Les enjeux de la régulation environnementale : efficacité et acceptabilité

Application au soja transgénique en Argentine

 

PHÉLINAS Pascale
Institut de Recherche pour le Développement (IRD), Centre d’études en sciences sociales sur les mondes africains, américains et asiatiques (CESSMA), Centre d’études et de recherches sur le développement international (CERDI), France.


ARDD-1-2021 – Développement durable : recherches en actes

Analyses : politiques, pratiques, mobilisations


Pour citer cet article

PHÉLINAS Pascale : « Les enjeux de la régulation environnementale : efficacité et acceptabilité. Application au soja transgénique en Argentine », Actes de la recherche sur le développement durable, n°1, 2021.
ISSN : 2790-0355 (version en ligne) — ISSN : 2790-0347 (version imprimée)
URL : https://publications-univ-sud.org/ardd/2021/12/537/
DOI : (à compléter)


Texte intégral

Les enjeux de la régulation environnementale : efficacité et acceptabilité
Application au soja transgénique en Argentine

par Pascale PHÉLINAS

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Les principes au fondement de l’économie de l’environnement se trouvent dans la théorie des externalités. Lorsque la question environnementale a commencé à se poser à la fin des années 1960, les économistes considéraient qu’ils avaient une vision cohérente et convaincante de la notion d’externalités environnementales, ainsi qu’un ensemble d’implications politiques simples. Le problème des externalités (environnementales ou non) faisait depuis longtemps partie de la théorie microéconomique et était intégré dans un certain nombre de textes standard. Les économistes voyaient dans ces externalités la conséquence de l’absence de prix (et par conséquent une défaillance du marché) pour certaines ressources environnementales rares telles que l’air et l’eau propres par exemple. Restaurer l’efficacité supposait alors la mise en place d’instruments permettant de réintroduire les coûts (ou avantages) externes dans l’arbitrage privé afin de fournir les signaux nécessaires pour économiser ou mieux utiliser les ressources naturelles.

L’émergence d’une préoccupation internationale pour les questions environnementales mondiales, notamment le réchauffement de la planète, mais aussi l’accroissement de toutes les formes de pollution, l’énorme défi des politiques visant à résoudre ces problèmes et les coûts impressionnants qu’elles impliquent ont suscité de très nombreuses contributions des économistes à la conception et la mise en œuvre des mesures de politiques environnementales.

L’objectif de cet article est de fournir une rapide revue de l’état de l’art de l’économie de l’environnement et de montrer à travers un cas concret, celui du soja transgénique en Argentine, les nombreuses difficultés auxquelles est confronté le régulateur dans la conception d’une politique de l’environnement dès lors que l’on passe de solutions « puristes » à la mise en œuvre de mesures réalistes. Nous distinguons dans ce texte « l’économie de l’environnement » de « l’économie des ressources naturelles ». Ce dernier domaine est centré sur l’allocation intertemporelle des ressources renouvelables et non renouvelables et a donné lieu à une vaste littérature sur des sujets tels que la gestion des pêches, des forêts, des minéraux, des ressources énergétiques, l’extinction des espèces etc. Cet ensemble de travaux est exclu de notre champ d’analyse. La ligne de démarcation précise entre l’économie de l’environnement et l’économie des ressources naturelles est certes un peu floue, mais nous avons limité notre champ d’étude à l’un des deux grands thèmes de l’économie de l’environnement : la régulation des activités polluantes.

Le propos est structuré en deux temps. Nous commençons dans la première section par un examen des résultats théoriques récents concernant le choix des principaux instruments politiques de contrôle des externalités : réglementation, redevances ou taxes sur les effluents, subventions aux processus de production « propres » et permis d’émission négociables. La seconde section présente une application des résultats théoriques à la régulation du soja transgénique en Argentine. Nous concluons notre étude par quelques réflexions sur l’état de l’économie de l’environnement et sa contribution potentielle à la formulation des politiques publiques.

Définir une politique environnementale

L’approche standard dans la littérature sur l’économie de l’environnement caractérise la pollution comme un « mal » public qui résulte des « rejets de déchets » associés à la production de biens privés. Un premier résultat théorique est que la résolution efficace de ces externalités environnementales exige que les agents polluants soient confrontés au coût de leurs activités polluantes, égal à la valeur des dommages qu’ils produisent. Un second résultat est que les forces du marché n’incitent pas les pollueurs à réduire spontanément leurs rejets car l’adoption de technologies de production propres implique un coût de dépollution. Cette situation appelle donc la mise en place de politiques de régulation.

