Portrait d’un précurseur de la décroissance : Nicholas Georgescu-Roegen et la bioéconomie

SLIM Assen
Économiste, Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco), Centre de recherche Europes Eurasie (CREE – EA 4513), Centre d’études en sciences sociales sur les mondes africains, américains et asiatiques (CESSMA – UMR 245), France.


ARDD-1-2021 – Développement durable : recherches en actes

Portraits, biographies, œuvres


Pour citer cet article

SLIM Assen : « Portrait d’un précurseur de la décroissance : Nicholas Georgescu-Roegen et la bioéconomie », Actes de la recherche sur le développement durable, n°1, 2021.
ISSN : 2790-0355 (version en ligne) — ISSN : 2790-0347 (version imprimée)
URL : https://publications-univ-sud.org/ardd/2021/12/571/
DOI : (à compléter)


Texte intégral

Portrait d’un précurseur de la décroissance : Nicholas Georgescu-Roegen et la bioéconomie

par Assen SLIM

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Physicien, devenu économiste, Nicholas Georgescu-Roegen a proposé ni plus ni moins qu’un changement de paradigme en science économique pour réfléchir à la durabilité. Au paradigme qu’il nomme « mécaniste », il s’est employé à substituer un paradigme « thermodynamique » et à remettre, pour ainsi dire, les économistes les pieds sur terre. Tout projet de transformation radicale de la société commence par une révolution de la pensée et c’est bien ce à quoi nous invite Nicholas Georgescu-Roegen. Son œuvre a inspiré les pionniers de l’économie de l’environnement et de l’écologie industrielle et irrigue aujourd’hui les grands débats sur la durabilité.

Des sciences exactes aux sciences sociales

Né en Roumanie en février 1906, Nicholas Georgescu-Roegen ressent très tôt une vocation pour les mathématiques et les statistiques. Après l’obtention de son doctorat de statistiques à la Sorbonne en 1930, il passe deux années à Londres auprès de Karl Pearson. En 1932, il rentre en Roumanie ou il entame une carrière de professeur à l’Institut de Statistique de l’Université de Bucarest.

De 1934 à 1936, il séjourne aux États-Unis où il rencontre Josef Aloïs Schumpeter. Ce séjour décide de sa future orientation vers la discipline économique. De retour en Roumanie, il occupera différents postes dans la fonction publique jusqu’en février 1948 où il est amené à émigrer avec sa femme (mathématicienne) aux États-Unis. Il y retrouve ses amis économistes et devient professeur de cette discipline à l’Université Vanderbilt, à Nashville (Tennessee). Il ajoute alors « Roegen » à son nom pour dire : « Român e Georgescu Nicolae » ce qui signifie « Nicolae Georgescu est Roumain ». Durant sa carrière, il est invité dans de nombreux pays pour y enseigner et exposer son approche originale de l’économie. C’est ainsi qu’il enseigne, par exemple, à l’Université de Strasbourg en 1977-1978.

La révolution « bioéconomique » envisagée par Nicholas Georgescu-Roegen tient en trois livres clés : Analytical Economics (1966), The Entropy Law and the Economic Process (1971) et Energy and Economics Myths (1976). Ses textes clés, rassemblés et traduits en français par Jacques Grinevald et Ivo Rens, paraissent en 1979 sous le titre Demain la décroissance, puis sont réédités en 1995 sous le titre La Décroissance. Ils ont depuis un retentissement sans cesse croissant sur les mouvements écologistes européens.

Pourquoi les économistes ont tort

« Ceux qui croient à une croissance infinie dans un monde fini sont soit fous, soit économistes » ! C’est par cette formule que Kenneth Boulding (Président de l’American Economic Association en 1968) résumait le décalage entre la pensée économique et le monde réel. Et c’est précisément sous cet angle que Nicholas Georgescu-Roegen entreprend de refonder la science économique. Il part des croyances des économistes, c’est-à-dire de la base sur laquelle ils déterminent leurs représentations du monde. Et, assurément, Nicholas Georgescu-Roegen ne voit pas le monde de la même manière qu’eux, ne croit pas aux mêmes choses et, en un mot, ne partage pas le même paradigme que ces derniers. Il faut entendre ce terme ici au sens de Weltanschauung (vision du monde) tel que défini par Thomas Kuhn, c’est-à-dire comme un ensemble de références, de croyances, d’expériences et de valeurs largement adoptées par la communauté scientifique à une époque donnée (Kuhn, 1970). Le paradigme influence la façon dont les individus perçoivent le monde réel. Et précisément, les économistes ont leur manière bien à eux de considérer la réalité. Leur pensée suit des « rails » propres au paradigme dominant dans leur discipline.

