Hans Jonas : un penseur du développement durable

SIALLOU Kouassi Hermann
Philosophe, Université Alassane Ouattara (UAO), Bouaké, Côte d’Ivoire


ARDD-1-2021 – Développement durable : recherches en actes

Portraits, biographies, œuvres


Pour citer cet article

SIALLOU Kouassi Hermann : « Hans Jonas : un penseur du développement durable », Actes de la recherche sur le développement durable, n°1, 2021.
ISSN : 2790-0355 (version en ligne) — ISSN : 2790-0347 (version imprimée)
URL : https://publications-univ-sud.org/ardd/2021/12/577/
DOI : (à compléter)


Texte intégral

Hans Jonas : un penseur du développement durable

par Kouassi Hermann SIALLOU

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Hans Jonas (1903-1993) est un philosophe allemand du XXe siècle né dans une famille juive en Allemagne, à Mönchengladbach. Sa philosophie est certes audacieuse et libre, mais trouve son enracinement métaphysique dans l’influence déterminante de trois grands maîtres : Edmund Husserl, Martin Heidegger et Rudolf Bultmann. Il fut précisément influencé par la phénoménologie husserlienne et par la théologie de Bultmann à partir de la philosophie des religions et séduit par l’ingéniosité des idées de Heidegger. Ses études universitaires sont couronnées par l’obtention d’un doctorat sur la gnose qu’il soutient sous la direction de Heidegger. Il poursuit plus tard ses travaux en orientant sa réflexion, en tenant compte de la réalité du moment et des expériences vécues, sur la vie et le vivant saisis du point de vue d’une éthique de la technique, appliquée aux avancées des biotechnologies, mais aussi aux enjeux écologiques. Ainsi, Jonas bâtit une réputation philosophique exceptionnelle en Europe en reliant la phénoménologie et l’existentialisme de la première moitié du XXe siècle avec une sensibilité environnementale toute nouvelle. Pour ses œuvres, il a été abondamment récompensé en Allemagne. Aujourd’hui, plusieurs instituts de recherche allemands portent son nom. Ses idées sont même connues au-delà des enceintes universitaires (Whiteside, 2020). En Allemagne, Jonas est devenu une figure publique, si bien qu’à Mönchengladbach, sa ville natale, il est mémorialisé par une statue. Son nom est devenu un terme régulièrement employé dans les discussions allemandes sur l’environnement.

Jonas est donc considéré comme un bioéthicien, un écophilosophe, une figure emblématique dont la pensée éthique a suscité la conscience écologique et la nécessité de donner une nouvelle orientation à la dynamique du développement. L’originalité de sa pensée écologique fait de lui une référence mondiale dans le domaine de l’éthique environnementale et du développement durable. Éric Pommier (2013), à juste titre, fait de lui « le premier, et le seul philosophe d’envergure, à avoir mis au cœur de sa réflexion le souci de la nature et de la vie » orientée vers l’avenir, qui aiguise le sens de la responsabilité et de la prise en compte de l’avenir de l’humanité. Jonas, en effet, pense que le mode de production et de consommation des sociétés calqué sur le modèle occidental menace l’équilibre global de la nature et la pérennité de la vie sur terre. Pour lui, un tel mode de vie s’accompagne de risques multiples et rend incertain l’avenir de l’humanité.

Qu’est-ce qui fonde l’intérêt de Jonas pour la protection de la nature ? En quoi sa réflexion éthique dans le champ de l’écologie politique prend-elle en compte les enjeux et les exigences du développement durable ? Comment peut-on mettre en œuvre, de façon pratique, le concept de développement durable pour garantir l’avenir de l’humanité ? L’argument qui justifie le souci de Jonas pour la préservation de la nature est que la destruction de cette réalité peut entrainer l’anéantissement de la vie humaine et provoquer la fin de l’humanité. Or, le mode de vie des sociétés modernes, marqué principalement par la dynamique technoscientifique et l’économisme triomphant, semble évoluer en marge du principe de continuité de la vie sur terre qui innerve l’ensemble de sa pensée.