La littérature sur la régulation environnementale est énorme et en fournir une revue complète et détaillée dépasse le cadre de cet article. Nous tenterons plutôt, dans cette section, d’esquisser les grandes lignes des principaux résultats de cette littérature, en mettant l’accent sur leurs implications pour la conception de la politique environnementale.

L’éventail des instruments de régulation

Il existe un large éventail d’instruments de lutte contre les externalités environnementales à l’intérieur duquel les économistes distinguent deux grands ensembles : les instruments réglementaires qui imposent des normes (d’émission de polluants, de procédé de production, d’usage d’équipements etc.) et les instruments dits de marché que l’on peut encore scinder en instruments de régulation par les prix ou de régulation par les quantités (Cropper & Oates, 1992 ; Requate, 2005).

Les instruments réglementaires les plus courants sont d’une part les normes technologiques qui imposent aux entreprises d’adopter la meilleure technologie disponible (pots d’échappement catalytiques, stations d’épuration, usage d’emballages recyclables etc.), d’autre part les normes d’émission qui fixent un niveau d’émission supérieur absolu que les entreprises ne peuvent dépasser (émissions de CO2 et/ou de souffre dans l’atmosphère, quantité de nitrate rejeté dans l’eau potable, taux de phosphates dans les lessives) sous peine de sanctions administratives, financières voire pénales.

Parmi les instruments fondés sur le marché, un premier sous-ensemble à disposition du régulateur est composé de taxes sur les émissions et/ou de subventions pour soutenir les efforts de limitation des rejets. La philosophie de ces instruments est d’inciter les entreprises à réduire les pollutions via la modification des prix, en laissant les entreprises libres de décider de la quantité d’effluents qu’elles veulent émettre ou réduire. L’instauration d’une taxe prélevée par unité de polluant répond au principe du pollueur payeur car elle réintroduit les coûts externes (sociaux) dans les coûts privés. Inversement, une subvention pour la réduction de la pollution consiste à récompenser les entreprises pour chaque unité d’émission qu’elles réduisent. Cet instrument fournit les mêmes incitations que les taxes, puisque chaque unité d’émission supplémentaire implique un coût pour l’entreprise en termes de subventions perdues.

Un second type d’instruments de marché repose sur l’émission de permis (négociables ou non). Dans ce cadre, le régulateur met en circulation un certain nombre de permis que les entreprises doivent détenir pour chaque unité de pollution qu’elles veulent émettre. Les règles d’attribution des permis relèvent de deux stratégies : soit les permis sont alloués gratuitement en fonction de l’historique des émissions ou des niveaux de production (souvent appelés les droits acquis), soit ils sont mis aux enchères, auquel cas les entreprises doivent payer pour chaque unité de polluant qu’elles vont émettre. En général, les entreprises sont autorisées à échanger ces permis avec d’autres entreprises sur un marché dit de permis négociables.

Les critères de choix de l’instrument de régulation

Dans la plupart des contextes économiques et politiques, tous les instruments décrits plus haut sont envisageables pour atteindre un objectif de politique environnementale donné. La question qui vient alors immédiatement à l’esprit est comment choisir le « meilleur » instrument (Keohane et al.,1998 ; Hoel & Karp, 2002 ; Farrow, 1994). Plusieurs critères président généralement à ce choix.

Un premier critère est celui de l’efficacité, c’est-à-dire la capacité de l’instrument à répondre à l’objectif fixé à moindre coût, généralement mesuré par le coût d’abattement[1]. Les conclusions de la littérature sur le sujet sont sans équivoque : au moins en théorie, les instruments fondés sur le marché minimisent le coût global de la réalisation d’un niveau donné de protection de l’environnement et fournissent des incitations dynamiques à l’adoption et à la diffusion de technologies « vertes » moins coûteuses et plus efficaces (Requate, 2005 ; Chiroleu Assouline, 2007 ; Oates & Portney, 2003 ; Goulder, 2008 ; Pezzey, 1992). En outre, ils sont globalement équivalents. Leur différence essentielle tient au fait que les taxes (ou subventions) imposent les mêmes efforts à chaque entreprise, alors que le système de permis autorise des efforts modulables dans le cadre d’une contrainte globale. Les instruments réglementaires sont généralement plus coûteux pour un objectif environnemental donné en raison des frais de collecte de l’information sur les rejets des pollueurs et de mise en place de contrôle administratif.

