Vers une architecture frugale et créative. Le retour des matériaux vernaculaires

GAUZIN-MÜLLER Dominique
Architecte-chercheure, Laboratoire de recherche en architecture, École nationale supérieure d’architectes de Toulouse (France).


ARDD-1-2021 – Développement durable : recherches en actes

Durabilité et globalisation : approches théoriques et critiques


Pour citer cet article

GAUZIN-MÜLLER Dominique : « Vers une architecture frugale et créative. Le retour des matériaux vernaculaires », Actes de la recherche sur le développement durable, n°1, 2021.
ISSN : 2790-0355 (version en ligne) — ISSN : 2790-0347 (version imprimée)
URL : https://publications-univ-sud.org/ardd/2021/12/531/
DOI : (à compléter)


Texte intégral

Vers une architecture frugale et créative. Le retour des matériaux vernaculaires

par Dominique GAUZIN-MÜLLER

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La frugalité, un mouvement de fond

Le Mouvement de la frugalité heureuse et créative

Après un siècle d’architecture moderne et de style international dans un contexte de société capitaliste, la prise de conscience de la responsabilité du monde du bâtiment sur la crise sociale, culturelle, écologique et économique s’étend. Elle incite un nombre croissant de professionnels en quête de sens à se pencher sur le vernaculaire. En France, le processus de redécouverte de l’architecture traditionnelle, des circuits courts et de l’économie circulaire a mené au lancement, en janvier 2018, du Manifeste pour une frugalité heureuse et créative dans l’architecture et l’aménagement des territoires urbains et ruraux[1]. Ce manifeste, déjà signé par plus de 10 700 personnes du monde entier en octobre 2020, a initié un véritable mouvement : articles, expositions, conférences et tables-rondes se multiplient ; une trentaine de groupes locaux se sont créés, dont un en Afrique, basé à l’École nationale d’architecture de Marrakech (ENAM), au Maroc.

Un usage raisonné des ressources

Le Manifeste de la frugalité heureuse et créative prône une gestion raisonnée des matières premières : « La transition écologique et la lutte contre les changements climatiques concourent à un usage prudent des ressources épuisables et à la préservation des diversités biologiques et culturelles pour une planète meilleure à vivre. Le maintien des solutions architecturales, urbanistiques et techniques d’hier, ainsi que des modes actuels d’habiter, de travailler, de s’alimenter et de se déplacer, est incompatible avec la tâche qui incombe à nos générations : contenir puis éradiquer les dérèglements globaux » (Bornarel et al., 2018).

Ce manifeste décrit aussi les différents domaines dans lesquels cette sobriété doit s’appliquer : « La frugalité en énergie, matières premières, entretien et maintenance induit des approches low-tech. Cela ne signifie pas une absence de technologie, mais le recours en priorité à des techniques pertinentes et adaptées, ni polluantes ni gaspilleuses » (Bornarel et al., 2018).

Faire confiance aux habitants et aux usagers

Le manifeste revient aussi sur la mode des « bâtiments intelligents » dépendants de nombreuses installations techniques, et préfère des solutions robustes et créatives : « En réalisation comme en conception, la frugalité demande de l’innovation, de l’invention et de l’intelligence collective. La frugalité refuse l’hégémonie de la vision techniciste du bâtiment et maintient l’implication des occupants. Ce n’est pas le bâtiment qui est intelligent, ce sont ses habitants » (Bornarel et al., 2018).

D’où vient ce mouvement international en faveur de l’architecture frugale, et pourquoi est-il si important ?

Dix millénaires de vernaculaire, un siècle de modernité

Invariants des constructions vernaculaires

Lors de leur sédentarisation en Mésopotamie il y a environ dix millénaires, les chasseurs-cueilleurs ont commencé à construire leur habitat avec les matériaux qu’ils avaient sous leurs pieds ou à portée de main. Depuis, dans toutes les régions du monde, les constructions vernaculaires s’adaptent aux particularités du lieu et du microclimat, en harmonie avec les coutumes, la culture et les savoir-faire locaux. Les ressources issues de chaque territoire (terre, pierre, bois, paille et autres fibres végétales) sont mises en œuvre dans les bâtiments avec une impressionnante diversité, mais certains invariants sont sensibles à travers les âges et les continents.