L’objet de cette contribution est de présenter les enjeux et les implications du développement durable à la lumière de l’éthique de la responsabilité de Hans Jonas. Notre approche consiste, pour ce faire, à dévoiler les raisons de la demande d’un développement durable en nous appuyant sur la pensée écologique de l’auteur. Cette contribution s’attache également à présenter l’éthique du futur de Hans Jonas comme une compréhension du développement durable. À travers une démarche axée sur la biographie et la présentation de la pensée écologique de l’auteur, nous articulons notre réflexion autour de trois axes. Le premier tente de mettre en évidence les déterminants écologiques et politiques d’un développement durable à la lumière des considérations jonassiennes sur les fondements et les finalités de la société moderne. Le deuxième cherche à établir le rapport de conformité entre les principes de l’éthique de la responsabilité de Hans Jonas et le concept de développement durable tel que présenté par le rapport Brundtland. Le troisième axe montre la dimension pragmatique ou pratique dans la réalisation du développement durable.

La crise du modèle de développement occidental et l’intérêt jonassien pour la préservation de la nature

Dans son projet de société, Francis Bacon (1561-1626) fait la promotion du savoir comme moyen pratique de maîtrise intégrale de la nature afin d’améliorer la situation de l’homme sur terre. Pour lui, il faut rendre la science active au lieu de la maintenir, à la manière des anciens, dans une simple contemplation des phénomènes naturels. Hans Jonas s’appuie sur cette conception baconienne de la science moderne pour décrire la différence radicale entre le rôle de la connaissance dans l’esprit antique et celui qu’elle a dans l’esprit moderne. Il fait remarquer que dans la vision baconienne, l’objectif de la connaissance est « d’acquérir la maîtrise de la nature. Le royaume de l’homme est celui d’une nature qu’il domine grâce à laquelle la misère de notre dépendance vis-à-vis de ses maigres trésors cède la place à l’abondance que nous pouvons lui arracher » (Jonas, 2005). L’objet de cette domination de la nature par le savoir est l’amélioration du sort humain. Partageant les mêmes convictions, René Descartes (1596-1650) ajoute plus tard que la science et la technique, en tant qu’instruments opératoires, peuvent rendre les hommes « comme maîtres et possesseurs de la nature » (Descartes, 2000). Avec la maîtrise de l’homme sur les processus naturels, l’avenir devient prévisible et l’existence plus aisée à travers l’exploitation sans limite des ressources naturelles. Ainsi, l’on assigne une finalité libératrice à la science et la technique en tant qu’outils incontournables de développement des sociétés.

L’universalisation de cette pensée occidentale conduit à la croyance en un meilleur avenir qui repose uniquement sur la croissance économique fortement consommatrice des ressources naturelles. Dès la fin du XIXe siècle et pendant la majeure partie du XXe siècle, sous l’impulsion du progrès technique, scientifique et industriel, le monde va connaître un développement prodigieux fondé sur le seul critère économique. La recherche effrénée du profit, le culte de l’argent et la croissance économique sont, dès lors, érigés en principes de développement. Il nait une conception du monde qui repose essentiellement sur le fait que le développement économique, comme accroissement de la production matérielle, est la panacée aux maux de l’humanité. De là, s’accélère la diffusion du mode de vie occidental qui aboutit à la mondialisation de l’économie qui se révèle à double face. Elle a permis, d’une part, par le développement industriel des pays, d’améliorer les conditions de vie des populations, et de faciliter leur accès à l’éducation, à la santé, et à des biens dont elles étaient privées, et de réduire la pauvreté pour de nombreuses personnes. D’autre part, cette mondialisation de l’économie n’étant pas équitable, a créé plus d’inégalités en accordant la priorité à une concurrence sans cadre d’intérêt général, à la recherche d’un profit toujours plus grand. Bien plus, elle a favorisé le pillage des ressources, « déstabilisé des États et des systèmes de production, fragilisé des systèmes de protection sociale existants et provoqué des crises de tous ordres mêlant de manière indissociable aspects écologiques, sociaux, culturels, économiques et politiques » (Cancussu Tomaz Garcia et al., 2012 ).

Finalement, le développement qui était censé libérer l’espèce humaine de sa condition précaire et de la pauvreté en lui apportant bien-être, richesse et confort, a engendré un monde dominé par l’idéologie marchande et dépouillé de valeurs dans lequel le mode de vie des hommes ne garantit pas l’avenir de tous. Au contraire, il entraine l’exploitation outrancière des ressources naturelles et produit des effets nocifs pour la biosphère. D’ailleurs, c’est pour cette raison que Jonas voit dans la volonté de domination de la nature et son humanisation une forme d’appropriation illégitime de cette dernière ou encore une stratégie qui aboutit à un « pillage toujours effronté de la planète » (Jonas, 1990). Les ressources naturelles n’étant pas inépuisables, la soumission de la nature, destinée au bonheur humain, conduit l’humanité « plus près de l’issue fatale » (Jonas, 1990). L’être humain, par son ambition et par sa possibilité illimitée de satisfaire ses désirs, met en cause les conditions de sa propre survie. Les problèmes que connait l’humanité aujourd’hui, d’après Jonas, proviennent en majorité des avatars de notre conception matérialiste du monde où la nature a seulement une valeur marchande.

