Les cinq dilemmes Nord-Sud de la crise écologique

DUTERME Bernard
Sociologue, directeur du Centre tricontinental (CETRI), Louvain-la-Neuve, Belgique


ARDD-1-2021 – Développement durable : recherches en actes

Durabilité et globalisation : approches théoriques et critiques


Pour citer cet article

DUTERME Bernard : « Les cinq dilemmes Nord-Sud de la crise écologique », Actes de la recherche sur le développement durable, n°1, 2021.
ISSN : 2790-0355 (version en ligne) — ISSN : 2790-0347 (version imprimée)
URL : https://publications-univ-sud.org/ardd/2021/12/486/
DOI : (à compléter)


Texte intégral

Les cinq dilemmes Nord-Sud de la crise écologique

par Bernard DUTERME

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Réformer le mode de production des grandes industries et le niveau de consommation des populations les plus riches. Mieux, les transformer. Sous peine d’hypothéquer le sort des générations futures en aggravant celui des actuelles, dont les composantes les plus vulnérables pâtissent déjà de la dégradation de l’environnement. On en est là. Face à ce même défi que scientifiques et militants nous resservent depuis un demi-siècle [1].

À nos yeux, cinq controverses brident encore et toujours les énergies transformatrices, cinq dilemmes dont il faudra sortir par le haut. Centrale ou marginale, la crise écologique ? Concerné ou indifférent, le Sud ? Communes ou différenciées, les responsabilités ? Gris ou vert, le capitalisme ? Réformé ou transformé, le paradigme ? Les éléments de réponse qui suivent s’inspirent librement des positionnements critiques d’intellectuels et d’activistes de la cause écologique, d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine, partenaires du Centre tricontinental (CETRI).

Le CETRI en effet, ce centre d’étude des rapports Nord-Sud — basé à Louvain-la-Neuve (Belgique) et pour lequel je travaille depuis vingt ans — a pour objectif de faire entendre au Nord des points de vue du Sud et de contribuer à un questionnement des conceptions et des pratiques dominantes du développement à l’heure de la mondialisation. Sa collection Alternatives Sud en particulier s’attache à mettre en discussion les principaux enjeux de l’heure, telle la crise écologique, par des voix africaines, asiatiques et latino-américaines de référence, critiques des vents dominants de l’économie capitaliste.

Centrale ou marginale, la crise écologique ?

L’ampleur du désastre écologique sidère. Il ne se passe pas un mois sans qu’un nouveau rapport, universitaire ou onusien, plus alarmant que le précédent, vienne étayer la tendance. Il ne se passe pas un jour sans que le décompte morbide de ses effets vienne alourdir celui de la veille. Annoncés de longue date, en hausse depuis des lustres, ces impacts confirment au quotidien la gravité de la crise.

Et pourtant, d’importants secteurs continuent à négliger la catastrophe. Au mieux, à la minimiser. Au pire, à la réfuter. Ne parlons pas ici des opinions publiques, surtout en pays pauvres, à la sensibilité environnementale nettement moins affirmée qu’elle ne peut l’être dans les beaux quartiers « éco-conscients » des pays riches. Mais plutôt de ces secteurs de pouvoir — industriels transnationaux, milieux d’affaires, politiques conservateurs, économistes libéraux — qui refusent de reconsidérer la logique de leur modèle d’accumulation au vu de ses impasses.

Impasses qu’ils feignent même de méconnaître, à en croire Bruno Latour (2017), attentif à la question des limites environnementales de la modernité globalisée. Pour lui, le déni de la crise écologique, le démantèlement des États-providence, la mondialisation dérégulée et l’aggravation des disparités à l’œuvre depuis les années 1980 participent d’un même phénomène, pour ne pas dire d’« une même stratégie » de puissants aux abois. Au risque — que Latour endosse — d’assimiler cette stratégie à « un complot » de la ploutocratie.

« Les élites ont été si bien convaincues qu’il n’y aurait pas de vie future pour tout le monde », écrit-il, « qu’elles ont décidé de se débarrasser des fardeaux de la solidarité — c’est la dérégulation ; qu’il fallait construire une forteresse dorée pour les quelques pour-cent qui allaient pouvoir s’en tirer — c’est l’explosion des inégalités ; et que pour dissimuler l’égoïsme crasse d’une telle fuite hors du monde commun, il fallait rejeter la menace à l’origine de cette fuite éperdue — c’est la dénégation de la mutation climatique » (Latour, 2017).

