est ouverte pour le cocotier (Amagou & Brunin, 1974).

D’une manière générale, l’entreprise coloniale, au plan économique, est une entreprise d’exploitation des ressources écologiques terrestres, soit en termes de prélèvement direct, soit en termes d’abattage du couvert forestier pour laisser la place à des plantations de cultures d’exportation. Bien évidemment, la réticence ou la résistance des structures sociales locales a été brisée soit par la coercition directe (travaux forcés, cultures obligatoires) soit par l’instauration de l’impôt de capitation. Pour s’acquitter de cet impôt en numéraire ou en nature (en produit agricole), les populations n’avaient d’autres choix que de modifier les structures de leur économie traditionnelle et de s’investir dans l’économie de plantations (Colin, 1990 ; Ibo, 1995). Or, ces nouvelles plantations, destinées à alimenter l’industrie, entraînent une destruction à grande échelle des ressources écologiques et des écosystèmes d’une manière générale. Au niveau de Jacqueville, la période coloniale renvoie à un processus de déforestation en faveur des plantations de coco, de palmiers, de banane, de café, de cacao, même si, au regard des données pédologiques, ces cultures connaissent des fortunes diverses. Par exemple, le café et le cacao n’ont pas prospéré longtemps.

Implantation et extension des cocoteraies

Au début des années 1960, Marc Augé (1969a, pp. 140-145), avait observé que l’agriculture à Jacqueville comprenait des cultures industrielles comme le coco, le café (47 plantations dans le village de Grand-Jacques), le cacao, la cola et des cultures vivrières dominées par le manioc (182 champs de manioc identifiés). Aujourd’hui, le café et le cacao, qui étaient moins destructeurs de ressources écologiques dans la mesure où ils ne requièrent pas un abattage intégral du couvert forestier, ont pratiquement disparu de Jacqueville, remplacés par le cocotier.

La partie médiane du territoire de Jacqueville est une zone humide marécageuse. Elle aurait pu constituer aujourd’hui un couloir, par excellence, de ressources écologiques et de refuge pour la faune restante. Cependant l’assèchement progressif des bas-fonds correspondants ainsi que leur exploitation à des fins agricoles réduisent les chances de survie de cette bande verte dans la commune de Jacqueville. Par ailleurs, l’on peut affirmer que le plus gros destructeur de ressources écologiques était l’économie du cocotier dans la mesure où la création d’une cocoteraie (tout comme l’hévéaculture et la plantation de palmier à huile) supposent l’abattage de tout le couvert végétal initial. Le cocotier, en effet, s’est développé sur le littoral ivoirien grâce à un sol sableux, profond et perméable ainsi qu’à une pluviométrie suffisante (Amagou & Brunin 1974). Compte tenu de ses multiples usages[4], le cocotier s’est assez rapidement incrusté dans la vie sociale, culturelle et économique locale. Au cours des années 1920 et 1930, avec l’intensification de la mise en valeur de la colonie de Côte d’Ivoire, le cocotier va rejoindre l’économie de plantation.

C’est en 1966, en effet, que l’État confie à la Société de développement du palmier à huile (SODEPALM) la création, le développement et l’exploitation des plantations de coco. Sur cette base s’opère la création de vastes cocoteraies industrielles. Avec l’ouverture de l’usine de la Société ivoirienne de coco râpé (SICOR) en 1974 à Jacqueville, l’on notait cette année-là 3 437 ha de cocoteraies à Jacqueville dont 2 058 ha de plantations industrielles et 1 379 ha de cocoteraies villageoises (Amagou & Brunin, 1974). Ces plantations de cocotiers vont apporter des modifications significatives sur plusieurs plans dans l’organisation sociale des Alladian. Ces modifications concerneront aussi bien l’organisation du travail, les hiérarchies sociales, les formes de solidarité, les modes de transmission des héritages, des compétences et des patrimoines.

Or, il convient de souligner que la réalisation d’une cocoteraie passe d’abord par une déforestation complète des parcelles ; bien évidemment, et en conséquence, une destruction des écosystèmes et de l’habitat de la faune. L’essoufflement de l’économie du coco dans la commune de Jacqueville, consécutif au vieillissement et aux maladies des cocotiers, à la discontinuité des activités de la SICOR, va être suivi du dépérissement d’une grande partie des ressources écologiques de Jacqueville compte tenu du rattachement de la localité au Grand Abidjan, la construction du pont de désenclavement et la course aux lotissements urbains qui a suivi.

Urbanisation et menaces sur les ressources écologiques de Jacqueville

À Jacqueville, au regard de ce qui précède, ce sont les cocoteraies qui tiennent désormais lieu de principal couvert végétal. En conséquence, compte tenu de la tendance actuelle où urbanisation et survie des cocoteraies sont quasi-antinomiques, les cocotiers pourraient se raréfier d’ici quelques années si une réelle politique de reboisement n’est pas menée afin de permettre à la localité de conserver la singularité de son paysage. La commune est confrontée aux défis de l’urbanisation (lotissements), de l’abattage des cocoteraies pour l’aménagement desplateformes immobilières, du vieillissement des cocotiers (certains ont 40 ans voire plus de 60 ans), de l’appauvrissement du sol sableux et des maladies du cocotier (jaunissement mortel)[5].

Les opérations de lotissement, entraînent la disparition du paysage fait de cocoteraies qui était devenu une sorte d’identité écologique pour Jacqueville. Ces effets sont de plus en plus relevés tant par les populations que par les autorités locales. En effet, dans les communes ivoiriennes, les lotissements sont initiés à la fois par l’administration et par les chefferies villageoises ou les propriétaires terriens. Dans ces conditions, en l’absence d’un plan contraignant d’occupation du sol communal spécifiant la proportion maximale de terres constructibles ou de terres à occuper à des fins urbanistiques, définissant en conséquence la proportion des terres devant demeurer sous la forme de plantations, de jachères ou de réserves écologiques, l’idée de privilégier des zones vertes ou des aires écologiques dans ces communes a peu de chance de prospérer. Dans le cas spécifique de Jacqueville, le schéma directeur du Grand Abidjan laisse peu de place à la préservation des ressources écologiques comme l’indique la carte n°2 ci-dessous.

Carte n°2 : Plan cadre de l’occupation des sols du Grand Abidjan à l’horizon 2030
Source : Ministère de la Construction et de l’Urbanisme (SDUGA, 2015)

Ce schéma directeur est emblématique de l’avenir des ressources écologiques dans la commune de Jacqueville. La plus grande partie du territoire est réservée à des zones résidentielles et à des Zones d’aménagement différé (ZAD)[6].  Les ZAD sont des zones à urbaniser plus tard, à l’initiative de l’État, et non à protéger pour des raisons d’ordre écologique ou écosystémique. Cela signifie que les ressources écologiques, si elles existent dans ces zones, sont dans une situation sursitaire. Le schéma directeur du Grand Abidjan, en effet, validé en 2016, ne mentionne pas, pour Jacqueville, la création de zones écologiques (ou de zones vertes), bien que cette localité soit politiquement désignée comme une destination touristique dont les propriétés écologiques sont mises en avant.

Par ailleurs, depuis le début des années 1990 se sont mis en place au plan international, des cadres normatifs visant à produire des villes et collectivités territoriales en accordant une place importante aux questions environnementales et écologiques.  Ainsi, à l’issue du sommet de la Terre de Rio en 1992, il a été mis en place, l’Agenda 21 local visant à traduire au plan local les principes du développement durable tels que définis dans le rapport Brundtland de 1987 (CMED, 1988). Cet agenda permet de prendre en compte le changement climatique et la préservation des ressources écologiques. Cela suppose, de notre point de vue, une démarche pédagogique visant à sensibiliser les acteurs locaux du développement (y compris dans les écoles), à développer les cadres institutionnels et normatifs appropriés pour l’atteinte de ces objectifs, à diffuser un système de représentation de la ville et des établissements urbains conditionnant la durabilité de la qualité de vie (au sens positif du terme) par la présence dans ces collectivités de ressources écologiques et des pratiques de préservation et de renouvellement des espèces.