Visiblement, la modernité supposée apporter un réel espoir à l’humanité a développé une conception instrumentaliste de la nature et engendré une société productiviste et consumériste qui dégrade les données naturelles de base, indispensables à notre survie. « En détruisant ainsi le monde naturel, nous rendons la planète de moins en moins vivable » (Goldsmith, 2002). Il est évident que demeurer dans une telle forme de développement serait conduire le monde vers un écocide. Il devient, dès lors, nécessaire de trouver des stratégies de reliance entre le développement technico-économique et les besoins réels des populations. Pour Jonas, cette situation d’urgence appelle à repenser les impacts globaux du mode de vie et de développement occidental. À cet effet, dans Le Principe responsabilité, ouvrage qui propulse l’auteur sur la scène internationale et dans lequel il exprime son inquiétude pour l’avenir, Jonas indique que la réflexion éthique ne doit plus concerner uniquement les rapports interhumains. Elle doit aussi interroger la manière dont nous pouvons vivre avec la nature ou comment celle-ci peut subsister avec nous.

L’intérêt que le philosophe accorde à la nature tient au fait que celle-ci est indispensable à notre survie. Chez Jonas (1990), c’est « la nature en général qui porte la vie ». En tant que biosphère, elle est le lieu où se déroule la vie, le socle de l’existence, le seul réservoir de ressources vitales dont dispose l’humanité pour sa survie. Sa préservation est donc indispensable à la perpétuation de la vie sur terre. De ce point de vue, il y a lieu de dire que le destin de l’homme dépend de l’état de la nature. Il revient à l’homme, en tant qu’être raisonnable, de prendre des dispositions nécessaires en vue de protéger la nature et garantir l’avenir de l’humanité. C’est dans cette logique que Jonas place au centre de son discours du Prix de la paix « la responsabilité que détient l’homme en tant que maître de la terre » (Jonas, 2005). Dans ce discours, Jonas présente non seulement les crises auxquelles pourrait conduire la mauvaise gestion de la nature, mais développe également l’idée selon laquelle nous les humains, qui agissons avec connaissance et liberté, sommes responsables de l’avenir. Cela sous-entend que la qualité et les conditions de vie futures de l’humanité dépendent de nous et que, désormais, nous avons intérêt à évaluer les conséquences à long terme de nos décisions et notre manière d’habiter la terre.

L’éthique du futur comme appel à un développement durable

L’idée de développement durable est venue du constat de la finitude des ressources naturelles et de l’impact hautement perturbateur des activités humaines sur la biosphère. Dans le rapport Brundtland Notre futur commun, le développement durable est défini comme « un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs » (CMED, 1988)[1]. Deux concepts sont inhérents à cette notion. Il y a, d’une part, le concept de besoins et plus particulièrement les besoins essentiels des plus démunis, à qui il convient d’accorder la plus grande priorité. D’autre part, il y a l’idée des limitations que l’état de nos techniques et de notre organisation sociale imposent à la capacité de l’environnement à satisfaire les besoins actuels et à venir. La sauvegarde du futur évoquée dans cette définition traduit la vision intergénérationnelle du développement en termes d’équité et implique d’évaluer dès à présent les impacts à long terme de nos décisions et actions dans notre manière de vivre et de construire le monde. Le développement durable revendique, de ce point de vue, un modèle de développement plus responsable qui, en plus de créer les conditions favorables pour une vie plus prospère, porte le souci de la continuité de la vie sur terre et de la garantie d’une meilleure condition de vie future. Toutes ces notions qui constituent le ciment du développement durable se retrouvent implicitement chez Jonas notamment à travers l’éthique de la responsabilité qui nous dresse des obligations envers la vie, la nature et les générations futures.