Nicholas Georgescu-Roegen s’interroge alors sur ce qui se trouve au cœur du paradigme des économistes. Il y trouve des croyances directement reliées à la mécanique newtonienne (ou mécanique classique). C’est pour cette raison qu’il décide de le nommer paradigme « mécaniste ». Nicholas Georgescu-Roegen s’étonne de ces croyances dans la mesure où le dogme mécaniste a été largement remis en cause non seulement dans les sciences de la nature (et en particulier la physique), mais également dans de nombreuses sciences sociales (à commencer par la philosophie). Les croyances des économistes lui apparaissent donc d’un autre âge, basées sur un paradigme largement dépassé dans les autres sciences. Rappelons que la mécanique newtonienne décrit le mouvement des corps selon les principes formulés par Newton dans son fameux Principa Mathematica (1687), au premier rang desquels on peut citer les principes d’inertie (le mouvement de tout corps est la résultante des forces qui s’applique à lui), de translation (l’accélération d’un corps est proportionnelle à la résultante des forces qu’il subit et inversement proportionnelle à sa masse), des actions réciproques (deux corps en interaction exercent l’un sur l’autre des forces de sens opposés). Ces principes amènent à l’adoption d’une vision du monde qui admet les notions de conservation (de la quantité de mouvement des systèmes), de réversibilité ou encore de déterminisme (puisque tout mouvement est le résultat de forces quantifiables). C’est précisément ce que reproche Nicholas Georgescu-Roegen à ce paradigme qui conduit les économistes à croire que l’ensemble du processus économique serait comparable à un système autonome, déconnecté de la biosphère et se suffisant à lui-même : « preuve en est – et elle est éclatante – la représentation dans les manuels courants du processus économique par un diagramme circulaire enfermant le mouvement de va-et-vient entre la production et la consommation dans un système complètement clos ». (Georgescu-Roegen, 1995, 65). Il suffit en effet d’ouvrir un manuel d’économie pour s’en convaincre. Le circuit économique y est généralement représenté par un diagramme « fermé » (ne tenant pas compte des interactions avec l’énergie et la matière) allant de la production à la consommation en passant par les investissements, les revenus, l’épargne, etc. C’est en ce sens, par exemple, que le courant néoclassique prétend faire de la science économique « la mécanique de l’utilité » (Jevons, 1871). C’est en ce sens également que Marx représente son fameux diagramme de reproduction comme un mouvement parfaitement circulaire et déconnecté de l’écosystème naturel (Marx, 1867).

Partageant le même paradigme, les économistes (tous courants confondus) auraient donc la fâcheuse tendance à penser « hors sol » (Cheynet, 2008). Le projet de Nicholas Georgescu-Roegen consiste justement à refonder le paradigme de la science économique afin de reconnecter la pensée des économistes à la nature. Il entreprend alors d’y substituer la thermodynamique à la mécanique.

Il y a des limites physiques à l’expansion économique

Suivant l’invitation de Sir W. Petty à considérer que « le travail est le père et la nature la mère de toute richesse », N. Georgescu-Roegen propose tout d’abord de mesurer en termes physique les ressources physiques absorbées par la production. Il rappelle alors les deux lois de la thermodynamique s’appliquant à la matière et à l’énergie. La « loi stricte de conservation », tout d’abord, garantit que dans tout système isolé (comme l’est la Terre par exemple) la quantité de matière et d’énergie reste constante. En d’autres termes, rien ne se perd, rien ne se crée et tout se transforme… Selon cette loi, tout processus (y compris économique) peut « avoir lieu dans un sens ou dans l’autre, de telle sorte que tout le système revienne à son état initial, sans laisser aucune trace de ce qui est advenu » (Georgescu-Roegen, 1995). La loi de l’entropie, ensuite, permet de distinguer entre énergie et matière « utilisables » et énergie et matière « inutilisables ». En vertu de cette seconde loi, tout processus (y compris économique) rendu possible par la première loi, transforme inexorablement de l’énergie et de la matière utilisables (dites de basse entropie) en énergie et matière inutilisables (dites de haute entropie). L’entropie de tout système isolé augmente alors continuellement et irrévocablement jusqu’à atteindre une situation où toute l’énergie et la matière utilisable et accessible ont complètement disparu. « En conséquence, le destin ultime de l’univers n’est pas la “mort thermique” (comme on l’avait d’abord cru), mais un état plus désespérant : le chaos. » (Georgescu-Roegen, 1995).

Un tel paradigme thermodynamique impose d’emblée à envisager qu’il existe des irréversibilités, des limites et des contraintes physiques à tout processus vivant.