L’importance de l’architecture vernaculaire perdure tant que la majorité de la population vit à la campagne. En Europe de l’Ouest, elle a commencé à décliner il y a un siècle, lors des bouleversements techniques, sociaux et culturels entraînés par la révolution industrielle et l’exode massif des populations des campagnes vers les villes.

La révolution du mouvement Moderne

Au début du 20e siècle, le mouvement Moderne a fait table rase des traditions constructives. Au premier Congrès international d’architecture moderne (CIAM), un groupe de 28 architectes européens, réunis en 1928 en Suisse par Le Corbusier, a décidé de promouvoir une architecture et un urbanisme fonctionnels. Portés par l’idée de « progrès », la plupart des Modernes ont développé un style international caractérisé, entre autres, par des formes cubiques, le toit terrasse, les grandes surfaces blanches, les fenêtres en bandeau et l’emploi du béton armé. Au fil des décennies, nous sommes arrivés à une hégémonie du béton, dont la production est responsable aujourd’hui d’environ 8 % des émissions de CO2 dans le monde.

La lourde responsabilité des bâtisseurs

Aujourd’hui, le secteur du bâtiment est responsable, au niveau mondial, d’environ 40 % des émissions de CO2 , 40% de la consommation de l’énergie et des autres ressources naturelles et 40 % de la production de déchets[2]. Conscients de leur responsabilité, de plus en plus de professionnels de la construction et de l’aménagement du territoire s’interrogent sur les moyens de réduire l’empreinte environnementale de leurs bâtiments. L’étude de l’architecture traditionnelle donne une première vision des pistes à suivre : implantation préservant la nature du sol et la biodiversité ; transformation de l’existant avant d’envisager une nouvelle construction ; principes bioclimatiques et efficacité énergétique ; usage des matériaux issus du territoire et développement des cultures constructives locales.

La lente réhabilitation du vernaculaire

La redécouverte de l’architecture traditionnelle

Après plusieurs décennies de style international, l’exposition Architecture Without Architects, inaugurée en 1964 au Museum of Modern Art de New York, a réveillé l’attention du public pour l’architecture vernaculaire. Son commissaire, Bernard Rudofsky, voyait dans la beauté de ces constructions la démonstration d’une richesse esthétique et fonctionnelle dont la société industrielle devrait s’inspirer : « Dans l’espace et dans le temps, des constructeurs peu instruits ont démontré un admirable talent pour adapter leurs bâtiments à l’environnement naturel » (Rudofsky, 1964).

Quels que soient le pays, les conditions géographiques ou la culture, l’architecture vernaculaire a toujours été inspirée par le génie du lieu. Christian Norberg-Schulz l’a thématisé en s’appuyant sur le concept de phénoménologie développé par Martin Heidegger (Norberg-Schulz, 1979). L’implantation des familles dans une région, souvent pendant des siècles, favorisait le transfert, de génération en génération, des connaissances sur le microclimat et les ressources disponibles.

Du « régionalisme critique » aux « nouvelles architectures vernaculaires »

En 1983, Kenneth Frampton a théorisé l’équilibre entre tradition et modernité dans un essai intitulé « Towards a Critical Regionalism: six Points for an Architecture of Resistance ». Selon l’historien de l’architecture britannique, le « régionalisme critique » incite à adopter l’architecture moderne pour ses qualités universelles de progrès, mais à accorder plus de valeur au contexte géographique : topographie, climat et lumière (Frampton, 1983). En critiquant le manque de considération des Modernes pour le site et en accordant plus d’importance au contexte, il (re)donne une identité à l’architecture dans un monde globalisé.