Le concept de développement durable implique également des limites. Comme le précise le rapport Brundtland, « il ne s’agit pourtant pas de limites absolues mais de celles qu’imposent l’état actuel de nos techniques et de l’organisation sociale ainsi que de la capacité de la biosphère de supporter les effets de l’activité humaine » (CMED, 1988). Chez Jonas, cette limitation suppose une minimisation de l’impact de l’agir humain sur la biosphère car il considère que nous avons une obligation à l’égard de l’avenir. L’obligation de préserver l’humanité de toute disparition constitue un impératif catégorique qui structure la pensée du philosophe. Dans Le Principe responsabilité, l’un des ouvrages importants de la réflexion contemporaine sur l’écologie, Hans Jonas pose les bases d’un développement durable. Il interroge notre responsabilité morale à l’égard de toutes les formes de vivant et nous invite à la plus grande prudence à l’égard du progrès. L’auteur y propose une nouvelle éthique à la dimension des défis de notre époque. Cette éthique est une éthique prospectiviste, c’est-à-dire tournée vers l’avenir. Comme Jonas le dit lui-même, cette éthique est « une éthique d’aujourd’hui qui se soucie de l’avenir et entend le protéger pour nos descendants des conséquences de notre action présente » (Jonas, 1998). La pensée de Hans Jonas s’insère dans une perspective humaniste et futuriste qui met en évidence notre responsabilité à l’égard des générations présentes et futures.

La question du futur, chez Jonas, concerne en premier lieu et surtout la nécessité de l’existence des générations futures. Jonas craint la disparition de l’espèce humaine et des ressources naturelles au regard du productivisme et du consumérisme des sociétés industrielles et technologiques de plus en plus endoctrinées par l’idéologie capitaliste. Tant par ses écrits, ses enseignements que par sa vie, Jonas se soucie de la continuité de la vie sur terre. Il postule que « nous n’avons pas le droit d’hypothéquer l’existence des générations futures à cause de notre simple laisser-aller » (Jonas, 2000). C’est pourquoi il faut nécessairement imposer des contraintes à notre liberté au risque de condamner l’humanité à la destruction. L’éthique de Jonas, en nous montrant notre obligation et notre responsabilité, a pour but de nous enseigner comment nous comporter vis-à-vis du monde. C’est ce qu’il recommande à travers son impératif catégorique suivant : « Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre » (Jonas, 1990). Il est clair que l’idée d’un développement durable chez Hans Jonas s’enracine ontologiquement dans son éthique du futur. La préservation de l’humanité suppose de protéger la nature et de limiter le pouvoir d’action des hommes sur la biosphère. En d’autres termes, « dans les décisions actuelles, il faut veiller à ce que les coûts induits par les activités d’une génération ne viennent pas compromettre les chances des générations futures, sachant qu’il est parfois très difficile de rétablir certaines caractéristiques importantes des systèmes écologique et social une fois qu’elles ont été endommagées » (OCDE, 2001).

De façon pratique, la mise en œuvre de l’éthique de Jonas consiste à repenser les impacts globaux du mode de vie et de développement occidental en vue de construire une société soutenable tant du point de vue environnemental, économique que social. Jonas fait de l’avenir un concept décisif dans sa pensée. Il appelle à inclure les conséquences à long terme qui découlent de nos choix actuels afin de ne pas compromettre les conditions pour la survie indéfinie de l’humanité sur terre. La dimension écologique de l’éthique de Hans Jonas qui s’oriente vers le futur est essentiellement mue par une nouvelle vision de notre rapport à la nature. Jonas ressent la nécessité de guider et de contrôler le développement des nouvelles possibilités d’intervention sur l’environnement et l’être humain. C’est la mise en œuvre de cette responsabilité qui se trouve au cœur de l’idée de durabilité dans le développement.

La durabilité dans le développement : plus qu’une éthique, un principe comportemental

De ses réflexions générales d’ordre ontologique, Jonas passe à une éthique concrète et pratique, pouvant réguler l’agir de l’homme. Désormais, pour lui, la philosophie doit s’aventurer sur des questions importantes d’un point de vue pratique. Elle doit intervenir dans la vie et fournir des lignes de conduite directrices pour montrer comment nous devons vivre, ce que nous devons faire ou ne pas faire afin de garantir une vie de qualité et permanente sur terre. Jonas s’engage, en d’autres termes, dans des problèmes plus pratiques, vastes et urgents qui concernent l’ensemble de l’humanité. Dans cette perspective, il oriente désormais sa réflexion en vue d’« une contribution aux choses du monde et aux affaires humaines » (Jonas, 2005). Cette nouvelle orientation qu’il assigne à la philosophie et son affirmation pour une responsabilité globale de l’homme lui valut le Prix de la paix des libraires allemands en 1987, année où nait officiellement le concept de développement durable. Dorénavant, la question du comportement que l’homme doit adopter vis-à-vis de la nature en vue de garantir une meilleure condition de vie future, qui resta étrangère à la philosophie classique, fait l’objet de la réflexion éthique du philosophe. C’est à ce titre que Traoré et Siallou (2019) n’hésitent pas à conclure que « toute la philosophie de Jonas est donc la détermination d’un cadre qui rend possible l’action éthique et morale en faveur de la nature et des générations futures. Pour lui, le sentiment de responsabilité qui est motivé par la présence d’un objet qui repose sur une valeur immanente doit impulser les individus à l’action ». Cette réflexion s’inscrit dans la recherche d’un monde viable et prospère dans lequel le bien-être économique et social des individus est garanti sur la base d’une équité intra et intergénérationnelle.