A Jacqueville, la compétition ou la pression foncière, depuis la construction du pont de désenclavement en 2015, a fait émerger une réelle menace sur les ressources écologiques alors que le développement des cocoteraies avait déjà largement appauvri ces ressources et leur diversité. En l’absence de données chiffrées établissant le rapport entre la superficie de la commune et celle des zones loties, on note une tendance au lotissement systématique de l’espace communal.

On observe ainsi que les lotissements réalisés dans les villages de Taboth, Avagou, Sassako, Adoukro vont de la bordure maritime à la bordure lagunaire laissant ainsi une position marginale pour les aires écologiques.

De même, d’anciennes zones marécageuses aujourd’hui asséchées commencent à intégrer les aires loties et donc constructibles. La bande humide et verte à mi-chemin des bordures maritimes et lagunaires (représentée sur la carte n°3 ci-dessous par des traits horizontaux discontinus), se rétrécit sous l’effet des lotissements. Marc Augé (1969a) avait décrit cette zone médiane comme une zone marécageuse inondée pendant les saisons des pluies à certains endroits comme le montre son étude du terroir des Kacou du village de Jacqueville.

Carte n°3 : « Le terroir des Kacou de Jacqueville » (Augé, 1969a, p. 171)
La carte indique que la piste qui traverse la zone humide au centre
est inondée en saison des pluies et doit alors être traversée en pirogue

Par ailleurs, la problématique de la survie des ressources écologiques à Jacqueville est aussi valable pour la forêt classée d’Audoin (extrémité est de la commune) et la mangrove à l’extrémité ouest de la commune. Les ressources écologiques de ces deux zones ont en commun de ne pas être pour le moment, menacées directement par les lotissements, la première en raison de son statut officiel de forêt classée et la seconde en saison de son éloignement momentané du flux de l’urbanisation mais d’être, toutes les deux, visées par d’autres formes d’intervention humaine.

En effet, la forêt classée d’Audoin avec ces 6 600 ha, dont une grande partie se trouve dans la commune de Jacqueville, s’inscrit dans une dynamique de détérioration (destruction du couvert végétal initial, création de plantations et de jachères par les populations locales) et de dépérissement. Une partie de la forêt a été déclassée[7] en 2018 en vue de la création d’une école militaire sur une surface d’environ 1 200 ha[8]. Ces deux modes de mise en valeur de l’aire protégée fondent chez les villageois la légitimité d’une demande de déclassement de la forêt. Aujourd’hui, cette « forêt », hormis les bas-fonds et les zones marécageuses, est largement investie par l’activité humaine (plantations et jachères). Les zones humides restantes sont certainement riches en ressources écologiques et en biodiversité, mais sa protection juridique ne constitue par un réel obstacle à son exploitation.

Ce constat met en évidence la faiblesse du cadre normatif de protection de l’aire écologique, l’absence d’une dynamique de restauration du couvert forestier largement abîmé par la présence de plantations. En terme de hiérarchie des valeurs, la préservation des ressources écologique ne prime pas sur la valeur marchande du foncier. Il en est de même pour les forêts classées de Kokoh et d’Addah, qui ne figurent ni sur la liste de la Sodefor[9], ni sur celle du ministère des Eaux et Forêts en 2017 (Eaux et forêts, 2017) bien qu’elles soient mentionnées sur des cartes récentes de la commune de Jacqueville produites par des organismes reconnus officiellement[10].

Quant à la mangrove située à l’extrémité ouest de la commune de Jacqueville, elle est également sous pression et exposée aux activités anthropiques. Si l’on se place d’un point de vue diachronique, cet écosystème se maintient dans un état résiduel, du fait de son exploitation par les populations riveraines. En outre, cet écosystème a pratiquement disparu aujourd’hui de la bande humide qui traverse, dans le sens de la longueur, la partie ouest du territoire de la commune de Jacqueville. Selon Dibi N’da et alii (2019), à l’extrême ouest de la commune de Jacqueville, la superficie des mangroves a baissé de près de 6 % entre 2009 et 2016, en raison de l’utilisation du bois des mangroves comme bois de chauffe pour la cuisine, le fumage du poisson, et comme matériau de construction des habitats, des activités de pêche, du commerce et de l’agriculture. En l’absence d’une protection formelle de cet écosystème, sa survie repose soit sur une révision des pratiques et perceptions des populations riveraines, soit sur des initiatives menées par des organisations non gouvernementales, soit sur un engagement de la municipalité de Jacqueville. L’Institut Universitaire du Sud (Univ-Sud)[11] et la mairie se sont engagés en 2019 à collaborer pour obtenir une protection de la mangrove. La stratégie reste cependant à définir. De même en 2018, l’association ivoirienne SOS-Forêts a obtenu un financement qui lui a permis de former 80 femmes de trois villages de la partie ouest de la commune de Jacqueville à la production de sel marin. La méthode consiste à provoquer une évaporation de l’eau de mer, par son exposition prolongée au soleil. Le projet espérait ainsi obtenir le détachement des femmes de l’exploitation de la mangrove (prélèvement du bois de chauffe dans la mangrove par exemple), en leur fournissant une activité économique et une source de revenus alternative. L’objectif de protéger la mangrove ne semble toujours pas garanti. Cela passe par une prise en compte des implications sociologiques car toute innovation de ce type dans un milieu social donné est nécessairement une innovation sociale, voire un micro-changement social dont les implications structurelles, idéologiques, axiologiques, symboliques participent à la fabrication du résultat escompté.

Si l’on replace la question des ressources écologiques de Jacqueville dans une perspective plus globale, c’est-à-dire, au niveau des politiques forestières nationales et au niveau des normes internationales de protection des ressources écologiques, il ressort les constats suivants. Le ministère ivoirien des Eaux et Forêts affirme que depuis 1960, la destruction des forêts classées est une tendance continue en Côte d’Ivoire et que, de 1960 à 2015, ce sont 79 % de la superficie des forêts classées qui ont disparu (Eaux et Forêts, 2017). De même, à partir d’une enquête nationale réalisée en 2017 sur les aires protégées en Côte d’Ivoire, la Commission Nationale des Droits de l’Homme de la Côte d’Ivoire (CNDHCI), un organisme public, a constaté que 83 % des forêts classées sont occupées par les activités humaines (plantations) et des habitats humains (villages, écoles, hôpitaux). Au niveau international, on note l’existence de menaces de sanctions négatives contre le travail des enfants dans la cacao-culture (la Côte d’Ivoire étant ainsi le premier pays visé par de telles menaces) mais pas de menace sur le cacao produit dans les forêts classées. A ce niveau, ne sont repérables que des actions de plaidoyer de la part d’associations ou d’ONG.