Toutefois, l’efficacité économique est loin d’être le seul facteur qui prévale dans le choix d’un instrument. Ce choix dépend des degrés relatifs d’opposition générés pour tel ou tel instrument. Les individus réagissent à leur perception des coûts et des avantages d’une politique environnementale pour eux-mêmes et pour les autres, quels que soient les coûts et les avantages réels. Plus les avantages sont visibles, plus la demande d’un instrument est importante ; plus les coûts sont visibles, plus l’opposition est importante et donc les coûts politiques pour le législateur. Par conséquent, le régulateur est susceptible de préférer les instruments réglementaires parce qu’ils ont tendance à dissimuler les coûts de la réglementation dans les augmentations de prix répercutées sur les consommateurs. En outre, les instruments réglementaires se prêtent bien à une politique symbolique d’affichage pro-environnement, car des normes strictes, comme des déclarations de soutien à la protection environnementale peuvent être facilement combinées avec des exemptions moins visibles et/ou une absence de contrôle.

Les interactions fiscales peuvent également augmenter ou réduire considérablement les avantages des politiques fondées sur les instruments de marché. Toute réforme environnementale peut entraîner une refonte de la fiscalité et changer significativement la part des prélèvements obligatoires dans le PNB. Les mesures d’incitation/taxation déterminent la répartition des avantages ou des coûts de la politique environnementale entre les groupes de revenus, les régions, les générations, entre les travailleurs et les inactifs etc. Ces effets distributifs ont des implications importantes non seulement pour l’équité ou la justice, mais aussi pour la faisabilité politique.

Enfin, l’idéologie joue un rôle important dans le choix des instruments. Un régulateur libéral qui défend l’économie de marché sera prédisposé à soutenir les instruments fondés sur le marché ; un régulateur qui a plus foi dans le gouvernement et l’administration et moins dans le secteur privé préfèrera, toutes choses égales par ailleurs, l’approche réglementaire.

Par conséquent, la sélection du « meilleur » instrument relève autant de l’art que de la science.

Réguler une production agricole non durable : le soja transgénique en Argentine

Le soja génétiquement modifié (GM) a été introduit en Argentine en 1996. Son adoption s’est répandue à une vitesse sans précédent, si bien qu’à l’heure actuelle, près de 99 % des terres consacrées à la culture du soja sont emblavées en semences génétiquement modifiées.

Bien que l’adoption du soja GM ait produit des bénéfices macro et micro-économiques importants (Bennett et al., 2013 ; Qaim, 2009 ; Phélinas & Choumert, 2017), la soutenabilité à long terme de la spécialisation de l’Argentine dans la production de soja transgénique reste très contestée (Carreño et al., 2012 ; Leguizamon, 2013). Les impacts environnementaux de la culture du soja transgénique, tels que l’intensification de l’utilisation des terres agricoles (Caviglia & Andrade, 2010), l’abandon de la rotation des cultures (Rotolo et al., 2015), l’expansion de la frontière agricole aux dépens des forêts (Fehlenberg et al., 2017 ; Gasparri et al., 2013), et l’utilisation intensive du glyphosate sont jugés sévèrement. Le glyphosate, qui régule la croissance des mauvaises herbes, contamine les sols (Peruzzo et al., 2008) ainsi que l’air (Astoviza et al., 2016) et l’eau (Lupi et al., 2015). Sa dangerosité pour la santé humaine fait toujours l’objet d’une intense controverse. Alors que de nombreux travaux signalent la présence de maladies respiratoires, d’incidences plus élevées de cancers ou de malformations des enfants dans les zones affectées par les pulvérisations aériennes (Gallegos et al., 2016 ; Schinasi & Leon, 2014 ; Botta et al., 2011), certaines autres études ne trouvent aucune preuve statistique d’une association entre les problèmes de santé et l’exposition au glyphosate (Andreotti et al., 2018).

Enfin, la culture du soja transgénique a également un coût social : une quantité importante de main-d’œuvre a été déplacée hors du secteur agricole, ce qui a entraîné un dépeuplement relatif des campagnes (Albaladejo et al., 2012 ; Phélinas & Choumert, 2017).