Pour Pierre Frey, professeur à l’École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), les nouvelles architectures vernaculaires sont « collectives » et « en majorité féminines ». Elles « recourent aux matériaux disponibles en abondance et à faible coût » et « s’appuient sur des savoirs et des savoir-faire ancestraux » (Frey, 2010). Le concept de « modernité rurale » est apparu à la même époque autour de la conception, par Philippe Madec et Alain Bornarel, du pôle œnotouristique Viavino à Saint-Christol, dans le sud-est de la France (Gauzin-Müller & Madec, 2014). L’idée de l’architecture frugale a germé autour de ce projet.

Décroissance du matériel, croissance de l’humain

La frugalité, c’est d’abord une philosophie et une posture face à quatre domaines touchant les activités liées à l’architecture et à l’aménagement des territoires : le sol, l’énergie, les matériaux de construction et le processus de conception et de mise en œuvre. L’usage du foncier, de l’énergie et des matériaux industriels doit être drastiquement réduit, mais les relations humaines doivent s’épanouir dans toutes leurs richesses.

1. Schéma des quatre thèmes majeurs de l’architecture frugale.
© Dominique Gauzin-Müller, 2020.

La gestion frugale du foncier comprend à la fois une utilisation raisonnée du sol, le respect du site et la valorisation du territoire. Elle prône une nouvelle vie donnée au « déjà-là », par exemple la réhabilitation ou la transformation de bâtiments existants, éventuellement avec une autre fonction. Elle peut aller jusqu’à la sanctuarisation des terres agricoles pour assurer une production alimentaire locale.

La gestion frugale des matières premières demande des solutions énergétiques sobres et efficaces pour assurer un confort thermique, en été comme en hiver : isolation, ventilation naturelle et installations techniques robustes. Les besoins, très réduits par des mesures bioclimatiques, pourront être couverts par des énergies renouvelables produites localement. Les choix concernant les matériaux et leur mise en œuvre doivent aussi être guidés par l’usage de ressources disponibles à proximité, sans oublier la valorisation de savoir-faire artisanaux.

Quant à la démarche de conception frugale, elle doit faire l’objet d’un processus participatif intégrant les futurs usagers, voire les riverains intéressés. Pour résoudre cette équation complexe, une synergie et une collaboration bienveillante entre tous les acteurs est nécessaire, du maître d’ouvrage aux entreprises, en passant par les architectes, ingénieurs, etc. L’essentiel est dans l’humain, pas dans la technique.

L’architecture frugale en Afrique

Résister à la séduction de la modernité

Dans Apprendre de Bamako, Vincent Laureau décrit la séduction que l’« image moderne » exerce sur les habitants des pays en développement, en Afrique et ailleurs : « La critique de la modernité se révèle être une question urgente, voire même vitale, notamment en ce qui concerne les Pays les Moins Avancés. Car si l’Occident est aujourd’hui à la recherche d’une nouvelle conduite à tenir dans ce “nouveau siècle”, il ne devrait plus s’exposer au monde comme modèle. » L’auteur précise qu’il est important « de prouver que l’on peut faire de l’architecture contemporaine avec des matériaux anciens dans un contexte de pauvreté » (Laureau, 2020).

Revaloriser les matériaux et savoir-faire locaux

L’usage de la terre, de la pierre, du bois et de la paille offre de nombreux avantages environnementaux. Les filières biosourcées et géosourcées représentent aussi un important potentiel d’activités économiques localisées dans les territoires, dans le respect de leurs richesses matérielles et immatérielles. Il existe deux voies pour promouvoir le retour de ces matériaux ancestraux : faire œuvre d’architecture pour démontrer leur incroyable potentiel technique et esthétique ; valoriser l’artisanat et les « sachants » capables de les mettre en œuvre dans les règles de l’art et de former les prochaines générations. Par ailleurs, la texture de ces matériaux dégage une beauté haptique, qui nous invite à toucher la matière et nous reconnecte à la nature et à nos besoins profonds.