Conclusion

En guise de conclusion, notons les points suivants. Premièrement, les schémas directeurs d’urbanisme et les pratiques d’urbanisation incluant Jacqueville, ne font pas apparaître une tendance à la préservation des ressources écologiques. Des sites qui auraient pu être préservés comme la mangrove à l’ouest de la commune, mais aussi les zones marécageuses qui, du fait de leur caractéristiques, se prêtent peu à une mise en valeur agricole et immobilière, ne sont pas mentionnés clairement dans les documents de développement urbain comme des réserves écologiques. Deuxièmement, les parcelles qui ont déjà fait l’objet de protection formelle (à un moment donné) telle que les forêts classées d’Audoin, de Kokoh et d’Addah, qui sont mentionnées sur différents supports cartographiques reconnus, n’existent plus matériellement en tant que ressources écologiques protégées. Compte tenu de la nature de certaines aires écologiques comme les zones marécageuses et les mangroves, c’est d’elles-mêmes qu’elles constituent, pour le moment, un obstacle à l’occupation humaine en termes de projets d’aménagement et de lotissement. Sur la carte du Grand Abidjan (SDUGA, 2016, p. 294) et relativement à la commune de Jacqueville, il n’y a pas de secteur avec la mention « zone inconstructible ». Autrement dit, ni les mangroves, ni les zones marécageuses de la partie médiane du territoire communal ne sont cataloguées explicitement comme des parcelles à ne pas inclure dans les lotissements, donc à préserver. Les territoires de ces deux types d’écosystèmes apparaissent soit comme des ZAD, soit comme zones d’habitation.

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Notes

[1] En plus des 13 communes qui composaient le district d’Abidjan dans le schéma directeur approuvé en 2000, s’ajoutent désormais les communes de Grand-Bassam, Bonoua, Alépé, Azaguié, Dabou et Jacqueville.

[2] Il s’agit à la fois des captifs restés sur place compte tenu de la fin de la vente des esclaves aux Européens et de ceux prélevés sur les sociétés ethniques voisines. Selon Augé (1971), le développement accru de la traite de l’huile de palme vers 1840 avait fortement impacté l’organisation sociale des Alladian en leur imposant le recours à une main-d’œuvre captive

[3] Non pas en référence aux préoccupations environnementales comme c’est le cas aujourd’hui, mais pour des motifs religieux (sacralité des espaces naturels), sanitaires (plantes médicinales) ou autres (préservation des matériaux de construction des maisons, des outils de pêche, des objets d’art, etc.).

[4] Le cocotier intervient dans l’alimentation (la noix de coco), la boisson (l’eau de coco), la cosmétique (l’huile de coco), le charbon de coco, l’huile de coprah ou les matériaux de construction de maisons issus de ses fibres. Ses feuilles et son tronc sont des matières premières pour des produits artisanaux.

[5] Pour précisions sur les maladies du cocotier, voir les travaux de Djé et alii (2011).

[6] Au titre du décret n°82-262 du 17 mars 1982, il est créé une Zone d’aménagement différé (ZAD) à la périphérie de l’agglomération d’Abidjan, incluant la commune de Jacqueville.

[7] Ordonnance n° 2018-592 du 27 juin 2018 portant redéfinition des limites de la forêt classée d’Audoin, publiée au Journal Officiel n° 65 du lundi 13 Août 2018.

[8] « Lutte contre le terrorisme – Un laboratoire anti-terroriste à Jacqueville, Hamed Bakayoko “nous devons être à mesure de prévenir les attaques” » Ministère de la Défense.   
http://www.defense.gouv.ci/actualite/details_actu/lutte-contre-le-terrorisme-un-laboratoire-anti-terroriste-a-jacqueville-hamed-bakayoko-nous-devons-etre-a-mesure-de-prevenir-les-attaques

[9] La gestion des ressources forestières et de leur habitat est du ressort du ministère chargé des Eaux et Forêts. La SODEFOR (Société de développement des forêts), société d’État, s’occupe de la politique de l’État en matière de forêts classées. Elle gère 231 forêts classées. L’Office Ivoirien des Parcs et Réserves (OIPR) a pour objectif de préserver et valoriser de façon durable les huit parcs nationaux, cinq réserves naturelles, dix-sept réserves botaniques et d’autres réserves en création, de façon durable (SODEFOR : Décision n° 02655-19/DG/DARH du 15 juillet 2019 http://sitesodefortest.e-bordereaux.ci/images/pdf/liste-fc.pdf).

[10] C’est le cas de la carte de la commune de Jacqueville produite en 2020 par le Centre National de Télédétection et d’Information Géographique (dépendant du Bureau National d’Études Techniques et de Développement BNETD). Il en est de même pour les cartes figurant dans les rapports d’études d’impact environnemental et social réalisés en mars 2019 dans le cadre de la construction de la centrale électrique CIPREL 5 dans la commune de Jacqueville (BAD, 2019).

[11] Sur l’univ-Sud, voir dans ce numéro l’éditorial rédigé par Roch Yao Gnabéli : « L’Institut universitaire du Sud : un engagement en faveur du développement durable ».


Auteurs / Authors

Youssouf Méité est enseignant-chercheur à l’Université Felix Houphouët-Boigny (Abidjan, Côte d’Ivoire). Il est docteur en sociologie, diplômé de l’université de Strasbourg (France), avec une spécialisation en sociologie économique, ses travaux portent sur la gouvernance des organisations, la mobilité, le transport et le développement durable. Il est membre de l’Institut universitaire du Sud (Jacqueville, Côte d’Ivoire).

Youssouf Méité is a lecturer and researcher at the University Felix Houphouët-Boigny (Abidjan, Ivory Coast). He holds a doctorate in sociology from the University of Strasbourg (France), with a specialisation in economic sociology. His work focuses on the governance of organisations, mobility, transport and sustainable development. He is a member of the Institut universitaire du Sud (Jacqueville, Côte d’Ivoire).

Roch Yao Gnabéli est professeur de sociologie à l’Université Felix Houphouët-Boigny (Abidjan, Côte d’Ivoire). Docteur de l’université de Cocody et de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS) de Paris, il est l’auteur de Les mutuelles de développement en Côte d’Ivoire. Idéologie de l’origine et modernisation villageoise (L’Harmattan-Paris, 2014), Retour sur l’objet de la sociologie, du problème scientifique au projet pédagogique (L’HarmattanDakar, 2018) et a co-dirigé État, religions et genre en Afrique occidentale et centrale (Ed. Langaa, Cameroun, 2019). Ses travaux actuels portent sur les mécanismes sociologiques de transformation des structures sociales. Il est membre de l’Institut universitaire du Sud (Jacqueville, Côte d’Ivoire).

Roch Yao Gnabéli is professor of sociology at the University Felix Houphouët-Boigny (Abidjan, Ivory Coast). He holds a doctorate in sociology from the University of Cocody and a doctorate of anthropology from the Ecole des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS) in Paris, he is the author of Les mutuelles de développement en Côte d’Ivoire. Ideologie de l’origine et modernisation villageoise (L’Harmattan-Paris, 2014), Retour sur l’objet de la sociologie. Du problème scientifique au projet pédagogique (L’Harmattan-Dakar, 2018) and has co-edited État, religions et genre en Afrique occidentale et centrale (Langaa, Cameroon, 2019). His current work focuses on the sociological mechanisms of transformation of social structures. He is a member of the Institut universitaire du Sud (Jacqueville, Côte d’Ivoire).


Résumé

La gestion et la conservation des ressources écologiques sont de plus en plus au cœur des processus locaux se référant aux principes du développement durable. Sur le littoral ivoirien et particulièrement dans la commune de Jacqueville, les mutations sociales opérées au cours de l’histoire de cette localité ont modifié la nature des rapports des populations et des intervenants institutionnels aux ressources écologiques. A partir d’une étude documentaire et d’une enquête basée sur des entretiens avec différentes catégories d’acteurs locaux, ce texte a pour vocation, d’une part, de cerner les modes d’appropriation, de préservation ou de destruction de ces ressources par les acteurs et, d’autre part, de rapporter ces processus à l’histoire coloniale et postcoloniale du développement socioéconomique de la localité. Les résultats mettent également en évidence l’évolution des pratiques foncières et leur influence sur les rapports aux ressources écologiques.

Mots clés

Ressource écologique – Foncier – Norme sociale – Urbanisation – Jacqueville – Côte d’Ivoire.