Le raisonnement s’appuie, entre autres exemples, sur l’épisode de la société ExxonMobil qui, début des années 1990, « en pleine connaissance de cause » (elle a alors à son actif d’avoir publié des articles de qualité sur les périls du changement climatique), décide d’investir tant dans l’extraction pétrolière débridée que dans une campagne visant à prouver « l’inexistence de la menace » environnementale. L’actualité est remplie d’autres cas de figure où les multinationales les plus en vue assument leur fuite en avant. Ou la masquent, comme ces logiciels, chez Volkswagen et ailleurs, visant à réduire les émissions polluantes lors des tests d’homologation de nouveaux moteurs.

L’écologie divise, c’est un fait. « L’appel à une écologie de la communion universelle » comme « mission qui transcende les intérêts individuels, les choix idéologiques, les langages politiques » est d’autant plus « incantatoire » et « contre-productif » que « les lignes de fracture sont omniprésentes » (Charbonnier, 2020). Elles séparent les acteurs qui ont attaché leur destin aux énergies fossiles et à l’extraction agro-industrielle des populations qui en font les frais. Elles séparent aussi ceux qui peuvent se permettre le choix d’un mode de vie plus sain de ceux — « les premiers de corvée » — qui souhaitent hausser le niveau de la leur.

Concerné ou indifférent, le Sud ?

Les multiples indices qui mesurent la crise écologique l’attestent. Elle frappe d’abord les populations les plus vulnérables et affectent les contrées du Sud davantage que celles du Nord. Preuve là aussi que, sans réorientation politique d’ampleur, l’arrosé n’est pas l’arroseur. Et que ceux — endroits du globe ou groupes sociaux — qui profitent le moins du productivisme prédateur et du consumérisme dispendieux à l’origine des déséquilibres sont ceux qui en pâtissent le plus.

Quel que soit le classement considéré — celui des risques sanitaires, des habitats menacés, de l’insécurité alimentaire, de la pollution de l’eau, de la vulnérabilité climatique, etc. —, les pays pauvres trustent les premières places. Et lorsqu’il s’agit de hiérarchiser les catégories de population affectées, ce sont les plus dominées socialement — les indigènes, les ruraux, les femmes, les paysans, le secteur informel… — qui apparaissent en tête de course, avec de confortables marges d’avance.

Pour autant, les plus concernés sont-ils les plus concernés ? En clair, les populations les plus exposées aux effets dévastateurs des déséquilibres environnementaux sont-elles les plus préoccupées par « le futur de la planète » et le sort des « petits oiseaux » ? À l’évidence, non. Le constat renvoie tant au vieux débat marxiste sur la « conscience » que les classes sociales subalternes peuvent avoir ou non de leurs « intérêts objectifs », qu’au caractère secondaire des considérations (d’apparence) « post-matérialistes » lorsque le « matériel » n’est pas assuré. Comment s’émouvoir de « la fin du monde » quand « la fin du mois », de la semaine, de la journée requiert toutes les énergies mentales et physiques ?

Au Sud moins qu’ailleurs, l’écologie politique — comme courant de pensée qui entend redéfinir les enjeux mobilisateurs — n’a encore réussi à convaincre de l’intégration avantageuse de « la question sociale » dans « la nouvelle question socio-environnementale ». Et encore moins du dépassement de la « question coloniale » ou « postcoloniale » par l’imposition universelle de nouvelles normes écologiques. Des standards en provenance du Nord, souvent perçus au Sud comme une forme d’« impérialisme vert », de énième déclassement des économies périphériques au nom d’un principe civilisationnel supérieur.

Si la préoccupation climatique d’une partie des opinions publiques occidentales est la bienvenue face au décalage entre les actes à poser et la frilosité des décideurs, ce volontarisme ne doit pas nous amener à projeter notre sentiment d’urgence sur le reste du monde, réexpliquait en 2019 François Polet du CETRI. « La fixation sur l’enjeu climatique est le privilège de groupes libérés d’urgences vitales. En termes de rapports Nord-Sud comme en termes de classes sociales, il faut tenir compte des réalités et des horizons de chacun. Et combattre la tendance qui envisage l’élévation des niveaux de vie des populations du Sud sous le seul angle de leur impact carbone » (Polet, 2019).

