Transition dans l’enseignement supérieur, enseignement supérieur en transition : l’expérience du Campus de la transition

RIEU Antoine
Université de Paris, Centre d’études en sciences sociales sur les mondes africains, américains et asiatiques (CESSMA) ; Companies and Development (CODEV), Institut de Recherche et d’Enseignement sur la Négociation (IRENE), ESSEC Business School, Cergy, France ; Campus de la Transition, Forges, France


ARDD-1-2021 – Développement durable : recherches en actes

Institutions, organisations, réseaux


Pour citer cet article

RIEU Antoine : « Transition dans l’enseignement supérieur, enseignement supérieur en transition : l’expérience du Campus de la transition », Actes de la recherche sur le développement durable, n°1, 2021.
ISSN : 2790-0355 (version en ligne) — ISSN : 2790-0347 (version imprimée)
URL : https://publications-univ-sud.org/ardd/2021/12/582/
DOI : (à compléter)


Texte intégral

Transition dans l’enseignement supérieur, enseignement supérieur en transition : l’expérience du Campus de la transition

par Antoine RIEU

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Comment transformer l’enseignement supérieur pour être à la hauteur des bouleversements de l’anthropocène (Crutzen, 2002 ; Bonneuil & Fressoz, 2015) ? Depuis 2016, un groupe d’une petite vingtaine d’enseignants-chercheurs, de praticiens, d’étudiants et de citoyens s’est associé pour porter ensemble deux convictions. La première conviction est que les enseignements doivent intégrer les enjeux de la transition.  Selon Renouard et al. (2020, p. 22), « dans le contexte écologique et social, parler de transition consiste […] à chercher à passer d’une situation contemporaine marquée par des trajectoires insoutenables à un état des sociétés caractérisé par la soutenabilité et l’équité, vis-à-vis des générations présentes comme des générations futures ». La seconde conviction est que cela implique une mise en transition profonde de nos manières d’enseigner, pour qu’elles soient incarnées et encastrées dans des milieux, des territoires, des réalités sociopolitiques (embodied and embedded, selon l’expression du courant éponyme en philosophie des sciences cognitives)[1].

En 2018, le Campus de la transition a été créé par ce petit groupe. Il s’agit d’un éco-lieu expérimental principalement dédié à l’enseignement et à la recherche-action. C’est aussi un acteur associatif qui prend racine dans le territoire du sud de la Seine-et-Marne en région parisienne et qui agit en réseau avec de nombreux acteurs de l’enseignement supérieur, de la recherche, des collectivités, de l’économie, engagés à des degrés divers dans la transition écologique et sociale. Par ses inspirations multiples (dont le Schumacher College au sud de l’Angleterre et le Sustainability Institute en Afrique du Sud, entre autres), par son fonctionnement (un éco-lieu lui-même en transition, une large diversité de publics qui s’y croisent), par ses modalités d’action (vie sur place, recherches-actions participatives, enseignements sur site ou dans les institutions partenaires, forte pluridisciplinarité et transdisciplinarité), il occupe une place unique dans le paysage français et international.

Quand il évoque les associations, Salvador Juan (2008) insiste sur la nécessité d’articuler leur dimension organisationnelle à leur dimension institutionnelle. Animées par des valeurs, créant des normes, elles contribuent à la production de la société (Laville 2010), à la vivification de la mémoire sociale (Ricœur, 2000). En outre, si on adopte un regard fonctionnaliste, qui s’intéresse à la place que les associations occupent dans un système, Juan (2008, p. 93) nous montre qu’elles ne sont pour autant pas dépourvues de rationalité organisationnelle. Ces deux dimensions se construisent dans le temps et sont en recomposition permanente dans la mesure où chaque participant contribue à produire l’association, institue l’action (ibid., p. 89) avec ses perspectives, son histoire, son intelligence, l’imaginaire qu’il partage et auquel il contribue (Castoriadis, 1975). De la même façon, et en particulier au moment de la genèse des projets, la structuration varie largement selon les opportunités, financements, infrastructures et compétences disponibles. Ainsi, l’article est structuré en deux temps. La première partie relève de la dimension institutionnelle du Campus. Assumant un regard subjectif et un ton narratif, cette partie met en avant quelques principes fondamentaux de ses valeurs, de sa culture et de son projet. Toutes les actions du Campus s’enracinent dans ces principes.  La deuxième partie relève de la dimension organisationnelle. Une sélection de trois activités représentatives du Campus — une formation certifiante, un projet de recherche-action, une publication académique — est décrite pour illustrer le projet associatif en acte.