Penser la durabilité en économie

Placer le paradigme thermodynamique au cœur de la science économique reviendrait à refonder tous les grands concepts économiques, toutes les théories, tous les grands agrégats macroéconomiques, toutes les notions de base (rendement, productivité, efficacité, etc.). Tout processus économique pensé en termes physiques ne pourrait plus être envisagé dans le cadre d’un diagramme circulaire et isolé, mais au contraire en prenant nécessairement en compte ses multiples interactions avec son environnement. Dans l’approche bioéconomique suggérée par Nicholas Georgescu, l’ensemble du procès économique devient une vaste machine à transformer de l’énergie et de la matière de basse entropie (utilisable) en énergie et matière de haute entropie (inutilisable) : « non seulement l’entropie de l’environnement augmente à chaque litre d’essence dans le réservoir de votre voiture, mais encore une part substantielle de l’énergie libre dans cette essence, au lieu d’actionner votre voiture, se traduira directement par un accroissement supplémentaire d’entropie » (Georgescu-Roegen, 1995). En ce sens, le circuit bioéconomique établit toujours une relation entre la production et la consommation, mais tient compte également des ponctions énergétiques et matérielles réalisées sur la nature utilisable et des déperditions (chaleur et particules de matières devenues inutilisables) tant du côté de la production que de la consommation et de toutes les autres étapes du processus économique (investissements, revenus, etc.).

La pensée économique, une fois sur les rails du paradigme thermodynamique, ne pourrait plus envisager l’existence d’une croissance infinie dans un monde fini. Le progrès technique ne serait plus perçu comme une simple augmentation de la production pour une quantité constante de facteurs de production. Au contraire, il serait compris comme un élargissement de la gamme « accessible » d’énergie et de matière utilisables (de basse entropie). En effet, le progrès technique, loin de repousser les limites physiques et de soustraire le procès économique à la loi de l’entropie, ne fait que rendre accessible la matière et l’énergie utilisables qui étaient jusqu’alors inaccessibles. Rien ne saurait désormais être soustrait à la loi de l’entropie. La pensée bioéconomique de Nicholas Georgescu-Roegen amène à repenser toute l’économie de l’environnement ouvrant la voit à des pratiques nouvelles permettant la réinsertion du système économique dans les écosystèmes naturels (écologie industrielle, économie de la fonctionnalité, économie de matière et d’énergie). En ce sens, la bioéconomie est à l’économie ce que la révolution copernicienne fut pour l’astronomie. Elle est d’ailleurs si novatrice pour les économistes qu’elle ne leur laisse guère que deux options possibles : l’adopter ou la rejeter…

Nicholas Georgescu Roegen meurt le 30 octobre 1994, dans l’indifférence de ses contemporains. Il lègue pourtant un immense héritage scientifique et philosophique offrant les outils pour penser la complexité du monde contemporain. Dans un chapitre intitulé « How long can neoclassical economists ignore the contributions of Georgescu-Roegen ? », Herman Daly se demande si le trop peu d’attention portée à la bioéconomie ne serait finalement pas lié au fait que cette dernière est trop en avance sur son temps (Daly, 2007). D’autres encore, ont rejeté la bioéconomie, lui reprochant son inaptitude à saisir les effets permanents d’auto-organisation et d’adaptabilité qui caractérisent l’économie dans son ensemble. Reste une interrogation : pourquoi, après tant d’années le paradigme thermodynamique n’arrive pas à s’imposer sur le paradigme mécaniste en science économique. Son pouvoir explicatif serait-il plus faible ? La corroboration de ses prédictions serait-elle plus dure à réaliser ? Serait-il plus rétif à l’expérimentation ? Imre Lakatos, rappelle que l’histoire des sciences est remplie de combats entre programmes de recherche rivaux et qu’il faut souvent beaucoup de temps avant que la postérité dégage l’intérêt heuristique d’un éventuel abandon de telle ou telle vision du monde (Lakatos, 1986). Nicholas Georgescu-Roegen, en nous invitant à réfléchir sur les conditions d’un changement de paradigme en science économique, nous engage dans une de ces grandes révolutions scientifiques, probablement celle qui sera en mesure de réconcilier l’humanité avec son environnement.

Chronologie des publications de Nicholas Georgescu-Roegen

1935. « Fixed Coefficients of Production and the Marginal Productivity Theory ». Review of Economics and Statistics, 3(1), pp. 40-49. DOI : doi.org/10.2307/2967570.

1936. « The Pure Theory of Consumer’s Behavior ». Quaterly Journal of Economics, 50(4), pp. 533-539. DOI : doi.org/10.2307/1891094.

1966. Analytical economics. Issues and Problems. Cambridge (États-Unis), Harvard University Press. La Science économique : ses problèmes et ses difficultés. Paris, Dunod, 1970.