Les raisons du laissez faire

Jusqu’à présent, le gouvernement argentin a manifesté peu d’intérêt pour la régulation de la production de soja transgénique pour quatre raisons principales.

Premièrement, l’agriculture est le moteur de l’économie nationale et le soja est le principal produit d’exportation du pays, qui contribue positivement à la balance commerciale argentine et fournit une part élevée des recettes fiscales du gouvernement (15 à 20 %).

Deuxièmement, une vaste campagne de promotion des biotechnologies menée au nom des scientifiques, des entreprises agro-biotechnologiques, des entreprises agricoles multinationales, ainsi que de certaines associations de producteurs a contribué à promouvoir cette culture (Gras & Hernandez, 2009). Le « message » est d’autant mieux passé que le soja transgénique est bien moins cher à produire que le soja non transgénique : de nombreux auteurs indiquent une économie totale de 20 dollars par hectare (Qaim & Traxler, 2005 ; Trigo & Cap, 2004).

Troisièmement, il existe en Argentine une alliance de classe traditionnelle entre les élites rurales (grands propriétaires terriens) et les pouvoirs politiques. L’association de producteurs la plus ancienne et la plus puissante est sans aucun doute la Société Rurale Argentine (SRA). Créée en 1866, la SRA a toujours entretenu des liens étroits avec la sphère politique et nombre de ses membres ont traditionnellement occupé des postes de haut niveau dans les gouvernements successifs (Manzetti, 1992 ; Gras, 2012). Ils sont le groupe d’intérêt qui a potentiellement le plus fort contrôle sur le processus de régulation environnementale. En revanche, les petits et moyens producteurs, regroupés dans deux autres associations[2], recourent plutôt à la grève pour défendre leurs intérêts. Toutefois, la coalition de ces deux groupes d’intérêts clés contre toute forme de réglementation n’est pas improbable. Ils ont prouvé leur capacité de ralliement dans le passé en réaction à la proposition du gouvernement d’augmenter les taxes sur les céréales et les oléagineux en 2008.

Quatrièmement, la perception publique de l’impact environnemental du soja transgénique en Argentine a longtemps été faible. La politique environnementale n’a pas fait partie des préoccupations principales de la plupart des consommateurs argentins, dont le pouvoir d’achat a été sérieusement affecté par les politiques mises en œuvre dans les années 1990 et par la crise financière de 1998/2000. Il en est résulté une faible demande politique de régulation environnementale. Toutefois, des mouvements sociaux contre les pulvérisations aériennes ont progressivement vu le jour parmi les habitants des communautés agricoles de la région de la pampa (Leguizamón, 2016). Par ailleurs, les consommateurs de certains marchés de destination (l’UE en particulier) se sont montrés très réticents à l’importation de produits à base de soja transgénique. En conséquence, l’UE a imposé des restrictions sévères sur les importations de denrées alimentaires et d’aliments pour animaux susceptibles de contenir des OGM qui ont fermé le marché européen au soja transgénique argentin. Cette opposition interne et externe croissante au soja génétiquement modifié rend plus probable l’adoption d’une politique agricole respectueuse de l’environnement en Argentine.

Quel instrument de régulation ?

Compte tenu du large éventail d’externalités négatives associées à la production de soja transgénique, la réponse appropriée de politique environnementale doit se concentrer sur la régulation de la composition de la production agricole de telle sorte que la production soit réorientée, soit vers le soja non transgénique, soit vers d’autres cultures.

On propose ici une discussion des différents instruments possibles de régulation du soja transgénique en Argentine fondée sur un modèle théorique développé par ailleurs (Phélinas & Schwartz, 2017). Trois instruments de marché sont ici considérés car ils sont théoriquement équivalents et efficaces pour atteindre la réduction souhaitée de la production de soja transgénique[3] : une taxe sur le soja transgénique, une subvention pour la production de soja conventionnel ou d’autres cultures, et l’émission de quotas de production pour le soja GM. Ces trois instruments sont évalués dans deux dimensions cruciales : d’une part, la mesure dans laquelle ils ont une chance d’être acceptés et d’autre part préservent les recettes fiscales indispensables en Argentine pour couvrir le paiement du service de la dette et d’autres dépenses sociales.