L’impératif jonassien invite à évaluer nos actions d’aujourd’hui afin que leurs conséquences futures ne soient pas destructrices pour l’homme et la nature. Jonas propose, à cet effet, une heuristique fondée sur la peur pour rendre plus opératoire son éthique : « La peur qui fait essentiellement partie de la responsabilité n’est pas celle qui déconseille d’agir, mais celle qui invite à agir » (Jonas, 1990). Cette démarche qui consiste à envisager le pire pousse, selon Jonas, à l’action et permet de limiter les dégradations majeures de la nature. Les générations présentes ont le devoir d’anticiper les menaces qui découlent de leur toute puissance afin de ne pas compromettre la vie des générations futures. Au-delà de son aspect théorique, l’impératif catégorique de Hans Jonas est pratique dans la mesure où il invite à un changement radical qui consiste à récuser tout programme de développement qui n’accorde pas de sens et de valeur véritable à l’existence de l’humanité dans le futur. Le postulat de la nécessité de l’existence des générations futures détermine donc l’action responsable chez Jonas. Hermann Siallou (2017) considère que la transition à laquelle l’on aspire ne peut s’opérer sans une éducation qui intègre les valeurs environnementales, de durabilité et d’humanité. C’est pourquoi il recommande, « au-delà de toutes les mesures de protection de l’environnement, la culture à l’écocitoyenneté comme une nécessité fondamentale ». En d’autres termes, la perspective envisageable est donc celle qui consiste à « aiguiser le sens de la responsabilité individuelle et collective pour parvenir à une véritable conscience écologique » (Traoré & Siallou, 2019). La responsabilité éthique doit être conçue et envisagée, de ce fait, comme un principe de vie pour déterminer les pratiques écocitoyennes susceptibles de favoriser la promotion d’un développement durable. Elle concerne tout individu, les industriels, les scientifiques, les politiques. Chacun, à son échelle, doit faire sa part.

Le développement durable « fait désormais partie des perspectives sous lesquelles les sociétés contemporaines se représentent, au moins en partie, leur avenir commun » (Burbage, 2013). Tous les États en font un référentiel incontournable dans leur politique de gestion socioéconomique. Considéré comme absolument nécessaire, il s’impose aujourd’hui comme une finalité. En termes de balise, le type de développement visé est de se préoccuper des besoins fondamentaux, d’éviter de dépasser la capacité de support des systèmes naturels, de répartir équitablement les bénéfices du progrès scientifique, technique et social, d’agir avec précaution et de penser à long terme. De ce point de vue, la réalisation d’un développement durable ne s’opère pas seulement à partir d’une éthique qui prescrit uniquement des lignes de conduite à suivre. C’est un projet humain à la recherche d’un monde meilleur et prospère pour tous, qui prend en compte toutes les générations.

Au-delà de toutes les solutions envisagées, le développement durable est un processus qui exige des engagements, des sacrifices et des changements profonds dans notre société sur les plans individuel, collectif, scientifique et institutionnel. Pour atteindre des résultats probants en matière de développement durable, il faut une planification stratégique pratique. Le développement durable constitue « une démarche progressive visant à réduire, et ce indéfiniment, tout ferment de destruction » (Bourg, 2002). Il n’est donc pas un ensemble de normes à atteindre absolument. Il s’agit de repenser nos modes de production et de consommation en élaborant des pratiques optimales capables d’établir l’équilibre entre le progrès économique, le progrès social et la préservation de l’environnement. Cela implique nécessairement l’optimisation de l’utilisation des ressources naturelles, la sobriété et le partage dans l’usage des ressources et le respect des limites de la planète et des écosystèmes.