1971. The Entropy Law and the Economic Process. Cambridge (États-Unis), Harvard University Press. Traduction du chapitre 1 en français dans La décroissance. Entropie, écologie, économie (ch. I, pp. 63-84).

1975. « Energy and Economic Myths ». The Southern Economic Journal, 41(3), pp. 347-381. Traduction française dans La décroissance. Entropie, écologie, économie (ch. II, pp. 85-166).     
URL : https://www.uvm.edu/~jfarley/EEseminar/readings/energy%20myths.pdf

1977. « The Steady Sate and Ecological Salvation : A Thermodynamic Analysis », in BioScience, avril 1977, 27(4) : 266-270. Traduction française dans La Décroissance. Entropie, écologie, économie (ch. III, pp. 167-190).

1978. « De la science économique à la bioéconomie ». Revue d’économie politique, 88(3), pp. 337-382.

1979. Demain la décroissance. Entropie, écologie, économie. (Traduction, présentation et annotation par Jacques Grinevald et Ivo Rens). Lausanne, éd. Pierre-Marcel Favre, 1979. [2e édition revue et augmentée : La décroissance. Entropie, écologie, économie. (Traduit et présenté par Jacques Grinevald et Ivo Rens). Paris, Sang de la Terre, 1995 ; rééd. 2008].

1983. « La Loi de l’Entropie et l’évolution économique », Congrès des économistes de langue française, Strasbourg, 7 juin 1983.

Bibliographie

Cheynet Vincent (2008). Le choc de la décroissance. Paris, Seuil.

Daly Herman (2007). Ecological Economics and Sustainable Development: Selected Essays of Herman Daly. Cheltenham (Royaume-Uni) et Northampton (États-Unis), Edward Elgar Publishing.

Georgescu-Roegen Nicholas (1995). La décroissance. Entropie, écologie, économie. Paris, Sang de la Terre [édition de 2008].

Lakatos Imre (1986). Histoire et méthodologie des sciences. Paris, PUF [édition de 1994].

Jevons William Stanley (1871). The Theory of Political Economy. New York (États-Unis), Palgrave Macmillan [édition de 2013].

Kuhn Thomas (1970). Structures des révolutions scientifiques. Paris, Flammarion [édition de 2008].

Marx Karl (1867). Le Capital – livre I. Paris, Flammarion [édition de 2008].


Auteur /Author

Assen Slim est économiste, professeur et directeur de recherche à l’Institut national des langues et civilisations orientales (INALCO) à Paris, France. Il est titulaire d’un doctorat en économie de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Ses centres de recherche sont le CREE (EA4513) et le CESSMA (UMR245). Les thèmes de recherche du Dr Slim portent sur la transition post-socialiste, l’économie internationale, l’économie de l’environnement et la durabilité.

Assen Slim is an economist, professor and director of research at the National Institute of Oriental Languages ​​and Civilizations (INALCO) in Paris, France. He holds a PhD in Economics from the University of Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Its research centers are CREE (EA4513) and CESSMA (UMR245). Dr Slim’s research themes focus on post-socialist transition, international economics, environmental economics and sustainability.


Résumé

Nicholas Georgescu-Roegen, physicien et économiste, s’est employé à penser la durabilité dans le cadre de la bioéconomie. Dénonçant la vision circulaire de l’économie dans laquelle toutes les réversibilités sont permises, il a proposé de substituer au paradigme « mécaniste » un paradigme « thermodynamique ». Selon cette approche, tout processus vivant (y compris économique) rencontre nécessairement des limites physiques indépassables et des irréversibilités qu’il convient de ne plus ignorer. L’auteur invite ainsi à repenser tout le procès économique et, au-delà, à refonder la discipline économique de manière à la reconnecter à la nature. Nicholas Georgescu-Roegen laisse un immense héritage scientifique et philosophique dont on commence à reconnaître progressivement la pertinence.

Mots clés

Développement durable – Bioéconomie – Paradigme – Entropie.

Abstract

Nicholas Georgescu-Roegen, physicist and economist, viewed sustainability as a component of bioeconomy. Denouncing a circular vision of the economy according to which all reversibilities are possible, he proposed to substitute a « thermodynamic »  paradigm for a « mechanistic »  one. According to this approach, any living process (including economic) necessarily encounters unsurpassable physical limits and irreversibilities that should no longer be ignored. The author thus invites us to rethink the entire economic process and, beyond that, to overhaul economic discipline so as to reconnect it to nature. Nicholas Georgescu-Roegen leaves an immense scientific and philosophical legacy, the relevance of which is gradually beginning to be recognized.

Key words

Sustainable development – Bioeconomy – Paradigm – Entropy.