Initiatives africaines

Au Sahel et dans les pays limitrophes, le réseau des experts du Forum des acteurs de la construction en terre (FACT) fait depuis 2010 un remarquable travail d’information et de formation autour de la construction en terre crue : expositions, rencontres, débats, workshops professionnels, ateliers découvertes pour petits et grands, etc.[3] Le TERRA Award Sahel+, lancé par le FACT en 2018, a montré la créativité des professionnels africains. Ses finalistes, présentés dans une exposition et un livre (Vandermeeren, 2019), ont déjà fait des émules. Au Maroc, l’École nationale d’architecture de Marrakech collabore avec les maâlem (maçons) pour revaloriser leur savoir-faire et favoriser la transmission aux étudiants de leurs connaissances sur l’architecture en terre. Quelques architectes africains tissent aussi des ponts entre les continents, dans le respect des cultures de chacun : le burkinabé Francis Kéré, qui travaille au Sahel et en Allemagne ; la franco-camerounaise Amélie Esséssé, qui a créé le mouvement des Femmes Bâtisseuses.

Partenariats Europe-Afrique

De nombreux architectes européens cultivent des liens étroits avec les continents du Sud, en particulier avec l’Afrique. Elle a en effet bien des choses à nous apprendre, si nous acceptons de sortir des clichés hérités du colonialisme et de tourner le dos au néocolonialisme véhiculé aujourd’hui par la mondialisation. « L’ordre social pousse les individus à faire des choix irrationnels, voire absurdes, provoquant les conditions d’un réel inconfort (par exemple vivre dans l’informel en attendant de pouvoir construire en ciment) » (Laureau, 2020).

Bien sûr, beaucoup d’entreprises occidentales veulent avant tout vendre leurs produits industriels. Mais il existe aussi des professionnels amoureux de l’Afrique, qui veulent valoriser les traditions locales, en particulier l’usage de la terre crue et des autres ressources disponibles sur place. Deux prix mondiaux ont fait ressortir les qualités écologiques, sociales et esthétiques des architectures contemporaines en matériaux vernaculaires : le TERRA Award en 2016 pour la terre crue, puis le FIBRA Award en 2019 pour les fibres végétales. Les trois exemples africains présentés ci-dessous sont finalistes d’un de ces prix.

Marché central à Koudougou, Burkina Faso

À Koudougou, troisième ville du Burkina Faso, la Direction du développement et de la coopération suisse a lancé en 1999 un processus participatif impliquant la communauté dans le choix du site, la conception et la construction d’un marché de grande envergure. L’emploi de blocs de terre comprimée (BTC) a permis, avec une ressource locale, de réaliser les murs mais aussi les toitures. Les 1200 échoppes couvertes de voûtes nubiennes forment un réseau dense autour de la halle centrale, dont les étals sont protégés par des coupoles. Pendant les cinq ans du chantier, architectes et maîtres maçons burkinabés ont formé de nombreux ouvriers. « Le renouveau de ces techniques traditionnelles, longtemps dévalorisées, est favorisé par le rayonnement de cet équipement public » (Gauzin-Müller, 2017). Un marché est en effet un lieu d’échanges sociaux et commerciaux majeur, fréquenté par toutes les couches de la société.

2. Marché central en BTC à Koudougou, Burkina Faso. Architectes :  Laurent Séchaud et Pierre Jéquier
© Julien Chiaretto

Centre culturel et résidences d’artistes Thread à Sinthian, Sénégal

À Sinthian, un village rural situé au sud-est du Sénégal, la fondation Joseph and Anni Albers et l’association American Friends of Le Korsa ont construit en 2015 un centre culturel avec deux résidences-ateliers ouvertes à des artistes locaux et internationaux. Il est complété par un centre d’agriculture écologique proposant des formations et un lieu de rencontres pour la communauté, afin d’accroître la stabilité économique de la région. « Thread est aussi une source d’eau pour le village. Le toit en chaume à forte pente recueille la pluie selon la coutume ancestrale. L’eau conservée dans un réseau de canaux et de bassins entourant le bâtiment assure un approvisionnement pendant la saison sèche de huit mois » (Gauzin-Müller, 2019).