Abstract

The management and conservation of ecological resources are increasingly at the heart of local processes referring to the principles of sustainable development. On the Ivorian coast, and particularly in the commune of Jacqueville, the social changes that have taken place over the course of the locality’s history have modified the nature of the relationship between the populations and the institutional actors with ecological resources. Based on a documentary study and interviews with various categories of local actors, this paper aims at identifying the ways in which actors appropriate, preserve or destroy these resources and to relate these processes to the colonial and post-colonial history of the locality’s socio-economic development. The results also highlight the evolution of land tenure practices and their influence on the relationship with ecological resources.

Key words

Ecological resource – Land tenure – Social norm – Urbanization – Jacqueville – Côte d’Ivoire.

Le développement durable crée-t-il du lien social ? Un cas d’application depuis l’Algérie

BENBEKHTI Omar
Sociologue, Faculté des sciences sociales, Université d’Oran 2, Algérie


ARDD-1-2021 – Développement durable : recherches en actes

Analyses : politiques, pratiques, mobilisations


Pour citer cet article

BENBEKHTI Omar : « Le développement durable crée-t-il du lien social ? Un cas d’application depuis l’Algérie », Actes de la recherche sur le développement durable, n°1, 2021.
ISSN : 2790-0355 (version en ligne) — ISSN : 2790-0347 (version imprimée)
URL : https://publications-univ-sud.org/ardd/2021/12/545/
DOI : (à compléter)


Texte intégral

Le développement durable crée-t-il du lien social ? Un cas d’application depuis l’Algérie

par Omar BENBEKHTI

Version PDF

Nous essaierons de répondre à cette question à partir d’une expérience réalisée en 2019 en Algérie à travers la mise en œuvre d’un projet de la Direction Générale des Forêts (DGF), soutenu par la FAO[1], dénommé « Projet de développement durable d’une filière de Produits Forestiers Non Ligneux » (PFNL). Ce projet est censé inscrire une action de développement durable dans le cadre du développement rural. Nous tâcherons de comprendre ce que peut signifier « développement rural » dans un ensemble plus global appelé « développement durable » (Benbekhti, 2004).

Ce projet, auquel l’auteur a participé pour le compte de la FAO en tant que consultant socio-économiste, pose la problématique de l’engagement des populations à ce que l’on appelle le développement durable[2]. Autrement dit, l’espace démocratique d’intervention, la capacité de créer du lien social et d’assurer la pérennité des actions menées. D’un point de vue académique, celui-ci exige une approche multidisciplinaire enveloppant tous les secteurs d’activité. Mais sa planification est basée sur une vision stratégique politique, élaborée consensuellement, bâtie sur la complémentarité, la convergence, la solidarité, et le partenariat. Ce mode opératoire est indispensable pour une politique d’aménagement du développement durable ajustée à une économie de territoire.

Ceci nous interroge sur l’action politique à mener quant aux choix à opérer, et partant, de la démocratie. Au-delà d’une problématique qui touche à la décentralisation, voire la régionalisation du pouvoir, cela reste un leurre, probablement lié au libéralisme capitaliste pour détourner l’attention de l’enjeu politique. En effet, le développement durable pose la question de ce qui justifie la concentration des pouvoirs et leur centralisation. Des plans sont conçus par des bureaucrates, coupés des besoins des régions et sans cohérence. Les exemples foisonnent parmi les plans de développement rural, l’intérêt général s’exprimant comme une vague promesse, un mot de fortune.

Les enjeux du développement durable

L’expression « développement durable » s’est généralisée depuis le Sommet de la Terre tenu à Rio 1992 après la publication en 1987 du rapport Notre avenir à tous. Sa définition apparaît dans le rapport Brundtland. Elle peut paraître tautologique, car le développement est, de par sa propre dynamique, durable. Pourtant, elle est utilisée depuis par les experts-bureaucrates des institutions internationales, et s’est généralisée à tous les domaines de l’activité humaine sans que des résultats probants conséquents ne soient reconnus à travers le monde. Au-delà des actions menées ici et là, dans des pays pauvres et sous-développés, le concept est demeuré vague, diffus et son emprise sur le terrain incertaine. Aujourd’hui on y adjoint le vocable d’environnement, sans prendre en considération la dynamique d’une nature qui impose ses lois à ce couple « environnement et développement durable ». Dès lors, il est légitime de se demander de quels actes de gestion on peut se prévaloir lorsqu’on avance une telle expression.

Pour de nombreux pays en quête de développement durable, ce qui semble être recherché c’est le passage d’une économie administrée à une économie en transition vers le marché. En somme un pas vers le libéralisme ; car il s’agit de s’adapter au marché. À travers le développement durable, ce serait donc un nouvel ordre, une nouvelle dimension dans le temps économique par la réalisation d’activités préalablement identifiées. Le concept de développement local, adossé à la décentralisation, se concrétise par la gestion participative.

Est-ce pour autant la bonne méthode pour réduire les inégalités, la pauvreté et le désordre ? Sous prétexte de mise à niveau, on est tenté de suivre les modèles importés qui risquent en réalité de creuser davantage le fossé des inégalités, et privilégier les relations marchandes. La pandémie déclarée du Covid-19 a généré un sentiment d’insécurité alimentaire et des mutations drastiques dans les économies riches et pauvres. Les gouvernants ont été contraints de redimensionner leurs rapports avec les citoyens. Il s’agit dès lors d’évoquer le développement durable sans se perdre dans les méandres conceptuels surgis depuis la mise en vogue de cette expression. Lorsqu’on évoque la durabilité, ce qui est en cause c’est le temps qui est un facteur de peur. Hier est passé, c’est une mémoire. Demain est incertain, même si ce peut être un investissement. Mais le temps peut devenir un ennemi. Le processus qu’aborde le développement durable s’inscrit dans le temps. Cela exige donc qu’il prenne en compte le « maintenant », autrement dit ce qui est. On ne peut faire l’impasse sur la situation telle qu’elle est, et non telle qu’elle devrait être. Dans son acception actuelle c’est cette vision qui s’est imposée : ce qui devrait être. On va souvent vers les descriptions et explications, mais rarement vers les racines de l’existant. Et l’on met en œuvre des « stratégies », des « politiques », des méthodologies pour atteindre le développement durable. Les termes développement et durable sont tous deux liés au temps. Ils sont de ce fait identiques. Alors pourquoi cette expression ?

Ce qui est probablement utile dans le développement durable c’est sa capacité à créer du lien social. Il paraît être en mesure de recréer ce lien social tellement malmené par la centralisation excessive de l’État jacobin. N’est-il donc pas nécessaire de tout remettre à plat ?

« Les notions de décentralisation ou de développement par le “bas” sont […] largement médiatisées, mais faiblement mis en œuvre » (Sahli, 2021)[3]. Ce qui demeure une problématique floue à ce jour, c’est le mode opératoire du développement durable. Pour mettre en place une décentralisation de la gestion et une mobilisation des acteurs locaux, il faut enclencher des initiatives qui ont du mal à se construire dans la durée. Il s’agit donc de revoir les fondements du développement local et durable. Ce mode opératoire a mis l’accent sur le « localisme », à savoir que les actions de développement devaient associer les acteurs locaux dans les démarches de conception et de mise en œuvre des processus et des objectifs à fixer. Cette démarche s’est cantonnée en général, et quel que soit le lieu, à « l’approche participative » que l’on a tenté de codifier comme une « Bible » du développement durable.