Conclusion

Hans Jonas est une référence majeure dans le mouvement écologique mondial et l’un des grands penseurs du développement durable. Étant donné que la dynamique du développement, sous l’impulsion technologique et économique, a dorénavant la capacité de transformer nos conditions d’existence, voire de les détruire, pour Jonas, une éthique capable de limiter la démesure de ce pouvoir prométhéen est nécessaire. Il s’agit concrètement de repenser l’action humaine dans la nature de sorte à ne pas compromettre la qualité et la perpétuation de la vie sur terre. Jonas pense qu’aucun être humain n’a la capacité de prévoir avec certitude l’avenir, ni à court terme ni à long terme. Ce qui veut dire qu’on ne sait vraiment pas à quoi ressemblera notre monde demain. Nous ne disposons d’aucune connaissance, d’aucune technologie, d’aucun pouvoir gigantesque capable de nous situer, avec exactitude, sur les problèmes auxquels le monde fera face demain. Seulement une chose est certaine. Nous pouvons entrevoir comment notre comportement d’aujourd’hui aura des impacts sur la qualité de la vie future. C’est pourquoi il est judicieux d’évaluer les choix liés au destin de l’humanité et d’orienter notre modèle de développement de sorte à ne pas hypothéquer les conditions de vie future. Les principes de respect des générations futures, de responsabilité à l’égard de l’environnement et de l’humanité, de précautions qu’il nous faut prendre en vue d’éviter des catastrophes qui affecteraient aussi bien l’homme que la possibilité de la vie en général et l’ensemble des théories qui structurent la philosophie de Jonas, surtout dans le champ de l’écologie, dévoilent sa contribution active à l’émergence du concept de développement durable.

Bibliographie

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Notes

[1] Commission Mondiale sur l’Environnement et le Développement.


Auteur / Author

Docteur en philosophie, Siallou Kouassi Hermann est un chercheur qui s’intéresse à la bioéthique, à l’éthique environnementale et au développement durable. À côté de sa thèse de doctorat qui a analysé l’utilité des biotechnologies dans le processus de mise en œuvre du développement durable à la lumière des pensées de Hans Jonas et Gilles-Éric Séralini, il a mené des réflexions qui ont donné lieu à des communications et publications sur ces thématiques. Il est également titulaire d’une licence en sociologie, et est actuellement inscrit en master de sociologie où ses études s’inscrivent essentiellement dans la sociologie de l’environnement et du développement.

Siallou Kouassi Hermann has a PhD in philosophy and is a researcher interested in bioethics, environmental ethics and sustainable development. In addition to his doctoral thesis, which analysed the usefulness of biotechnologies in the process of implementing sustainable development in the light of the thoughts of Hans Jonas and Gilles-Éric Séralini, he has conducted reflections that have given rise to communications and publications on these themes. He also holds a Bachelor’s degree in sociology, and is currently enrolled in a Master’s degree in sociology where his studies focus mainly in the sociology of the environment and development.


Résumé

Le développement actuel, produit réel de l’universalisation du mode de vie consumériste de la société occidentale repose, selon Hans Jonas, sur une perspective à courte vue dans la mesure où il favorise la destruction des ressources naturelles qui garantissent la survie ou l’avenir de l’humanité. L’éthique de la responsabilité qu’il propose pour pallier cette situation et qui se fonde sur les notions d’avenir, de continuité, de survie, de futurisme, indique qu’il s’engage résolument sur la voie du développement durable. Pour lui, l’obligation que nous avons envers l’humanité exige de rompre avec le modèle de développement occidental fondé uniquement sur le critère économique pour faire naître un nouveau type de développement qui crée les conditions favorables à une existence plus prospère dans une perspective intergénérationnelle. Cette contribution vise à dévoiler toute la quintessence de sa philosophie qui ferait de celui-ci un penseur du développement durable.

Mots clés

Développement durable – Environnement – Éthique du futur – Générations futures – Hans Jonas – Responsabilité.

Abstract

Current development, the real product of the universalization of the consumerist lifestyle of Western society, is based, according to Hans Jonas, on a short-sighted perspective insofar as it favors the destruction of natural resources that guarantee survival or the future of humanity. The ethics of responsibility that he proposes to remedy this situation and which is based on the notions of the future, continuity, survival and futurism, indicates that he is resolutely committed to the path of sustainable development. According to him, the obligation we have towards humanity requires breaking with the Western development model based solely on the economic criterion to give birth to a new type of development that creates the conditions favorable to a more prosperous existence from an intergenerational perspective. This contribution aims to unveil all the quintessence of his philosophy which would make him a thinker of sustainable development.

Key words

Sustainable development – Environment – Ethics of the future – Future generations – Hans Jonas – Responsibility.