Les villageois ont participé à la fabrication des briques de terre crue et à la réalisation de la toiture en chaume avec une herbe invasive (imperata cylindrica). Ils ont aussi pris en charge la programmation du centre communautaire : marché de produits régionaux, fêtes, réunions, cours de langue et de santé, etc.

3. Centre culturel Thread à Sinthian, Sénégal. Architecte : Toshiko Mori.
© Giovanni Hänninen

École de couture à Niamey, Niger

Au Niger, comme dans beaucoup de pays d’Afrique de l’Ouest, la plupart des matériaux de construction sont importés. Renouer avec la tradition des briques de terre crue prend donc tout son sens : la matière première est sur place et des compétences tombées en désuétude sont revalorisées. Pour cette école de couture réalisée en 2012 dans un quartier populaire de la banlieue de Niamey, l’architecte belge Odile Vandermeeren a su utiliser le bon matériau au bon endroit. Les murs sont en banco, un mélange de terre et de paille, jusqu’aux voûtes nubiennes érigées avec des briques de terre crue (adobe). L’ensemble est protégé des intempéries par une toiture métallique débordante, dont l’ombre offre aux élèves une fraîcheur bienfaisante. Le budget était serré : les trois classes et la salle commune ont coûté 98 € par mètre carré. Le chantier, réalisé par l’association nigérienne de construction sans bois, a permis de former des ouvriers à la réalisation de voûtes nubiennes. Les femmes-peintres d’Ayorou ont profité de la décoration des façades pour initier la prochaine génération aux enduits colorés traditionnels. Source de synergies, le projet a donné à des jeunes les moyens de bâtir leur avenir.

4. École de couture en terre et acier à Niamey, Niger. Architecte :  Odile Vandermeeren
© Gustave Deghilage

Pour un développement écoresponsable en Afrique

Construire pour et avec les usagers

L’architecte égyptien Hassan Fathy (1970) a intitulé Construire avec le peuple son livre qui décrit l’histoire de son projet pour le village de Gourna dans les années 1940. Il y explique les raisons de son échec, dont l’usage des briques « de boue » traditionnelles pour les murs et les couvertures en coupoles ou voûtes nubiennes, au lieu des parpaings de béton, symboles de la modernité occidentale.

L’architecte allemande Anna Heringer, elle, construit pour et avec les usagers : « L’architecture est un outil pour améliorer la vie. La vision qui sous-tend mon travail et qui me motive, c’est d’explorer et d’utiliser l’architecture comme un moyen pour renforcer la confiance en soi et en sa culture, soutenir les économies locales et favoriser l’équilibre écologique. Vivre dans la joie est un processus créatif et actif, et je m’intéresse profondément au développement durable de notre société et de notre environnement bâti »[4].

Campus de formation pédagogique à Tatale, Ghana

Internationalement reconnue pour ses projets en terre et bambou au Bangladesh et en Chine, Anna Heringer travaille aussi en Afrique. Après une école maternelle au Zimbabwe, elle réalise actuellement un centre de formation et de production au nord-est du Ghana, à la frontière du Togo. Destiné à la communauté de Tatale, le projet est géré par les Salésiens avec leur mission Don Bosco. Le centre proposera l’apprentissage des techniques d’écoconstruction (maçonnerie de briques de terre crue, pisé[5], structures en bois, électricité). Les cours concerneront aussi la production de fruits et légumes en agroécologie et les principes d’une alimentation saine et de l’économie domestique. Aux locaux d’enseignement s’ajouteront des dortoirs pour les étudiants, une salle communautaire, une bibliothèque et des logements pour les enseignants. « Grâce à cette formation professionnelle, les jeunes seront en mesure d’assurer la subsistance de leurs familles et de lutter contre le problème de l’exode rural et de l’émigration » (site web d’Anna Heringer)[6].