Les contenus du développement durable

Le développement local durable est pensé comme processus de croissance des ressources et de génération de revenus basé sur les conditions du milieu et de l’espace. Diverses actions seront donc mises en œuvre. Elles sont censées être portées par les acteurs locaux sur la base d’initiatives économiquement viables, c’est-à-dire génératrices de revenus, avec maîtrise locale des activités de croissance. L’espace socioéconomique local devient ainsi l’outil pour mobiliser les ressources et les acteurs locaux. On dira qu’aménager le territoire local, c’est prendre en compte la « territorialité » des habitants en tant que communauté. Cette formulation est accolée à de nombreux intitulés, dans divers champs d’activité, sans que l’on décèle les liens entre la durabilité et le champ d’activité. Car rien n’est précisé concernant l’apport d’un marché porteur de ces activités, ni qui sera en mesure de le réguler : sera-ce la loi de l’offre et de la demande, ou une « main invisible » que personne ne connait ? Quels contenus dès lors accorder aux pratiques liées à cette expression ?

Apprendre à développer durablement ne signifie pas appliquer des connaissances universelles, ni obéir à un modèle de gouvernance. Apprendre est un processus interminable, il ne s’inscrit pas dans une durée. Tout ce qui vit est appelé à se développer, à évoluer, à se transformer et à disparaître. Tout ce qui vit est limité par le temps et a une fin. C’est un cycle qui se renouvelle indéfiniment.

L’objectif de ce développement serait de repenser les rapports entre les êtres humains, autrement dit de créer du lien social ; et entre eux et la nature. Ce mode de développement est appréhendé comme facteur de croissance harmonieuse de l’économie, de la création d’emplois, de la richesse équitablement partagée. Cela peut aller de l’économie sociale et solidaire, l’économie circulaire (réemploi, réparation, recyclage), le commerce équitable, la relocalisation d’activités industrielles, les énergies renouvelables, l’écoconception, l’agriculture « bio », etc. Il existe comme un effet de récupération de la formule « développement durable » pour soutenir parfois les investissements d’un business sans rapport avec une optique de développement. Et cela peut se transformer soit en une remise en cause du capitalisme, et donc d’une croissance qui devrait se poursuivre en permanence ; soit en un recommencement, qui en vérité, n’est pas dans l’ordre de l’économie humaine appelée à s’adapter continuellement.

Construire durable ça se comprend, développer durable semble antinomique avec l’idée même du développement par définition arythmique. Le développement durable n’est pas une affaire de recettes standard à saupoudrer sur n’importe quel territoire. C’est avant tout un engagement politique pour laisser le choix aux habitants d’un espace d’être capables de produire les moyens de leur existence selon l’écosystème local et en harmonie avec leurs besoins. Cette action suppose une implication des acteurs locaux, une connaissance des territoires et de la population, et une décentralisation de la décision. Ceci est censé se produire à travers l’approche participative. C’est quoi au juste l’approche participative, devenue panacée du développement durable ? Le développement durable est-il indissociable d’une approche globale, une approche qui n’appréhende pas la réalité du développement de façon parcellaire, divisée par une vision atomisée des effets des transformations d’une société sur des secteurs éclatés ?

Histoire d’une chaîne de valeur

La FAO définit les produits forestiers non ligneux comme « des biens d’origine biologique autres que le bois, dérivés des forêts, des autres terres boisées, et des arbres hors forêts. » (FAO, 1999). Leur statut sauvage ou semi-domestiqué les distingue de cultures agricoles bien établies. Les PFNL peuvent être distingués selon leur destination : les usages domestiques et/ou la vente. Ils connaissent un regain d’intérêt, dû selon la FAO, à « une prise de conscience accrue de leur contribution à l’économie des ménages et à la sécurité alimentaire, à quelques économies nationales, et à certains objectifs écologiques, tels que la conservation de la diversité biologique » (ibid.). À l’échelon local, les produits forestiers non ligneux fournissent la matière première pour des opérations de transformation industrielle à grande échelle, pour la fabrication de produits commercialisés à l’échelle internationale : aliments et boissons, confiseries, arômes, parfums, médicaments, peintures ou vernis. L’exploitation raisonnée des produits forestiers constituerait donc une manière de protéger la biodiversité, en offrant des possibilités de développement.

Trois espèces particulières de PFNL ont été sélectionnées pour l’étude : le romarin, le pin pignon et surtout le caroubier. Les outils méthodologiques ont été basés sur des entretiens avec les parties gravitant autour de la filière : Conservation des forêts, Direction des services  agricoles, Direction de l’emploi, Comités intersectoriels, Assemblées populaires de wilaya[4], des éleveurs, des chercheurs et enseignants universitaires, des collecteurs, des regroupeurs et des exploitants (distilleurs et transformateurs associations de femmes rurales, riverains des forêts visitées). D’autres entretiens ont eu lieu avec les responsables administratifs des communes (présidents et membres d’Assemblées populaires communales), avec les agents forestiers des districts et avec des groupements de paysans riverains. Enfin, des personnes ressources ont été entendues : des jeunes, des femmes présidentes d’associations rurales et des cultivateurs (DGF/FAO, 2021).

L’approche de la filière se focalise sur trois points : le potentiel physique existant censé constituer le socle d’une amélioration des revenus des populations locales, leur rôle de préservation des ressources de la forêt et leur rôle de gestion d’une filière de PFNL. L’objectif est de promouvoir des petites entreprises afin d’organiser un marché « déjà là » dominé par des pratiques informelles préjudiciables à un épanouissement normalisé de la filière. Cette vision crée des obstacles d’ordre social, institutionnel, commercial et de gestion qui freinent un développement durable de la filière. Pourquoi ?

La pensée a formaté les objets du développement en secteurs différenciés, voire en opposition : l’agriculture, l’industrie et les services, ouvrant la voie à des approches fragmentées. Or ces activités sont liées, intégrées, complémentaires ; elles forment un ensemble qui ne souffre aucune division. D’où la nécessité d’appréhender le développement sous une forme globale. Cela exige évidemment une pensée intégratrice.

Le développement durable est une vision globale de l’humain, non segmenté, non divisé, non fragmenté. Il n’est pas seulement basé sur la connaissance, qui n’est que de la mémoire et des expériences. Il s’agit de créer une coopération entre la production et les services incluant une vision de préservation des terroirs et l’aménagement des écosystèmes. C’est le système coopératif qui est à promouvoir. Les chiffres ci-après donnent la mesure du pouvoir de la coopération : en 2015 en Europe, 180 000 entreprises coopératives avec 140 millions de membres employaient 4,5 millions de salariés et généraient 1 000 milliards d’euros de chiffre d’affaires. Au Kenya, la part de marché des coopératives est de 70% pour le café, 76% pour les produits laitiers, et 95% pour le coton. En 2005, la Coopérative laitière indienne, qui compte 12,3 millions de membres, représentait 22% de la production laitière de l’Inde. Au Brésil, les coopératives pèsent 40% du PIB agricole.

La liberté d’organisation de la société civile et des coopératives apparaît ainsi incontournable si l’on veut voir s’épanouir un développement local. Mais cela ne va pas de soi. Leur faiblesse organisationnelle est due, en partie, à la fébrilité des pouvoirs publics jaloux de leurs prérogatives.  La société civile est considérée comme mineure et incapable, ce qui renforce la gouvernance jacobine, centralisée, autoritaire et hégémonique. Décentraliser la gouvernance permettra de libérer les initiatives ; une autre organisation de la société se mettra en place. Les programmes gouvernementaux consacrés au développement rural, avec de gros budgets, n’ont jamais été évalués. Réhabiliter les coopératives de production et de services doit ouvrir de nouveaux espaces de proximité comme l’étaient les Coopératives Polyvalentes de Services (CAPCS) des années 1970. Celles-ci, en Algérie, avaient été dissoutes sous la pression du FMI et de la Banque mondiale lors du plan d’ajustement structurel des années 1990.