L’article assume un regard résolument subjectif et engagé. Il s’agit d’un texte d’acteur qui restitue ses observations dans une logique rétrospective. En effet, l’auteur est partie prenante active de l’association depuis 2017. La position occupée sur le terrain permet ainsi d’avoir une vue transversale de l’association. L’auteur a d’abord participé à la structuration du projet et à la formulation de ses valeurs — ce qui fait l’objet de la première partie. A partir du dépôt des statuts, il a fait partie du conseil d’administration. Par la suite, il a participé aussi bien à des chantiers de rénovation, au conseil académique, qu’au montage de projets de recherche et à la rédaction d’une publication académique — qui font l’objet de la deuxième partie.

La dimension institutionnelle du Campus de la transition : culture, valeurs, projet

Petit récit subjectif : « la magie du Campus »

Nous sommes le 10 juillet 2017, un peu après 9 heures. Je passe les portes du Centre Sèvres à Paris, j’entends des éclats de rire et la voix distincte de Cécile Renouard. Un petit groupe qu’elle a rassemblé se tient près des distributeurs de café. Tout le monde semble déjà bien se connaitre tant les échanges sont chaleureux. Après m’être introduit brièvement, je suis accueilli avec beaucoup d’entrain et de ferveur. Nous montons en direction de la salle 105 au premier étage. Des chaises sont disposées en cercle, un paperboard est préparé, des encarts sont affichés. La journée que nous nous apprêtons à passer ensemble est animée par Martin, cadre dans l’industrie agroalimentaire en voie de reconversion. Il rappelle ce pour quoi nous sommes réunis : dans la continuité des deux réunions précédentes (auxquelles je n’avais pas pris part), il s’agit de poursuivre les réflexions pour entreprendre ensemble la création de ce que l’on qualifiait alors de projet d’école de la transition — dans les mots de Cécile, « quelque chose comme une école de commerce alternative ». Il pose également les bases des modalités de prise de décision pour la journée : nous prendrons les décisions par consentement, modalité décisionnelle permettant de s’assurer que personne n’a d’objection fondamentale au vu des enjeux du projet sans pour autant que chacun discute de chaque ligne. Au programme : poursuivre la formulation des convictions partagées par chacune des personnes réunies et qui constituent le socle philosophique du projet (« formuler les idées pour ce qui serait notre rêve »), construire le modèle économique, partager les résultats d’une veille sur différents modèles d’enseignement supérieur ou de recherche, parler des partenariats éventuels, des contenus pédagogiques, créer des éléments de communication clairs et concis sur le projet qui soient mobilisables en cas de rencontre avec un partenaire ou investisseur potentiel (elevator pitchs), poser des premières bases de réflexion pour la gouvernance du projet. Ce jour-là, nous avons passé neuf heures ensemble et créé une synergie inédite.

A mes yeux, chacune des réunions ultérieures a été d’un enthousiasme et d’une richesse humaine et intellectuelle comparables, indépendamment de nos doutes ou du sentiment de débordement qui nous touchait par moment. Depuis, certains se prennent à parler de « la magie du Campus ». Cette formulation pourra prêter à sourire. Elle ne signifie pas qu’il n’y a pas de tensions ou de désaccord, que nous vivons dans l’illusion d’un monde pacifié, sans politique. Elle traduit cette culture commune, créée dès les débuts de l’aventure, qui est soucieuse de la qualité des liens et qui tente d’entretenir individuellement et collectivement une forme de joie et d’espoir quand bien même nous sommes tous conscients de manière aigüe des dégâts écologiques, climatiques et sociaux en cours et à venir. Cette joie et cet espoir sont alors des ressorts pour l’action, laquelle lutte contre tout fatalisme et « catastrophisme ». Elle traduit aussi la surprise que nous pouvons avoir quand nous constatons les émules que le projet suscite, parfois bien au-delà de nos attentes initiales, ou qu’un événement très positif inattendu se produit — une subvention de recherche inespérée, un don imprévu, l’adhésion de personnes clefs.