Instaurer une taxe verte se heurterait rapidement à deux limites dans le contexte argentin. Premièrement, les producteurs de soja supportent déjà une taxe à l’exportation élevée (35 %) qui réduit le prix qu’ils reçoivent par rapport au prix d’exportation correspondant. En mars 2008, le gouvernement avait tenté d’augmenter le niveau de cette taxe jusqu’à 44 % mais la pression fiscale avait été jugée intolérable et punitive par les producteurs. Cela avait entraîné un grave conflit dans lequel les producteurs avaient bloqué les routes et paralysé le pays. Finalement, le gouvernement avait été contraint de faire marche arrière. Deuxièmement, il est fort probable que l’élasticité de l’offre de la production de soja transgénique à la taxe à l’exportation soit faible en Argentine. En effet, la taxe à l’exportation a été fortement augmentée entre 1992 et 2007, passant de 3,5 % à 35 %, puis légèrement réduite à 30 % par le gouvernement de Mauricio Macri, et augmentée à nouveau en 2020 à 33 %. Dans l’intervalle, la production a été multipliée par cinq, en raison de la hausse spectaculaire des prix internationaux, et reste à un niveau élevé en dépit du repli des cours sur le marché mondial depuis 2015. Un tel contexte supposerait une augmentation tellement élevée du taux de taxation pour réduire la production de soja GM qu’il ne pourrait que susciter une opposition politique globale forte.

Subventionner la production de soja conventionnel ou d’autres cultures serait coûteux pour les finances publiques. Il est donc peu probable, et au demeurant peu souhaitable, que cette alternative soit mise en œuvre en Argentine, en raison de l’accumulation explosive de la dette[4] (Cibils, 2011). Dans ce contexte, subventionner le soja conventionnel entrerait en concurrence avec d’autres dépenses publiques, notamment des programmes de transfert de richesses vers les pauvres, ce qui pose un problème d’acceptabilité politique.

On peut imaginer le transfert du paiement de cette subvention au marché privé. En effet, le soja conventionnel bénéficie d’une prime de prix de 50 dollars par tonne sur le marché international (Fok et al., 2010). Or, les producteurs argentins de soja conventionnel ne bénéficient pas de cette prime car leur production n’est pas commercialisée dans le cadre d’une chaîne certifiée. Le protocole de Carthagène sur la biosécurité exige en effet que les attributs du soja conventionnel soient préservés tout au long de la chaîne d’approvisionnement, des producteurs aux consommateurs finaux. Cela implique de mettre en place un système de traçabilité et d’étiquetage permettant de distinguer le soja transgénique du soja conventionnel tout au long de la chaîne d’approvisionnement. Ce processus est très coûteux à mettre en œuvre car il nécessite une séparation de la chaîne d’approvisionnement à chaque étape : disjonction des champs pour éviter la contamination, nettoyage des installations utilisées pour la manutention, la transformation et le transport, contrôle de la pureté du produit, etc.

Un dernier instrument de marché possible est la création d’un système de permis pour la production de soja dans lequel le régulateur définit un montant maximum de production de soja GM souhaitable. Chaque quota donne le droit de produire une (ou plusieurs) unités de soja transgénique et chaque exploitation agricole doit détenir la quantité de quotas correspondant à son niveau de production souhaité.

L’un des principaux enjeux de l’émission de quotas de production est la manière dont ils sont attribués (Montgomery, 1974 ; Lai, 2008 ; Kampas & White, 2003). Deux grandes options sont possibles : une allocation gratuite ou une vente aux enchères. Dans ce qui suit, nous évaluons dans quelle mesure les différentes allocations de quotas satisfont la contrainte budgétaire et génèrent des effets de répartition susceptibles d’entraîner soit une forte opposition politique soit une certaine approbation.

L’allocation gratuite est un instrument très attrayant pour le régulateur car elle offre un grand choix de critères d’allocation qui facilite le contrôle des effets distributifs de la réglementation et donc l’adhésion politique sans modifier le rapport coût-efficacité. Le régulateur peut attribuer des parts égales à tous les producteurs de soja transgénique ou, et c’est le cas le plus fréquent, des quotas proportionnels à leur production passée (ou aux terres cultivées). Un plan de répartition basé sur la production historique favorise les producteurs existants et transfère des rentes aux plus grands. Cette règle de répartition susciterait, à n’en pas douter, l’approbation (à défaut de soutien fort) des plus grands producteurs argentins, car elle protège de fait les intérêts des membres influents de la Société Rurale. En revanche, cette règle d’allocation ne contribue pas aux recettes fiscales de l’État.