Laisser l’initiative aux acteurs locaux, c’est leur permettre de se prendre en charge pour peu que les richesses soient équitablement réparties au profit des territoires. En vérité, c’est cela l’approche participative ; et c’est de cette façon que se développe le lien social. Durant l’épidémie de Covid-19, les agriculteurs et autres travailleurs du monde rural, en approvisionnant les marchés sans discontinuer, ont donné une leçon de responsabilité, de conscience et de courage aux habitants, gouvernants, citadins et hommes politiques. Pourtant, les coopératives de distribution restent soumises à une réglementation qui limite leurs activités et celles des agriculteurs. Il devient donc  nécessaire de mettre à jour le rôle et les activités du secteur coopératif avec les besoins des agriculteurs et les exigences du marché.

Dans le cadre du projet à mettre en œuvre pour la FAO et la Direction générale des forêts, il s’agissait de répondre concrètement aux questions suivantes :

– Quelles sont les actions pour valoriser les PFNL, au niveau des politiques publiques ainsi qu’au niveau des acteurs, afin de promouvoir des petites entreprises ?

– Quelle stratégie adopter, quel plan d’action pour une filière professionnelle ?

Gestion des forêts et exploitation de PFNL sont deux choses différentes. Ceci ramène à la problématique centrale : l’exploitation à grande échelle de certains PFNL est un facteur pour la diversification de l’économie mais peut présenter un risque pour la préservation des ressources dans la mesure où les acteurs qui les exploitent dans l’illégalité ne prennent pas en considération les dégradations causées aux espèces et aux espaces forestiers par une récolte anarchique menaçant la protection de ces ressources.  Les commerçants impliqués dans l’exploitation de PFNL ont une vision égoïste et à court terme car les forêts ne sont pas leur propriété ; ils les considèrent comme une source d’enrichissement et une ressource à exploiter sans état d’âme. La DGF est une administration dédiée à la gestion et la préservation du patrimoine forestier, or promouvoir une filière professionnelle des PFNL exige le respect d’une démarche entrepreuneuriale. Comment dès lors concilier les deux ?

Lorsqu’on évoque la filière, il est nécessaire de prendre en compte l’obligation de disposer des filières professionnelles adjacentes qui supposent la création d’une industrie agroalimentaire, pharmaceutique, cosmétique et autres industries de certification, marketing et de distillation. De ce fait, il y a nécessité d’alimenter une base de données sur les opérateurs agissant dans ces secteurs. L’économie forestière ce n’est pas seulement l’arbre. C’est le riverain qui est capable de protéger la forêt, sa durabilité est basée sur l’exploitation raisonnée des PFNL. Pour les agents forestiers, l’important c’est la préservation de l’écosystème ; mais si l’on veut assurer la protection de l’écologique, il faut aussi développer l’économique et le social dans le même temps. En vérité, les paysans et riverains sont faiblement enclins à l’entretien du caroubier par exemple. Les riverains déclarent que cet arbre leur a été légué par les ancêtres. « Ce sont nos pères qui les ont plantés, c’est un don de Dieu… Nous n’avons rien apporté. »

On observe par ailleurs que les acteurs institutionnels sont peu branchés sur les PFNL. La génération de revenus issus des PFNL dans le commerce illicite et informel passe inaperçue aux yeux des institutions. Le manque à gagner pour celles-ci est très élevé, en premier lieu pour la Direction générale des forêts qui est l’acteur institutionnel de la politique nationale des PFNL. Son intervention est relayée par les services de la Conservation des forêts de chaque wilaya du pays, 48 au total. Quant aux communes et collectivités territoriales, elles ont peu d’impact sur la gestion des forêts. Les ressources financières échappent donc à une planification opérationnelle des investissements consacrés aux projets forestiers. Les informations recueillies auprès des services forestiers sur les PFNL révèlent la faiblesse des études réalisées, la quantification, la régénération, les méthodes de récolte et l’impact de ces méthodes sur la survie des ressources, aboutissant à une méconnaissance du fonctionnement de ces filières.

Typologie des acteurs locaux

Les profils des acteurs de cette filière professionnelle rassemblent tout autant des riverains qui assurent, sporadiquement, l’entretien des plantations, des cueilleurs, saisonniers, recrutés lors de la saison de cueillette, jeunes chômeurs et adolescents, des collecteurs-regroupeurs qui assurent le stockage, rassemblent les récoltes dans un hangar pour un donneur d’ordre. En général ce donneur d’ordre est l’intermédiaire-mandataire qui assure la liaison entre regroupeurs et commerciaux sous l’égide d’une poignée d’opérateurs qui dominent le « marché ». Quelques rares distillateurs qui ont acquis de l’expérience font partie du lot. L’essentiel de leur production est exporté. Enfin, on trouve aussi de rares exportateurs qui font fait main basse sur la récolte disponible soit pour la traiter, soit pour la revendre en l’état à l’étranger.

La majorité des matières premières issues des PFNL est fournie aux unités de transformation par des intermédiaires privés composant des réseaux informels importants. Le transport et l’acheminement, souvent illégal, des produits se développent par une mainmise sur l’étape de commercialisation et par un détournement des réglementations. Les principaux réseaux de commercialisation se caractérisent par une grande opacité. On relève ainsi un informel contraignant et une administration dépassée par des dispositions réglementaires archaïques, appliquées de façon aléatoire et peu respectées. Ce laisser-aller et une absence d’encadrement aboutissent à une évaluation inconsistante des concessions d’adjudication et des « itinéraires » des récoltes. Cela conduit à une complicité, parfois intéressée ou par crainte de représailles, avec les acheteurs extérieurs et peu d’encouragement aux potentiels locaux et riverains des forêts.

Le droit d’accès constitue la cheville ouvrière du droit d’usage. La jouissance du droit d’usage peut être restreinte en fonction de l’espace forestier où il est exercé. C’est le cas lorsqu’une zone est mise en défens, ou lorsqu’elle devient une zone de conservation particulière. On ne peut interdire aux populations riveraines l’accès aux PFNL. La reconnaissance d’un droit d’usage particulier aux riverains a pour objectif une forme d’équité sociale. Ce droit doit permettre à ces riverains de valoriser leurs savoirs traditionnels à travers des activités de transformation de ces ressources forestières.

La difficulté réside dans l’intitulé « populations riveraines des forêts ». Il ne suffit pas de vivre à l’intérieur ou à proximité d’une forêt pour être habilité à y exercer le droit d’usage. Dans la pratique, le droit d’usage est reconnu au riverain traditionnel, c’est-à-dire celui qui a un lien particulier avec la terre où se trouve le produit. La gestion non intégrée de cet espace fragile, aussi bien par les populations, cultivateurs ou pasteurs ou les deux à la fois, que par les acteurs institutionnels, rend la concrétisation du développement difficile, accélérant la dégradation des ressources forestières.

Pour réussir la stratégie en termes de durabilité et sortir la filière de son caractère illégal et informel, le plus important est la création, à l’instar des eaux minérales, d’une obligation d’agrément de l’administration forestière pour toute personne désireuse de procéder à l’exploitation d’un PFNL. Est-ce que cela créera davantage de lien social dans les périmètres qui offrent des opportunités à cette exploitation ? Quelles conclusions tirer de cet exemple ?

Que faire pour une durabilité à cette exploitation

La valorisation durable des PFNL semblerait exiger, dans un premier temps, une coordination entre les départements ministériels intervenant dans le domaine. Si l’on revient à la base, la commune en tant qu’opérateur économique, peut s’attribuer un titre d’exploitation des produits forestiers non ligneux. Celle-ci peut devenir le cadre idoine incluant les jeunes comme agents de collecte et les petites entreprises capables de sous-traiter (avec un opérateur national, transformateur ou distillateur) l’une des activités de transformation ou de commercialisation. Il est donc impératif de bannir l’attitude dirigiste décidée « d’en haut » et impliquer les populations pour la mise en œuvre d’un « contrat-programme ». D’où la nécessité d’une approche partenariale.