Dit autrement, le goût pour la « simplicité volontaire » de nantis à la fibre post-matérialiste n’a pas lieu de s’imposer sur la nécessité d’échapper à la « simplicité involontaire » de pauvres… à la fibre matérialiste. L’économiste camerounais Thierry Amougou abonde dans le même sens : « Le privilège de “penser climat” et de se mobiliser pour lui est inégalement réparti entre le Nord et le Sud. Il suppose d’être libéré de l’emprise des carences du quotidien. Entre les émissions d’opulence des uns et les émissions de survie des autres, l’urgence environnementale est celle des favorisés et pas de ses premières victimes. Ventre affamé n’a point d’oreilles pour l’écologie ! » (Amougou, 2020).

Cela étant, prendre conscience du fait que les secteurs populaires des pays pauvres ont de bonnes raisons de ne pas s’inquiéter au premier chef de l’urgence de la question environnementale ne doit pas masquer une autre facette des réalités du Sud. Celle des luttes socio-environnementales, certes minoritaires mais effectives, qui s’y mènent. Elles opposent le plus souvent des communautés locales au capitalisme transnational. Des populations affectées dans leurs territoires aux « mégaprojets » d’investisseurs extérieurs.

Qu’ils soient miniers, agro-industriels, énergétiques, routiers, portuaires, touristiques…, ces « mégaprojets » — du nom que leur donnent les mouvements indigènes — relèvent pour la plupart de cette poussée « extractiviste » qui, depuis le début du siècle, a réactualisé le destin « pourvoyeurs de ressources » sans valeur ajoutée de nombre de pays « périphériques ». Plaçant même plusieurs d’entre eux, pourtant peu industrialisés, en situation de « désindustralisation précoce », de « reprimarisation ». Et renforçant dans le même mouvement la subordination de ces économies à celles des grandes puissances, y compris émergentes, telle la Chine. 

Les mouvements socio-environnementaux sont constitués des habitants des « nouvelles frontières » de ce modèle prédateur qui les spolient. Un modèle d’« accumulation » qui procède non plus seulement « par exploitation du travail et de la nature », mais aussi « par dépossession », par « appropriation privative des biens communs », des sols et des sous-sols, des ressources naturelles, du matériel génétique, de la biodiversité, des savoir-faire locaux…

Certes, les premières motivations des opposants aux « mégaprojets » puisent sans doute plus dans le registre de la récupération en souveraineté sur des territoires, à des fins économiques, voire existentielles, que dans les convictions socioculturelles d’un « écologisme des pauvres » dont l’économiste Joan Martínez Alier (2014) fait l’hypothèse. Pour autant, ces « conflits de distribution » (www.ejatlas.org) naissent bien d’une répartition injuste et d’un accès inéquitable à des biens (ressources naturelles) et à des maux (pollutions diverses) environnementaux, qui participent de la crise écologique mondiale.

Qu’elles soient mayas en rébellion contre une multinationale d’extraction de nickel, activistes antibauxite dans l’État d’Odisha en Inde ou encore algériennes en butte à la fracturation hydraulique pour le pompage du gaz, les populations mobilisées, qualifiées de « mouvements pour la justice environnementale » par les intellectuels militants du Sud qui tentent de les articuler, apparaissent comme les victimes non consentantes — doublement concernées donc — d’un même schéma de production, d’échange et de consommation, destructeur aux échelles locales et planétaire (Svampa, 2020).

Communes ou différenciées, les responsabilités ?

L’épineuse question des « responsabilités de la crise écologique » est, elle aussi, cruciale. Elle recèle en creux la reconnaissance du problème, l’acceptation de ses causes et la désignation des fautifs, auxquels il incombe de réparer leurs erreurs. Ce n’est pas mince, tant la relativisation du problème (« halte au catastrophisme »), la dénégation de ses origines (« les scientifiques nous mentent ») et la dilution des responsabilités (« tous sur le même bateau ») occupent encore régulièrement le devant de la scène.