 

5. Campus de formation pédagogique à Tatale, Ghana. Architecte :  Anna Heringer
© Alizée Cugney

L’architecture pour le développement

Les écoles, dispensaires et autres équipements publics réalisés dans le cadre de l’aide humanitaire internationale suivent trop souvent le même schéma, dicté par des modes de pensée occidentaux : des bâtiments en matériaux industrialisés souvent importés (parpaings, tôles d’acier, etc.) sont implantés selon une trame orthogonale sans lien avec les constructions vernaculaire. Anna Heringer regrette que ces projets « n’intègrent généralement pas les potentiels endogènes ni les précieuses traditions locales de construction. Comme ces initiatives proviennent de régions riches et puissantes du monde, les matériaux importés deviennent des symboles de statut social exprimant force et stabilité, pouvoir, éducation et prospérité » (Heringer, 2020b). Le projet de Tatale vise à développer une alternative : « construire avec des matériaux naturels, comme la terre, permet de maximiser le potentiel des ressources librement disponibles et de créer des opportunités d’emploi. En conséquence, les investissements dans l’environnement bâti génèrent des retours sur investissement en termes de capital environnemental et social » (ibid.).

6. Maquette du Campus de Tatale. Architecte :  Anna Heringer
© Studio Anna Heringer

Les bâtiments d’Anna Heringer allient esthétique contemporaine, principes bioclimatiques, valorisation des matériaux disponibles à proximité et soutien à l’artisanat local. Ils rendent hommage aux savoir-faire vernaculaires sans refuser ponctuellement des techniques robustes et efficaces. Ils sont représentatifs du changement de paradigme que le Mouvement de la frugalité heureuse et créative souhaite soutenir, en Europe comme en Afrique.

Bibliographie

Bornarel Alain, Gauzin-Müller Dominique & Madec Philippe (2018). Manifeste de la frugalité heureuse et créative [publié en ligne]. URL : https://frugalite.org/include/telechargement/le-manifeste.pdf

Fathy Hassan (1970). Construire avec le peuple. Histoire d’un village d’Égypte : Gourna. Paris, Sindbad.

Frampton Kenneth (1983). « Towards a Critical Regionalism: six Points for an Architecture of Resistance ». In Modern architecture – A critical history. Londres, Thames & Hudson [nouvelle édition 1992].

Frey Pierre (2010). Learning from vernacular. Pour une nouvelle architecture vernaculaire. Arles (France), Actes Sud.

Gauzin-Müller Dominique & Madec Philippe (2014). Viavino. Modernité rurale. Paris, éd. Jean-Michel Place.

Gauzin-Müller Dominique (2017). Architecture en terre d’aujourd’hui. Plaissan (France), éditions Muséo.

Gauzin-Müller Dominique (2019). Architecture en fibres végétales d’aujourd’hui. Plaissan (France), éditions Muséo.

Laureau Vincent (2020). Apprendre de Bamako. Un quartier urbain autoconstruit en terre. Paris, L’Harmattan.

Norberg-Schulz Christian (1979). Genius Loci. Towards a phenomenology of architecture. Milan (Italie), Rizzoli.

Rudofsky Bernard (1964). Architecture Without Architects. A short introduction to non-pedigreed architecture. Albuquerque (USA), University of New Mexico Press [réedition 1987].

Vandermeeren Odile (2019). Construire en terre au Sahel aujourd’hui. Plaissan (France), éditions Muséo.

Sites web

Heringer Anna : https://www.anna-heringer.com

Frugalité heureuse et créative : https://www.frugalite.org


Notes

[1] Le manifeste a été lancé par l’ingénieur Alain Bornarel, l’architecte et urbaniste Philippe Madec et l’architecte-chercheure Dominique Gauzin-Müller.

[2] Selon Guillaume Habert, directeur de la chaire de construction durable de l’ETH de Zurich (Eidgenössische Technische Hochschule Zürich – École polytechnique fédérale de Zurich) en Suisse.

[3] Voir dans ce numéro d’ARDD l’article « Actions et initiatives du FACT », par O. Vandermeeren, D. Gauzin-Müller, C. Belinga Nko’o & O. Sacko.