Cette « magie », je la trouve aussi dans la capacité qu’a eue le projet, dès sa création, à entrer parfois instantanément en résonnance avec une large diversité de personnes, à l’image des membres du groupe que Cécile avait réuni à l’été 2017 : quatre actuels ou anciens cadres-dirigeants dans l’agro-alimentaire, l’énergie, l’industrie pharmaceutique, les cosmétiques, deux personnes qui avaient construit une grande partie de leur vie professionnelle dans une maison d’édition, des anciens étudiants ingénieurs ou en RSE diplômés depuis peu et entamant une carrière engagée sur les questions écologiques et énergétiques, des enseignants-chercheurs et praticiens en droit, en finance, en économie sociale et solidaire et gestion, des entrepreneurs, deux jeunes docteur.es en sciences politiques et philosophie, une personne engagée à haut niveau dans des ONG et institutions internationales, auxquels venaient se greffer régulièrement des hauts fonctionnaires, des personnes engagées dans des pratiques permacoles et agroécologiques, des étudiants. Plus tard, le groupe s’est élargi et avec lui la diversité des horizons et origines.

Quelques fondamentaux du Campus de la transition

Quels sont les éléments fondamentaux de la philosophie du Campus de la transition ? Quelles sont les convictions et les valeurs partagées ?

Il me semble que la raison d’être fondamentale du Campus peut se dire de la façon suivante : il faut enseigner la transition dans l’enseignement supérieur et mettre l’enseignement supérieur en transition. Cette conviction est à la base de l’impulsion donnée par Cécile Renouard, l’actuelle présidente du Campus. Après des années d’enseignement de cours qui portent une voix alternative au sein de l’ESSEC, de Mines ParisTech, de Sciences Po ou encore du Centre Sèvres, et malgré des efforts conséquents menés avec d’autres pour essayer de porter haut une vision critique, constructive et alternative de l’organisation de nos économies, elle a posé le constat que cette action échouait à apporter des transformations profondes et concrètes de l’intérieur et suffisamment rapidement pour être à la hauteur des enjeux de l’anthropocène. Or, pour apporter des transformations structurelles, une des convictions partagées est qu’il n’est pas possible de s’adresser seulement à l’intellect des étudiants (cf. infra), et seulement dans quelques cours souvent optionnels et du reste contradictoires avec les cours obligatoires à haut coefficient. C’est donc au cours des années 2016 et 2017 qu’elle a peu à peu formulé l’idée, en lien avec les personnes qu’elle a rassemblées, de ce qui allait être le Campus de la transition. D’une part, il s’agit d’un éco-lieu, c’est-à-dire un lieu de vie et d’activité qui entretient une démarche de cohérence écologique peu carbonée et solidaire, qui est dédié à l’enseignement, la recherche et l’expérimentation de la transition. D’autre part, c’est un acteur associatif qui agit en réseau avec les autres acteurs de l’enseignement supérieur et de la recherche et de la transition.

La dimension d’éco-lieu est fondamentale. Grâce à un soutien de la congrégation des religieuses de l’Assomption à laquelle Cécile Renouard appartient, le domaine de Forges a été mis à disposition du projet — sans condition confessionnelle. Le domaine de Forges s’étale sur une douzaine d’hectares, dont quatre de forêt, dans le territoire semi-rural du sud de la Seine-et-Marne, à une heure de Paris en train. Il fait partie du village de Forges (300 habitants environ) à quelques kilomètres de la ville de Montereau-Fault-Yonne (20 000 habitants environ). Il est composé d’un château du XVIIIe siècle inoccupé depuis le début de la décennie 2010 après avoir accueilli un collège et lycée horticole ainsi qu’un projet éducatif social. L’ancien bâtiment du collège-lycée est toujours en état, au contraire des anciens communs du château. Quelques préfabriqués sont également disponibles.