Et pourtant, cela fait au minium un demi-siècle que la communauté internationale s’est mise à en débattre, pour aboutir à Rio en 1992, au Sommet de la Terre, sur ce principe révolutionnaire : « Étant donné la diversité des rôles dans la dégradation de l’environnement, les États ont des responsabilités communes mais différenciées. Les pays développés admettent la responsabilité qui leur incombe […], compte tenu des pressions qu’ils exercent sur l’environnement mondial et des techniques et des ressources financières dont ils disposent. » (Nations Unies, 1992)

Inutile de préciser que les pays pauvres ont dû batailler ferme pour couler ce principe dans le bronze du droit international. Et parvenir ainsi à ajouter à l’idée (occidentale) des responsabilités communes dans les dégradations, celle qu’une part de l’humanité (les pays industrialisés) en endosse plus que l’autre (le Sud au sens large) et se trouve dès lors redevable vis-à-vis de cette dernière de son haut niveau de développement. Dit autrement, la dette écologique des (pays) riches à l’égard des (pays) pauvres, accumulée depuis la révolution industrielle, est à faire valoir hic et nunc.

De sommets en conférences, le principe des « responsabilités communes mais différenciées » a bien sûr traversé diverses étapes de précision, d’inflexion et de concrétisation, mais avec une constante à ce jour : l’application insuffisante des mesures qui en émanent. Peu ou prou, les États renâclent. Ou relâchent leurs efforts pour d’autres priorités. Ou se désistent, comme les États-Unis de Trump qui renient l’Accord de Paris de 2015, où pourtant les pays émergents — tels la Chine, l’Inde, etc. — estiment avoir pris part, à hauteur de leurs émissions de gaz à effet de serre, au partage du « fardeau », se dissociant ainsi des pays en développement dont les responsabilités dans les changements climatiques restent négligeables.

En réalité, en vertu des principes du pollueur/payeur et de la différenciation des responsabilités, deux lignes de fracture divisent les critiques qui proviennent du Sud. L’une sépare les puissances émergentes des pays toujours… immergés. Les premières, drapées dans leur défense de la souveraineté des États, privilégient — à l’instar des États-Unis, dont elles concurrencent désormais les niveaux de pollution (en termes absolus mais pas relatifs) — la voie nationale (et discrétionnaire) des engagements volontaires contre la crise écologique. Les seconds, relayés par l’Union européenne dans le meilleur des cas, plaident quant à eux en faveur de mécanismes supranationaux contraignants.

L’autre ligne de fracture à l’œuvre au Sud tend à opposer des positionnements plutôt « officiels » à des arguments plus anti-systémiques, portés par les organisations sociales critiques. Les adeptes des premiers considèrent que la transition des « pays en développement » vers un modèle respectueux de l’environnement ne pourra s’opérer que si les « pays développés » n’instrumentalisent pas l’impératif écologique pour à la fois protéger leurs marchés et pénétrer davantage ceux du Sud, ainsi qu’accessoirement conditionner l’aide, les financements et les transferts de technologies à de nouveaux ajustements (Khor, 2012).

Les tenants des seconds en revanche regrettent que la seule dénonciation par le Sud du protectionnisme vert occidental — copie inversée du plaidoyer du Nord pour « plus de libéralisation chez eux et moins chez nous » — cautionne plus qu’elle ne questionne les fondamentaux du modèle conventionnel tiré par les exportations. Et partant, qu’au nom d’une critique des conditionnalités environnementales Nord-Sud, les gouvernements du Sud n’échappent ni aux injonctions libre-échangistes ni à la dérégulation du commerce et des investissements. Même si certains d’entre eux, comme l’Équateur ou la Bolivie socialistes par exemple, s’y sont essayés, en tentant de grever « l’échange inégal » du paiement de la « dette écologique ».

Gris ou vert, le capitalisme ?

À ce jour, comment les sociétés humaines ont-elles réagi aux… réactions problématiques de l’environnement à l’incidence de leurs activités sur l’écosystème terrestre ? Comment ont-elles choisi de composer avec les aléas de l’« anthropocène », cette nouvelle ère de l’histoire, théorisée par le prix Nobel Paul Crutzen pour embrasser l’ensemble des événements géologiques causés par l’expansion de l’empreinte humaine dans la biosphère depuis la révolution industrielle ? Ou plutôt avec les aléas du « capitalocène » de Jason Moore, qui renvoie, dans une version plus politisée, à l’expansion de l’empreinte du capitalisme depuis les prémices de ce système d’accumulation par exploitation sociale et environnementale ?