Le plus apte à protéger la forêt demeure le riverain dès lors qu’il se sent impliqué, reconnu et trouvant un intérêt à le faire. L’administration des forêts est appelée à déléguer aux populations riveraines une partie de la gestion forestière. En effet, on fait porter deux casquettes au forestier : protéger en tant qu’agent de répression ; encadrer en devenant agent de développement. L’idéal serait qu’il existe une volonté politique de promouvoir et d’encadrer la filière avec une stratégie nationale de valorisation de ses produits. Un partenariat public/public entre administration des forêts et Direction de l’emploi (ANEM, ANSEJ), entre forestiers et services agricoles peut faciliter une gouvernance intégrée ; mais aussi un partenariat public/privé entre services publics et coopératives locales, et/ou un consortium de coopératives national pour jeter les fondements d’une gestion intégrée de la filière PFNL et du patrimoine forestier.

L’objectif global est de freiner le déclin des écosystèmes sensibles. Pour ce faire, les riverains seront appelés à identifier le potentiel forestier dont la mise en valeur, préservant sa régénération, se fera à partir de programmes consensuels de type coopératif. Car les massifs forestiers peuvent valoriser l’artisanat, développer l’écotourisme et les activités de transformation des produits. Les coopératives seront ainsi un moyen d’accès au progrès technique pour les agriculteurs et exploitations familiales ; et faciliteront cette promotion de l’artisanat et du tourisme vert. Car il s’agit d’éviter le risque écologique, le pillage de la ressource et la généralisation de la délinquance forestière.

Pour assurer la pérennité des reboisements, l’entretien des espaces forestiers et le captage de source, la construction de bassins est nécessaire. Cela aussi crée du lien social, même s’il peut s’avérer parfois conflictuel. De même, la mise en application d’un plan de cueillette des PFNL exige la présence des forestiers, ainsi que de créer du travail pour les riverains et valoriser aux yeux de la population autant la forêt que ses produits. Les terres de parcours en zone forestière doivent faire l’objet d’une évaluation, avec la collaboration du riverain éleveur, de ses besoins, de son troupeau, afin de l’associer à l’aménagement forestier et à son plan de gestion. Car, si le forestier intervient en matière de police forestière, de génie forestier, d’ouvertures de pistes, n’ayant pas pratiqué l’art du sylviculteur ni celui de l’aménagiste il manque de perfectionnement pour les travaux de reboisement, en matière de sylviculture et de conduite des peuplements.

On se retrouve ainsi dans une vision micro ou macroéconomique selon que l’on opte pour l’une des options. Sauf à vouloir les intégrer l’une dans l’autre et les rendre complémentaires, ce qui constituerait une troisième voie.

S’agit-il de mettre en œuvre une stratégie de création-développement de la filière, ou bien veut-on améliorer le sort des populations riveraines par la promotion de petites entreprises d’exploitation des PFNL, dans un environnement peu outillé pour le développement d’une filière ? Ce qui en réalité renvoie davantage au développement durable et donc à la création de lien social. La réalisation de nouvelles plantations est forcément à envisager avec le concours des populations riveraines.

En effet, les PFNL sont des produits dont la commercialisation va du marché de village où s’approvisionne le consommateur local jusqu’aux unités sophistiquées de transformation d’un secteur industriel en voie d’expansion, que ce soit dans les pays développés, attirés par le caractère bio de ces produits, ou les pays en développement motivés par le gain et la montée des prix observée depuis quelques années (Benbekhti, 2008). Un nouveau cadre opérationnel doit donc être activé. Tout exploitant d’un espace forestier en concession est tenu de préserver les ressources forestières non ligneuses. L’administration des forêts doit imposer, à travers un cahier des charges, à tout exploitant de procéder à une étude socioéconomique préalable permettant aux riverains d’identifier celles des ressources justiciables d’exploitation. Pour démarrer la croissance de la filière, la microentreprise est la solution la plus simple, soit sous la forme EURL ou SARL, soit à travers un réseau de coopératives. Le métier de négociant en PFNL doit aussi s’exercer et s’imposer. Cela exige un changement de paradigme et donc de nouvelles approches.

Conclusion

Le développement durable ne pourrait se réaliser sans l’implication des populations dans les choix et les programmes. Il s’agit en effet de concilier l’homme avec son milieu. Pour cela, il y a lieu de rompre avec les politiques « d’en haut » inadaptées à l’aménagement du territoire, à la lutte contre la précarité économique et sociale des éleveurs et pasteurs, qui n’intègrent pas ceux « d’en bas » (Benbekhti, 2019).

Le pouvoir c’est la faculté qu’accorde une société à des personnes pour la gouverner. Il n’est ni total, ni définitif, ni indépendant car il est censé être contrôlé. Qui contrôle le pouvoir ? Qui supervise son exercice ? L’antidote contre le poison d’un pouvoir central autoritaire peut s’incarner dans la régionalisation : les Länders et leur puissance en Allemagne, les Communautés autonomes en Espagne, etc. La région est d’abord un espace, ensuite une logique et enfin un pouvoir. Si la raison peut se dédouaner d’une telle polysémie, la région charrie d’autres signifiants, parfois péjoratifs, formés d’enjeux géopolitiques, économiques et culturels, rationnels et irrationnels. Le débat se nourrit d’une préoccupation non exclusive : comment se structure et s’organise l’espace local et régional, quel éclairage apporte le développement local dans la réussite économique des régions, comment s’organise le pouvoir des régions, et comment s’articule l’émergence des régions dans la mondialisation ?

La région est un espace résultat de contraintes naturelles sur lesquelles se combinent des activités humaines. Comment intégrer le local dans le national en valorisant le poids géographique, culturel, économique et social d’une région ?

Les contraintes géographiques et écologiques consacrent l’organisation de l’espace. On parle de « région pastorale », de « région agricole », de « région maritime » ou encore de « région industrielle ». Mais les espaces régionaux ne sont pas que le produit de structurations écologiques et le résultat d’activités économiques. Ils deviennent des « espaces vécus » dans lesquels les hommes investissent leurs représentations, des modes de vie, des traditions et des cultures. Des identités s’épanouissent autour de l’articulation entre espace construit et espace investi.

Il n’y a plus des « régions naturelles », mais des espaces organisés selon des logiques de centralisation, de contrôle, de valorisation ou dévalorisation, de renforcement ou de marginalisation, actionnées sous l’euphémisme des « politiques d’équilibre régional ». La région devient un sous-ensemble administratif, bénéficiant d’une répartition des ressources, sous forme de localisation/délocalisation, décentralisation/déconcentration et de délégation d’autorité. Cela ne va pas sans problème.

Quel que soit le régime, les pesanteurs de l’histoire et les formes de représentation des populations, la question du pouvoir de décision s’impose. Elle est liée aux prérogatives des citoyens face aux projets qu’ils acceptent ou non de partager. Une région voudra, en fonction de son potentiel, promouvoir son développement sans préjudice de son attachement à la nation. Cela peut susciter des oppositions avec un centre de décision, acceptant difficilement que « quelque chose lui échappe ». Ressurgit l’antagonisme entre citoyenneté et modèles de développement : faut-il, pour être citoyen, adhérer à une vision centrale, influencée peut-être par des considérations régionalistes et claniques, ou s’ériger en promoteur de son développement, libéré d’une tutelle éloignée des situations locales ? C’est ce questionnement qu’il faut prendre en charge si l’on ne veut pas déboucher sur de « fausses solutions » à cause de problèmes « faussement posés ». Un nouveau sens devrait être donné à l’exercice du pouvoir pour qu’il ne soit plus centralisé, omnipotent, ni solitaire. Cette question interpelle car elle est au fondement de la représentation : qui représente qui ? Et qui décide pour quoi, pour qui ?