[4]  Site web d’Anna Heringer. URL : https://www.anna-heringer.com/vision/ (consulté le 27.10.2020).

[5] Pour cette technique de construction inventée au 9e siècle avant Jésus-Christ, de fines couches de terre crue sont damées entre des banches.

[6] Site web d’Anna Heringer. URL : https://www.anna-heringer.com/projects/vocational-school-tatale-ghana/ (consulté le 27.10.2020).


Auteure / Author

Dominique Gauzin-Müller est architecte-chercheure et enseignante française, auteure de 19 livres et d’expositions sur l’architecture et l’urbanisme écoresponsables. Elle a coordonné deux prix mondiaux : le TERRA Award sur l’architecture en terre crue et le FIBRA Award sur l’architecture en fibres végétales. Elle est membre associée de l’Académie d’architecture. Elle est professeure honoraire associée de la chaire Unesco « Architectures de terre, cultures constructives et développement durable », enseignante à l’ENSAS (École nationale supérieure d’architecture de Strasbourg, France), et à l’ENAM (École nationale d’architecture de Marrakech, Maroc). Elle a commencé en septembre 2020 une thèse de doctorat sur l’architecture frugale et créative au Laboratoire de recherche en architecture de l’École nationale supérieure d’architecture de Toulouse.

Dominique Gauzin-Müller is a French architect-researcher and teacher, author of 19 books and exhibitions on eco-responsible architecture and urbanism. She has coordinated two world prizes: the TERRA Award for raw earth architecture and the FIBRA Award for plant fibre architecture. She is an associate member of the Academy of Architecture (France). She is an honorary associate professor of the UNESCO Chair “Earthen Architectures, Constructive Cultures and Sustainable Development”, a teacher at ENSAS (École nationale supérieure d’architecture de Strasbourg, France), and at ENAM (École nationale d’architecture de Marrakech, Morocco). In September 2020, she began a PhD on frugal and creative architecture at the Laboratoire de recherche en architecture of the École nationale superieure d’architecture de Toulouse.


Résumé

Le Mouvement de la frugalité heureuse et créative dans l’architecture et l’aménagement des territoires, lancé en France en janvier 2018, poursuit les travaux de pionniers qui recherchent depuis des décennies un équilibre entre les enseignements tirés des constructions vernaculaires et le progrès apporté par la modernité. Des bâtiments frugaux, construits avec des matériaux locaux biosourcés (bois, paille, roseaux, chanvre, etc.) et géosourcés (terre crue et pierre), peuvent avoir un impact léger pour la planète et positif pour leurs usagers et leur territoire d’accueil. L’exemple de ces constructions apporte des éléments de réflexion à tous ceux qui souhaitent participer à la nécessaire transition écologique et sociétale. Un des enjeux majeurs est de prouver qu’il est possible de créer une esthétique contemporaine avec des matériaux traditionnels. Plusieurs exemples montrent que l’Afrique s’engage aussi sur cette voie, souvent en partenariat avec des professionnels européens.

Mots clés

Vernaculaire – Frugalité – Matériaux géosourcés – Matériaux biosourcés – Territoire – Créativité – Intelligence collective.

Abstract

The Movement for happy and creative frugality in architecture and regional planning, launched in France in January 2018, continues the work of pioneers who for decades have been seeking a balance between the lessons learned from vernacular constructions and the progress brought by modernity. Frugal buildings, realized with local biobased (wood, straw, reeds, hemp, etc.) and geobased (earth and stone) materials, can have a slight impact on the planet and a positive impact on their users and their host territory. The example of these constructions provides food for thought for all those who wish to participate in the necessary ecological and societal transition. One of the major challenges is to prove that it is possible to create a contemporary aesthetic with traditional materials. Several examples show that Africa is also moving in this direction, often in partnership with European professionals.

Key words

Vernacular – Frugality – Geobased materials – Biobased materials – Territory – Creativity – Collective intelligence.