Deux options prépondérantes ont capté l’essentiel des énergies. L’une, caricaturée par la saillie — « the American way of life is not negotiable » – du président des États-Unis, Bush père, lors du Sommet de la Terre de 1992 ; l’autre, croquée par le dessinateur Pierre Kroll (2019), qui fait dire à un grand patron, cigare aux lèvres, face au ciel et à la mer : « Bon, moi je veux bien respecter tout ça. Mais disons-le franchement : qu’est-ce que ça peut me rapporter ? »

La fuite en avant productiviste, commerciale et consumériste d’un côté ; le faux-semblant du développement durable de l’autre. « Capitalisme gris » versus « capitalisme vert ». Est-ce à dire « plus du même » versus « mieux que rien » ? Pour justifier la première option, le président des États-Unis s’appuie sur le déni des limites environnementales au mode de vie américain. Pour légitimer la seconde, le grand patron crayonné par Kroll parie, quant à lui, sur la possibilité d’une « Green Economy », d’une « manière écologique de faire des affaires », selon la définition qu’en donne le PNUD.

Le « business as usual » du premier, on connaît. Il est la principale cause de la crise écologique dans toute sa gravité. À rebours des mises en garde — de celles du Club de Rome en 1972 avec son « halte à la croissance » à celles du GIEC —, sa perpétuation à l’échelle planétaire grossit chaque jour ses impacts directs et leurs effets délétères sur le climat et la biodiversité. Mais qu’en est-il du grand dessein — alternatif au « capitalisme gris » — de développement durable, d’économie verte, ou encore de Green Deal, pour reprendre les diverses appellations mobilisées depuis les années 1990 ? Rompt-il, lui, avec la logique du modèle mainstream qui scie la branche sur laquelle il est assis ? Offre-t-il la perspective d’une prospérité partagée, respectueuse de l’environnement ?

Promu depuis trois décennies tantôt par les agences onusiennes, tantôt par les États nationaux ou, avec plus ou moins d’opportunisme, par les entreprises privées, le projet n’a fait la preuve ni d’un renversement de logique ni d’une inversion de tendances. Certes, il connaît d’innombrables variantes. Entre le simple greenwashing des uns et la relance keynésienne des autres par des investissements verts, la création d’une demande en produits environnementaux et l’innovation techno-écologique, il y a de fait des marges non négligeables.

Mais dans tous les cas, il procède d’une réconciliation, dans l’esprit de ses promoteurs, entre la possibilité d’engranger des profits et celle de préserver les ressources naturelles. À contresens donc de la conviction qui continue à prévaloir dans des secteurs de poids — énergies fossiles, industries lourdes, commerce international, etc. — selon laquelle une politique environnementale s’identifie inévitablement à un frein à la croissance. Le président du Conseil européen, Charles Michel, semble (désormais) persuadé du contraire. Le Green Deal de la Commission Van der Leyen « convertit une nécessité existentielle pour la planète en opportunités économiques » (Le Soir, 27 mai 2020).

Lexicalement il est vrai, le projet d’économie verte, qui a dominé les débats du Sommet Rio+20 de 2012, ne s’embarrasse plus du troisième pilier du développement durable (le social). Il entend rebooster le premier (l’économique) en valorisant le deuxième (l’environnemental). Pour ses détracteurs du Sud, il procède à « une colonisation de l’écologie par la logique d’accumulation de l’économie libérale » (Verzola & Quintos, 2011). Par la mise sur le marché du capital naturel, la valorisation des services écosystémiques, la privatisation des ressources, le brevetage du vivant… et la prétendue gestion efficace induite, la démarche entend réguler notre rapport à l’environnement, en dynamisant une « croissance créatrice d’emplois », assurant ainsi « un avenir viable au capitalisme » (CETRI, 2013).

Selon les coauteurs de L’urgence écologique vue du Sud (CETRI, 2020), l’illusoire verdissement du néolibéralisme, c’est le règne des « fausses solutions ». Parmi d’autres, les travers avérés de la commercialisation des « droits de polluer » (marché du carbone) et des diverses mesures de « compensation » en annihilent la portée. Pour Sylvie Brunel (2018), le « développement durable badigeonne de vertu » l’entreprise de « remodelage des zones d’influence des pays riches » dans les pays pauvres : la sécurisation des approvisionnements au nom du sauvetage de la planète. Ou comment adouber les fondamentaux d’un modèle à l’origine de l’aggravation des déséquilibres.