Ce lieu est exceptionnel mais il représente des défis considérables, par exemple en ce qui concerne la question énergétique : comment rendre le lieu assez confortable pour accueillir un public varié sur différentes durées, tout en étant efficace et économe dans l’allocation et la consommation d’énergie, ceci en demeurant sobre, faiblement carboné ? Le fait de se situer dans un tel éco-lieu est certes exigeant (contraintes architecturales, budgétaires, etc.) mais cela confère au Campus sa crédibilité. En effet, l’association ne fait pas que plaider pour que les institutions de l’enseignement supérieur et de la recherche intègrent les enjeux de la transition, ou encore que « les autres » changent leurs pratiques en les pointant du doigt mais sans se mettre en mouvement elle-même. Elle se met elle aussi en transition — rénovation thermique et sobriété énergétique, transition vers un transport bas carbone, nourriture végétarienne à quelques rares exceptions près, etc. —, avec toutes les difficultés que cela suppose — finances, compétences, temps, frustrations, doutes, etc. Elle fait l’expérience de ce pour quoi elle plaide, avec pour objectif de montrer qu’il est possible non seulement de construire des manières alternatives d’enseigner à la hauteur des défis de l’anthropocène, mais aussi de vivre une vie qui prenne soin de ses milieux, qui est heureuse et désirable. L’enseignement de la transition est alors un enseignement pris en un sens large et il s’adresse à toutes les dimensions de la personne — les dimensions affectives et corporelles en plus des dimensions intellectuelles.

En plus d’être un éco-lieu, le Campus de la transition est un acteur associatif (association de loi 1901) qui entend agir en réseau. S’il aborde les problématiques de la transition avec une forme de radicalité sur le lieu-même, il se revendique non marginal. Cette approche du Campus comme « radical mais non marginal » signifie qu’il demeure largement ouvert à l’altérité, qu’il cultive ce que Viveret (2021) appelle des « désaccords féconds », ouvre à ce que Walzer (1986) nomme un « universel réitératif » qui est cette expérience de critique interne ou externe d’une culture et qui forge progressivement un discernement éthique et politique. Il me semble que cela se traduit d’au moins deux façons. D’une part, le Campus ne ferme pas a priori, en bloc, ses portes à des acteurs institutionnels de l’enseignement supérieur qui pourraient être montrés du doigt pour leur contribution active à nos économies fortement carbonées et génératrices d’inégalités. Il s’agit de trouver les conditions pour que les compromis ne deviennent pas de la compromission (Ricœur, 1991), d’identifier les bonnes volontés sincères qui luttent « de l’intérieur », et accompagner ces mises en transition. D’autre part, le Campus apprend à structurer sa gouvernance et les modalités sociopolitiques de partage du pouvoir avec toutes les formes de parties-prenantes pour organiser et construire le projet et sa vision du bien commun, de façon alternativement participative, consultative et directive[2]. Ainsi, l’éco-lieu du Campus rassemble différents types de résidents : les Forjoies (habitants à l’année), les Compagnons (en service civique ou stagiaires pour 3 à 9 mois), les volontaires bénévoles, les salariés. En parallèle, l’association est composée d’une cinquantaine de membres dont 10 administrateurs et 5 membres du bureau. Cette forte diversité des modalités d’engagement et des horizons, combinée à la diversité des rôles et responsabilités, est conçue comme une richesse déterminante au Campus. Je dirais volontiers que cette non marginalité en acte se justifie de deux façons. D’abord, cela s’explique par la reconnaissance du fait que le Campus n’est pas encore exemplaire, étant lui aussi pris dans des structures sociotechniques désalignées des objectifs internationaux formulés par exemple lors la COP21. Cela s’explique ensuite par la conviction humaniste selon laquelle la transition ne peut se faire qu’en société, ou en commun, et non par un repli tribal.