Les notions de décentralisation ou de développement durable « par le bas » sont peu pratiquées dans les faits, les maires n’étant souvent que des exécuteurs au service d’un wali. On observe ainsi qu’une appréciation tendancieuse de la régionalisation ouvre la voie à un excès de centralisation. La régionalisation devient une pratique politique qui consiste à diviser le fonctionnement d’un État pour instaurer une décentralisation des pouvoirs afin d’assurer le développement économique et social de régions permettant l’amélioration de la gestion du territoire. Cela a donc pour but l’émergence des compétences locales et une accumulation à partir des capacités locales de création de richesses, un contrôle de leur répartition. La régionalisation ne pousse pas à la division, elle actualise la pratique de l’aménagement du territoire et la prise de décisions, une plus grande transparence dans les prises de décision et donc plus de démocratie.

L’observation du terrain a montré que l’émergence d’initiatives locales, pour créer les conditions d’un développement durable n’est pas évidente. Les initiatives locales ont du mal à se construire dans la durée. Le développement exige une planification stratégique pour programmer des objectifs contextualisés et liés aux spécificités territoriales. La décentralisation est donc la forme la mieux adaptée aux spécificités de la diversité territoriale. Dans ce contexte, les citoyens sont des acteurs dans le processus de développement économique et social et dans la chaîne de valeurs. L’absence de vision et d’aménagement du territoire local n’encourage pas les initiatives et les actions innovantes. Et de facto, la participation des acteurs locaux est faible lorsqu’il s’agit de programmes économiques centralisés.

Le paradoxe de ce développement durable est que sa maîtrise par les acteurs locaux reste conditionnée par une implication des pouvoirs centraux dans une dynamique de transfert des compétences au niveau local. En outre, une impulsion de l’économie devra inciter à des investissements autres que ceux préconisés par le système capitaliste libéral, à savoir investir dans une économie préservant les ressources et l’environnement. Face au désastre écologique et au chaos économique du capitalisme financier et du libéralisme sans condition, c’est à une nouvelle vision du développement qu’est appelé le développement humain. Ce qui demeure exclu par la nature du pouvoir financier actuel qui domine l’économie. Seules les banques font la loi.

Une éducation à l’écologie, à l’harmonie du développement local, dès l’enfance, reste ainsi le préalable à toute velléité d’acquisition d’un paradigme pour le développement durable. C’est aussi un facteur d’éclosion pour une gouvernance démocratique.

Sigles utilisés

– APC : Assemblée populaire communale

– APW : Assemblée populaire de wilaya

– ANEM : Agence nationale de l’emploi et de la main-d’œuvre

– ANSEJ : Agence nationale de soutien à l’emploi des jeunes

– CAPCS : Coopérative agricole polyvalente des céréales et services

– DGF : Direction générale des forêts

– DSA : Direction des Services Agricoles

– EURL : Entreprise unipersonnelle à responsabilité limitée

– FAO : Food and Agriculture Organization

– FMI : Fonds monétaire international

– PFNL : Produits forestiers non ligneux

– SARL : Société anonyme à responsabilité limitée

Bibliographie

Benbekhti Omar (2004). La stratégie sociale du développement rural. Introduction aux méthodes de l’approche participative. Oran (Algérie), Dar El Gharb.

Benbekhti Omar (2008). « Le développement rural en Algérie face à la mondialisation des flux agricoles ». In : L’Algérie face à la mondialisation (dir. : Chentouf T.). Dakar (Sénégal), éd. Codesria, pp. 86-97.

Benbekhti Omar (2019). Rapport de synthèse. Projet TCP/ALG/3701. Alger, DGF/FAO.

DGF/FAO (2021). Stratégie de promotion des produits forestiers non ligneux en Algérie. Assistance technique pour le développement des microentreprises forestières basées sur certains produits forestiers non ligneux en Algérie : cas du romarin Rosmarinus officinalis, du caroubier Ceratonia siliqua et du pin pignon Pinus pinea. Projet TCP/ALG/3701. Alger, Représentation de la FAO en Algérie.

FAO (1999). « La FAO et la foresterie : vers une définition harmonisée des produits forestiers non ligneux ». Rome, FAO. URL : https://www.fao.org/3/x2450f/x2450f0d.htm

ONU (1987). Notre avenir à tous. Rapport de la commission mondiale sur l’environnement et le développement, présidée par Gro Harlem Brundtland [disponible en ligne sur Wikisource].

Sahli Zoubir (2021). « La gestion urbaine et le développement local en Algérie », article publié en ligne sur Linkedin et Facebook, 2 octobre 2021.


[1] Organisation des Nations unies pour l’agriculture et l’alimentation, en anglais (United Nations for) Food and Agriculture Organization. Tous les sigles utilisés dans l’article sont récapitulés à la fin du texte.

[2] Le Rapport Brundtland est le nom donné à une publication, intitulée Notre avenir à tous (Our Common Future), rédigée en 1987 par la Commission mondiale sur l’environnement et le développement de l’Organisation des Nations unies, présidée par la Norvégienne Gro Harlem Brundtland. Utilisé comme base au Sommet de la Terre de 1992, ce rapport utilise pour la première fois l’expression « sustainable development », traduit en français par « développement durable », et il lui donne une définition : « Le développement durable est un mode de développement qui répond aux besoins des générations présentes sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs. Deux concepts sont inhérents à cette notion : le concept de « besoins », et plus particulièrement des besoins essentiels des plus démunis, à qui il convient d’accorder la plus grande priorité, et l’idée des limitations que l’état de nos techniques et de notre organisation sociale impose sur la capacité de l’environnement à répondre aux besoins actuels et à venir. » (ONU, 1987).

[3] Zoubir Sahli est expert agroéconomiste de l’Institut National d’Agronomie (Alger). Il a publié une série d’articles et entretiens dans le journal El Watan, sur Facebook et Linkedin en septembre et octobre 2021, sur les questions de développement local, de sécurité alimentaire et d’environnement.

[4] La wilaya est la circonscription administrative de base, équivalente des provinces, départements, préfectures, selon les dénominations propres à chaque pays. La wilaya est dirigée par un wali nommé par le pouvoir central. Les Assemblées populaires de wilaya (APW) et les Assemblées populaires communales (APC) sont les organes délibératifs respectivement des wilaya et des communes.


Auteur / Author

Omar Benbekhti est docteur en sociologie du développement de l’Université Paris-X Nanterre. Professeur à l’Université d’Oran 2 (Faculté des sciences sociales), il a assuré depuis 1996 plusieurs missions d’expertise dans le secteur du développement rural pour le compte de nombreux organismes locaux et internationaux. Ses réflexions touchent de façon générale les projets de réalisation dans le domaine rural et local.

Omar Benbekhti holds a doctorate in sociology of development from the University Paris-X Nanterre. He is a professor at the University of Oran 2 (Faculty of Social Sciences) and since 1996 he has carried out several expert missions in the rural development sector on behalf of numerous local and international organisations. His reflections concern in a general way the projects of realization in the rural and local field.


Résumé

Le paradoxe du développement durable est que sa maîtrise par les acteurs locaux reste conditionnée par une implication des pouvoirs centraux dans une dynamique de transfert des compétences au niveau local. L’observation du terrain a montré que l’émergence d’initiatives locales, pour créer les conditions d’un développement durable n’est pas évidente.

Mots clés

Développement durable – Gouvernance – Démocratie – Participation – Acteurs locaux – Lien social.

Abstract

The paradox of sustainable development is that its control by local actors remains conditioned by the involvement of central powers in a dynamic of transfer of skills at the local level. Observation of the field has shown that the emergence of local initiatives to create the conditions for sustainable development is not obvious.

Key words

Sustainable development – Governance – Democracy – Participation – Local actors – Social link.