Pour l’ambitieux plan de relance européen post-pandémie, la critique est sévère. Si l’argument de ses partisans revient à dire qu’« investir dans le vert est rentable et que c’est la voie à suivre pour renouer avec la croissance » (Le Soir, 27 mai 2020), les actions préconisées — décarboner l’énergie, isoler les bâtiments, développer la mobilité douce, stimuler l’innovation technologique… — visent bel et bien la neutralité carbone en 2050 ! Hélas, l’insuffisance de son financement, la volonté flottante des pays membres et les incohérences entre les actes à poser et les accords commerciaux de l’UE laissent planer plus d’un doute sur sa faisabilité.

Réformé ou transformé, le paradigme ?

Si le « capitalisme vert » ne réussit pas à jeter les bases d’une prospérité soutenable et juste, où se situent alors les solutions ? À la faveur de la pandémie de coronavirus, à l’heure de réfléchir au « monde d’après », une quantité extraordinaire d’acteurs individuels et collectifs… du Sud et du Nord ont (ré)avancé leurs propositions alternatives.

Toutes ne coïncident pas mais partagent un air de famille social et écologique résolu, à distance du capitalisme globalisé. Elles plaident pour un changement de paradigme, en priorisant le respect et le partage des communs sur l’accumulation privée. Certaines en dressent les lignes de force sur le long terme, d’autres en définissent les étapes à franchir d’urgence. Elles passent tant par une réélaboration du rapport à la nature, que par un questionnement des rationalités, des rapports sociaux et des pratiques politiques intimement liées au modèle économique à supplanter.

Elles parlent beaucoup — même si ces leitmotivs ne datent pas d’aujourd’hui — de démarchandisation, de démondialisation et de démocratisation. De valeur d’usage aussi, de récupération en souveraineté et de redistribution. De justice encore, commerciale, fiscale, sociale, environnementale, migratoire…, c’est-à-dire de dispositifs légaux, de mécanismes supranationaux qui limitent les droits des uns (États, industriels, transnationales, grandes fortunes…) là où ils empiètent sur les droits des autres, humains et… non-humains, d’où les progrès, dans plusieurs pays du Sud surtout — au moins sur papier — du concept de « droits de la nature ».

Deux clivages au moins traversent ces propositions alternatives. Le premier renvoie à la question de l’État comme moteur ou frein des changements à opérer. Si beaucoup lui donnent un rôle central face au libre marché (ou à sa place) dans la transition à mener, un courant plus autonome ou libertaire prône, lui, une mise en œuvre locale de l’écologie sociale, « municipaliste » ou « communaliste », à distance en tout cas de l’État, accusé de confisquer le pouvoir à un peuple à même de l’exercer lui-même.

L’autre clivage met aux prises l’urgence de l’anticapitalisme versus celle de l’antiproductivisme. Là où la gauche égalitariste reproche à l’écologie politique ses atermoiements à l’égard du capitalisme, celle-ci réprouve les tergiversations de celle-là à l’égard du productivisme. Et ce, en dépit des serments de l’une et l’autre : la première arguant de son virage environnemental au tournant du millénaire, la seconde de la profondeur critique de son nouvel imaginaire politique. L’Équateur de Correa (2007-2017) et la Bolivie de Morales (2006-2019) offrent un exemple saisissant d’une combinaison initiale — écosocialiste — des deux perspectives, suivie d’une relégation de l’anti-extractivisme par la lutte contre la pauvreté.

Au final, quel que soit le degré de compatibilité des alternatives aujourd’hui sur la table, les vents dominants post-pandémie semblent privilégier un scénario « plus du même » plutôt que l’ébauche d’un « tout autre chose ». À quelques inflexions « durables » près, la relance de la machine ne peut s’encombrer du souci de la biodiversité et du climat. Reste dès lors à se compter, c’est-à-dire à mobiliser — au-delà des théorisations ou des « écogestes » — les acteurs sociaux capables de peser, au Nord et au Sud, dans les rapports de force clés. Là où se décide au nom de quels intérêts se joue le sort de l’écosystème terrestre et des générations présentes et à venir.

Bibliographie

Amougou Thierry (2020). « L’urgence écologique : un récit occidentalo-centré ». In L’urgence écologique vue du Sud (CETRI ed.). Paris, Syllepse, coll. Alternatives Sud (vol. 27-3), pp. 137-143.