La dimension organisationnelle du Campus de la transition : regard sur trois activités

Comment se concrétise l’action du Campus de la transition ? Comment les différentes facettes qui le constituent sont-elles reliées dans l’organisation ? Cette partie s’intéresse à la dimension organisationnelle du Campus. En tant qu’éco-lieu et acteur de l’économie sociale et solidaire de Seine-et-Marne, de nombreuses activités sont mises en œuvre et sont intéressantes à observer :  l’organisation de la vie sur place, les modalités de délibération sociopolitiques, les logiques socioéconomiques d’hybridation des ressources, la construction des liens avec l’écosystème territorial, etc. Dans cette partie de l’article, je me concentrerai sur trois activités liées au cœur des enjeux d’enseignement et de recherche. Il s’agit d’une formation certifiante, le T-Campus (première section) ; un projet de recherche-action dans le cadre d’un appel à manifestation d’intérêt de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME) sur les low-tech (deuxième section) ; un ensemble de publications dans le cadre d’une commande du ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation français (troisième section).

Le T-Campus, une formation inter- et transdisciplinaire holistique

Le Campus de la transition propose plusieurs formations : des formations courtes (3 à 5 jours) qui peuvent prendre la forme de certificats conçus avec des institutions académiques partenaires ; des formations professionnelles ; des séminaires ou des événements spéciaux comme des rencontres entre acteurs de la transition.

Le Campus propose aussi le T-Campus[3]. C’est une formation certifiée conjointement avec Les Colibris — le Campus faisant partie du réseau des Oasis, constitué d’environ 700 éco-lieux en France qui expérimentent des modes de vie attentifs au soin apporté aux humains et à leurs milieux de vie[4]. Le T-Campus se déroule sur deux mois et a lieu principalement sur l’éco-lieu. La première édition s’est déroulée au printemps 2019. Elle accueille principalement des étudiants en fin d’études mais aussi des professionnels. Il s’agit d’une formation interdisciplinaire aux enjeux de la Grande Transition (philosophie, économie, climat, écologie, gouvernance participative, permaculture, entre autres éléments).

La formation adopte une pédagogie holistique qualifiée de « tête-corps-cœur », alliant l’expérience concrète et les émotions aux enseignements proposés par des professeurs et experts de haut niveau. Cette approche est déterminante dans la pédagogie promue. Il s’agit de considérer que les enseignements qui ne s’adressent qu’à l’intellect des étudiants ne touchent qu’une partie seulement de la personne. Or, comprendre véritablement les enjeux de la transition pour agir individuellement et collectivement passe aussi par les émotions. Le philosophe Baptiste Morizot (2020) l’exprime de façon éloquente : pour lui, la crise écologique est avant tout une crise de la sensibilité. Prendre acte des transformations profondes à effectuer dans nos vies signifie alors qu’il faut mener un discernement individuel et collectif quant aux sociétés que nous créons, aux futurs que nous désirons, à ce que nous considérons comme étant ou ayant de la valeur (Renouard et al, 2018). Cela se traduit par un accompagnement personnalisé apporté aux étudiants quant à leurs projets personnels et professionnels (la frontière étant souvent floue), mais aussi par des exercices proches du « travail qui relie » promu par Joanna Macy[5]. Pour ce qui concerne la dimension expérientielle, qui engage le corps, les étudiants prennent part à la vie sur place, à la gestion de l’éco-lieu (cuisine végétarienne, ménage, jardinage, réparations, etc.) et peuvent recevoir une formation de premier niveau à la permaculture.

Le projet de recherche-action ORFEE Low-Tech

L’éco-lieu est le terrain de quatre recherches-actions en 2020. La première, qui est la plus ancienne, relève de la rénovation thermique du bâti. La deuxième est menée en partenariat avec la Fondation d’entreprise Michelin et porte sur la mobilité bas carbone en lien avec les acteurs du territoire et les collectivités locales. La troisième est liée à la neutralité carbone globale sur site. La dernière, qui fait l’objet de cette partie, porte sur les low-tech.

Les low-tech peuvent être comprises comme une démarche qui vise à étudier les systèmes techniques et technologiques aux échelles individuelles et collectives pour les transformer vers plus de sobriété énergétique, de simplicité, de durabilité, d’autonomie de l’usager (Bihouix, 2014). A l’opposé des postures cornucopiennes (qui voient dans les hautes technologies les solutions au progrès humain en oubliant leur matérialité ou, au mieux, se parent avec plus ou moins de sincérité du qualificatif « vert »)[6], il s’agit de concevoir les techniques autant dans leur matérialité que dans leurs dimensions sociales, politiques et symboliques. Une technique est alors autant un objet que le réseau de relations dans lequel il s’insère.

Dès lors, il devient déterminant dans une démarche de transition d’analyser les pratiques au prisme d’une approche low-tech. En 2020, l’ADEME a émis son premier appel à manifestation d’intérêt dédié aux low-tech ; le Campus a fait partie des lauréats pour un projet de recherche-action qui se déploiera jusqu’au printemps 2022. Nous avons nommé ce projet ORFEE LOW TECH (Observer, Réaliser, Former, Eclairer, Essaimer les Low Tech). Démarré en mai 2020, le projet est mis en œuvre par une cheffe de projet, accompagnée de soutiens divers (pour la structuration scientifique, la méthodologie, la bibliographie ou la logistique) et par un comité de pilotage qualifié (des spécialistes et praticiens des low-tech, des scientifiques, des spécialistes en sciences sociales). Le projet vient ainsi répondre à des besoins spécifiques, ceux du Campus et de ses membres sur place, en vue d’une vie cohérente avec les ambitions affichées. En effet, dans la phase de déploiement, il s’agit d’identifier, de comprendre et d’évaluer les besoins et les usages sur l’éco-lieu ; de construire une vision en commun sur les low-tech au Campus ; de concevoir et de tester des solutions. L’objectif est que cette phase d’enquête et d’analyse de terrain, sur l’éco-lieu, menée de façon participative avec différentes parties-prenantes, puisse nourrir la seconde phase, de capitalisation et de diffusion. Il est alors question de concevoir des modules de formation, identifier des axes de pratiques vertueuses et réplicables à différents contextes et de participer à la conception de récits et d’imaginaires désirables. A cet effet, un partenariat avec la Compagnie du Théâtre de la Tête Noire a permis la création d’un spectacle vivant portant sur les low-tech et la transition.

Les productions académiques du collectif FORTES et les six portes

En 2019, le ministère de l’Enseignement Supérieur, de la Recherche et de l’Innovation a demandé au Campus de la transition d’élaborer un socle de connaissances et de compétences (savoir, savoir-être et savoir-faire) dont tout étudiant devrait être équipé. Ce projet a pris le nom de FORTES (Formation à la transition écologique et sociale dans l’enseignement supérieur). A cette occasion, Cécile Renouard a réuni une petite équipe à ses côtés, composée du philosophe Rémi Beau, du physicien Christophe Goupil, et de l’ancien professeur et dirigeant à l’ESSEC Christian Koenig. Ensemble, ils ont créé et piloté ce qui s’est dès lors appelé le Collectif FORTES. Ce collectif rassemble près de soixante-dix enseignants-chercheurs ainsi que quelques étudiants et praticiens. Le fruit de ce travail a donné un premier ouvrage, le Manuel de la Grande Transition, publié aux éditions Les liens qui libèrent en octobre 2020. Les membres du Collectif FORTES ont été sollicités à plusieurs reprises pour relire, critiquer, amender le texte à différentes étapes de sa rédaction. L’identité visuelle de l’ouvrage a été réalisée dans le cadre d’un partenariat avec l’école de design et de direction artistique e-artsup, qui travaille sur des projets écologiques et solidaires. Le contenu en lui-même est largement inter- et transdisciplinaire. Il est accompagné, à partir de 2021, d’un ensemble d’ouvrages plus courts, complémentaires, rédigés dans le cadre de 12 groupes de travail directement liés à des disciplines et des cursus précis afin de proposer des savoirs plus spécialisés. Ces ouvrages paraissent dans une collection dédiée : « petits manuels de la grande transition ».