Brunel Sylvie (2018). Le développement durable. Paris, PUF.

CETRI (2013). Économie verte – Marchandiser la planète pour la sauver ? Paris, Syllepse, coll. Alternatives Sud (vol. 20-1).

CETRI (2020). L’urgence écologique vue du Sud. Paris, Syllepse, coll. Alternatives Sud (vol. 27-3).

Charbonnier Pierre (2020). « L’écologie ne nous rassemble pas, elle nous divise ». Le Monde, 14 mai.

Khor Martin (2012). Risks and Uses of the Green Economy Concept in the Context of Sustainable Development, Poverty and Equity. Research Papers, n°40, South Centre, Genève (Suisse).   
URL : https://www.greengrowthknowledge.org/sites/default/files/downloads/resource/Risks_and_uses_of_the_GE_concept_South%20Centre.pdf

Kroll Pierre (2019). Des signes qui ne trompent pas. Paris (France), Les Arènes.

Latour Bruno (2017). Où atterrir ? Comment s’orienter en politique. Paris, La Découverte.

Martínez Alier Joan (2014). L’écologisme des pauvres. Une étude des conflits environnementaux dans le monde. Paris, Les petits matins.

Nations Unies (1992). Rapport de la Conférence des Nations-Unies sur l’environnement et le développement. Rio de Janeiro, 3-14 juin 1992, 508 p.

Polet François (2019). « Ne pas projeter notre sentiment d’urgence sur le reste du monde ». Démocratie, n° 4, avril [en ligne]. URL : https://www.cetri.be/Ne-pas-projeter-notre-sentiment-d

Svampa Maristella (2020). « ¿Hacia dónde van los movimientos por la justicia climática? ». Nueva Sociedad, n° 286, avril. URL : https://nuso.org/articulo/hacia-donde-van-los-movimientos-por-la-justicia-climatica/

Verzola Pio & Quintos Paul (2011). Green Economy: Gain or Pain for the Earth’s Poor ? IBON International Policy Brief. IBON center, Quezon city (Philippines).   
URL : https://iboninternational.org/download/green-economy-gain-or-pain-for-the-earths-poor/

Sites web

Environmental justice Atlas : https://www.ejatlas.org [proyecto ejatlas, instituto de ciencia y tecnología ambiental (ICTA), Universidad autónoma de Barcelona].


Notes

[1] Ce texte reprend dans une version remaniée et synthétisée par son auteur l’introduction du numéro d’Alternatives Sud intitulé L’urgence écologique vue du Sud, paru en septembre 2020 (CETRI, 2020).


Auteur / Author

Bernard Duterme est sociologue, directeur du Centre tricontinental (CETRI, Louvain-la-Neuve, Belgique). Il est responsable de la collection Alternatives Sud (publication trimestrielle du CETRI aux éditions Syllepse). Il est auteur de plusieurs livres sur le développement, l’environnement et les mouvements sociaux dans les rapports Nord-Sud.

Bernard Duterme is a sociologist and director of the Centre tricontinental (CETRI, Louvain-la-Neuve, Belgium). He is responsible for the Alternatives Sud collection (CETRI’s quaterly publication, published by Syllepse) and has written several books on development, the environment and social movements in North-South relations.


Résumé

Sortir par le haut des cinq dilemmes de la crise environnementale implique de la considérer d’urgence comme un enjeu central ; de prendre acte du fait que les populations les plus vulnérables ne sont pas nécessairement celles qui lui donnent priorité ; de faire valoir la dette écologique des (pays) riches à l’égard des (pays) pauvres ; de rejeter le business as usual, même « verdi » ; et d’opter résolument pour un changement de paradigme, sans snober les conditions sociales et politiques d’une transition régulée.

Mots clés

Crise écologique – Nord-Sud – Climat – Inégalités – Durabilité.

Abstract

Emerging from the five dilemmas of the environmental crisis implies to urgently consider it as a central issue; to take note of the fact that the most vulnerable populations are not necessarily those who give it priority; to assert the ecological debt of the rich (countries) towards the poor (countries); to reject business as usual, even if « greener »; and to resolutely opt for a paradigm shift, without snubbing the social and political conditions of a regulated transition.

Key words

Ecological crisis – North-South – Climate – Inequalities – Sustainability.