La lecture de la transition que propose le Manuel est originale et irrigue plus largement les contenus pédagogiques du Campus. En effet, il propose un cheminement en six portes qui peuvent être lues dans différents ordres. Chaque porte a un nom, en grec, suivi d’une description qui appelle à l’action : OIKOS – Habiter un monde en commun ; NOMOS – Mesurer, réguler et gouverner ; LOGOS – Interpréter, critiquer et imaginer ; ETHOS – Discerner et décider pour bien vivre ensemble ; PRAXIS – Agir à la hauteur des enjeux ; DYNAMIS – Se reconnecter à soi, aux autres et à la nature. Un glossaire et une riche bibliographie permettent à chacun d’aborder de façon transversale un très grand nombre des enjeux de la Grande Transition de façon cohérente.

Conclusion

Dans ce parcours en caméra embarquée, j’ai tenté de saisir l’image vivante et polyphonique que j’ai du Campus de la transition. L’articulation de ses dimensions institutionnelles et organisationnelles montre comment se forge, s’allie et se déploie un projet associatif encore jeune et pourtant déjà ample par son envergure, les sujets abordés, les horizons des personnes qui s’y croisent, l’influence progressive qu’il exerce. Malgré les défis considérables auquel il fait face chaque jour, malgré les tensions inévitables, il me semble que le Campus de la transition fait partie de ces initiatives, nombreuses, qui cultivent la « passion du possible » chère à Hirschman (Hirschman, 1971 ; Guérin et al, 2019), qui revivifient les voies de ce que l’historienne Michèle Riot-Sarcey nommait en 1998 « le réel de l’utopie ».

Bibliographie

Bihouix Philippe (2014). L’âge des low tech. Vers une civilisation techniquement soutenable. Paris, Seuil.

Bonneuil Christophe & Fressoz Jean-Baptiste (2013). L’événement anthropocène. La terre, l’histoire et nous. Paris, Seuil.

Castoriadis Cornelius (1975). L’institution imaginaire de la société. Paris, Seuil.

Crutzen Paul Josef (2002). « Geology of Mankind », Nature, 41523. DOI : doi.org/10.1038/415023a

FORTES (collectif), Renouard Cécile, Beau Rémi, Goupil Christophe & Koenig Christian (2020). Manuel de la Grande Transition. Former pour transformer. Paris, Les Liens qui Libèrent.

Guérin Isabelle, Hillenkamp Isabelle & Verschuur Christine (2019). « L’économie solidaire sous le prisme du genre : une analyse critique et possibiliste ». Revue française de socio-économie, 22, pp. 107-124. DOI : doi.org/10.3917/rfse.022.0107

Hirschman Albert (1971). A Bias for Hope: Essays on Development and Latin America. New Haven (Etats-Unis), Yale University Press.

Juan Salvador (2008). « La sociologie des associations : dimensions institutionnelle et organisationnelle ». In : La gouvernance des associations (dir. : Hoarau C. & Laville J-L.). Toulouse (France), éd. Érès, pp. 73-94.

Laville Jean-Louis (2010). Politique de l’association. Paris, Seuil.

Macy Joanna (1983). Despair and Personal Power in the Nuclear Age (1983). Gabriola (Canada), New Society Publisher.

Macy Joanna & Brown Molly (2014). Coming Back to Life: the Updated Guide to the Work that Reconnects. Gabriola (Canada), New Society Publisher

Morizot Baptiste (2020). Manières d’être vivant. Enquêtes sur la vie à travers nous. Arles (France), Actes Sud.

Renouard Cécile, Cottalorda Pierre-Jean, Ezvan Cécile & Rieu Antoine (2018). « Définir la juste valeur ». Revue Projet, 366, pp. 64-70. DOI : doi.org/10.3917/pro.366.0064

Ricœur Paul (1991). « Pour une éthique du compromis. (Propos recueillis par Jean-Marie Muller et François Vaillant) », Fonds Ricœur [en ligne], 6 p.   
URL : http://www.fondsricoeur.fr/uploads/medias/articles_pr/pour-une-ethique-du-compromis.pdf

Ricœur Paul (2000). La mémoire, l’histoire, l’oubli. Paris, Seuil.

Riot-Sarcey Michèle (1998). Le réel de l’utopie. Essai sur le politique au XIXe siècle. Paris, Albin Michel.

Viveret Patrick (2021). La colère et la joie : pour une radicalité créatrice et non une révolte destructrice. Paris, Utopia.

Walzer Michael (1986). De l’exode à la liberté. Essai sur la sortie d’Égypte. Paris, Calmann-Lévy.


Notes

[1] Je remercie sincèrement les membres du comité de rédaction pour leur lecture et leurs remarques. Ma gratitude va également à Isabelle Guérin, Cécile Renouard et Jérôme Fresneau pour leur relecture attentive, critique et constructive.

[2] Je dois cette tripartition à Jean-Philippe Poupart qui l’a mobilisée à l’occasion d’une formation aux méthodes dites d’intelligence collective à destination d’une dizaine de membres du Campus de la transition.

[3] Une présentation détaillée peut être lue à l’adresse : https://tcampus.fr/

[4] Le projet Oasis est détaillé sur la page web suivante : https://www.colibris-lemouvement.org/projets/projet-oasis

[5] Née en 1929, Joanna Macy est une militante écologiste, antinucléaire et écoféministe. Elle est également connue pour son travail d’écopsychologue. Parmi ses principaux ouvrages, on trouve Despair and Personal Power in the Nuclear Age (1983) et, en collaboration avec Molly Brown, Coming back to Life: the updated guide to the work that reconnects (2014), les deux ouvrages étant publiés par New Society Publisher.

[6] Le terme vient du latin cornu copiae : corne d’abondance.


Auteur / Author

Antoine Rieu a suivi une formation en gestion, philosophie et socioéconomie. Il est actuellement doctorant à l’Université de Paris (laboratoire CESSMA) et travaille sur les interactions entre économie sociale et capitaliste à l’heure de la transition écologique, notamment dans dans le domaine de l’insertion socioprofessionnelle. Il est membre cofondateur du Campus de la transition dont il a été administrateur puis coordinateur du laboratoire.

Antoine Rieu was trained in management, philosophy and socio-economics. He is currently a doctoral student at the University of Paris (CESSMA laboratory) and works on the interactions between the social and the capitalist economy at the time of the ecological transition, particularly in the field of social and work integration. He is a cofounding member of the Campus de la transition, of which he is was a board member and coordinator of the laboratory.


Résumé

L’article propose une lecture des trois premières années de mise en œuvre du Campus de la Transition, dont l’auteur est partie prenante. Il s’agit d’un éco-lieu et d’un acteur associatif dédié à l’enseignement, la recherche et l’expérimentation en Seine-et-Marne (France). Il promeut une transition écologique, économique et humaniste tout en étant lui-même en transition. L’objectif de l’article est double. Le premier est de donner à voir quelques éléments de la genèse et de la philosophie générale du Campus. Comment, face aux tensions personnelles et structurelles, l’institution construit-elle sa cohérence ? Le second objectif met l’accent sur trois des actions emblématiques du Campus. Il s’agit de l’une des formations proposées, le T-Campus, interdisciplinaire et holistique ; une recherche-action en cours conduite sur les low-tech ; la préparation d’un livre blanc sur « l’enseignement supérieur à l’heure de la transition écologique et sociale » à la demande du Ministère de la Recherche.

Mots clés

Transition écologique – Enseignement supérieur – Entrepreneuriat collectif – Pédagogie alternative

Abstract

The article provides insight into the first three years of collective entrepreneurship towards the launch of the Campus de la Transition, of which the author is an active stakeholder. The Campus is a place dedicated to teaching, research and experimentation in the Seine-et-Marne department near Paris (France). It promotes ecological, economic and humanistic transition while also transitioning towards strong sustainability. The purpose of the article is twofold. First, to give insights into a few key elements that characterize the genesis and the overall philosophy of the Campus. Despite internal and structural tensions, how to build an institution coherent with its goals? Secondly, to stress three emblematic aspects of its action to date: the interdisciplinary and holistic training certificate “T-Campus”; an on-going action-research on low-tech; a White Paper ordered by the French Ministry of Research on “higher education at a time of ecological and social transition”.

Key words

Sustainability transitions – Higher education reform – Collective entrepreneurship – Alternative pedagogy.