Au lieu de répartir librement les quotas de production, le régulateur peut choisir de les vendre aux enchères sur un marché primaire. Dans ce cas, chaque exploitation doit acheter le droit de produire du soja transgénique. Le système d’enchères présente l’immense avantage d’augmenter les recettes fiscales. Cette alternative est donc particulièrement intéressante pour l’État Argentin. Son principal inconvénient est qu’elle risque de se heurter à une opposition politique plus forte que la distribution gratuite et il y a de bonnes raisons de craindre une résistance farouche de la part des très puissantes associations de producteurs, plus soucieuses de la protection des revenus de leurs membres que de considérations sociales et environnementales.

Conclusion

Plusieurs thèmes généraux ressortent de la discussion précédente. Premièrement, compte tenu de tous les coûts découlant de l’expansion du soja transgénique, une action politique est nécessaire pour promouvoir une composition de la production agricole socialement optimale. Deuxièmement, aucun instrument n’est clairement supérieur à un autre dans toutes les dimensions pertinentes pour le choix de politique environnementale. Troisièmement, le choix de l’instrument implique des compromis importants.

Le choix d’un instrument de régulation environnementale est ainsi un problème à multiples facettes. La littérature sur le choix des instruments a plaidé avec force en faveur des politiques incitatives. Elle a également contribué à établir l’idée que les taxes environnementales et les quotas mis aux enchères sont une source potentielle particulièrement efficace de recettes publiques. Mais l’argument de l’efficacité ne suffit pas à imposer l’utilisation d’un instrument là où des considérations d’acceptabilité prévalent. Les échecs de la politique environnementale sont souvent dus à l’influence de puissants groupes d’intérêt. Si cette influence est plus une difficulté politique qu’un problème économique, les économistes peuvent néanmoins concevoir de nouveaux instruments politiques qui permettent de mieux concilier l’efficacité et les objectifs de répartition (par exemple, en évitant de faire peser une lourde charge à court terme sur des parties prenantes très mobilisées).

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Notes

[1] Le coût d’abattement mesure l’écart de coûts entre une technologie de référence et une autre, ramené aux émissions de polluants évitées par l’emploi de cette technologie. Cette notion représente ainsi le coût additionnel engendré par l’évitement d’une unité d’émission de polluant.

[2] La Fédération agraire argentine (FAA) et la Confédération des sociétés rurales argentines (CRA).

[3] Les instruments réglementaires, moins efficaces, ne sont pas considérés ici.

[4] Les paiements du service de la dette atteignaient 4,7 % du PIB en 2016


Auteure / Author

Pascale Phélinas est économiste à l’IRD et conduit actuellement des recherches en économie agricole et de l’environnement ainsi qu’en économie du risque environnemental. Ses travaux s’intéressent aux déterminants et à l’impact de l’introduction des cultures transgéniques et de l’adoption de technologies de précision sur l’agriculture en Argentine. Elle mène également des recherches sur la réponse des ménages à l’exposition à un risque environnemental (volcanique et climatique) et ses conséquences économiques et sociales en Argentine et en Equateur. Elle est impliquée dans plusieurs enseignements universitaires et dans la direction de thèses de doctorat.

Pascale Phélinas is an economist at IRD and is currently conducting research in agricultural and environmental economics as well as in environmental risk economics. Her work focuses on the determinants and impact of the introduction of transgenic crops and the adoption of precision technologies on agriculture in Argentina. She also conducts research on household responses to environmental risk exposure (volcanic and climatic) and its economic and social consequences in Argentina and Ecuador. She is involved in several university courses and in the direction of PhD theses.


Résumé

L’objectif de cet article est de fournir une revue de l’état de l’art de l’économie de l’environnement et de montrer à travers un cas concret, celui du soja transgénique en Argentine, les nombreuses difficultés auxquelles est confronté le régulateur dans la conception d’une politique de l’environnement, dès lors que l’on passe de solutions « puristes » à la mise en œuvre de mesures réalistes. La littérature sur le choix des instruments a plaidé avec force en faveur des politiques incitatives et contribué à établir l’idée que les taxes environnementales et les quotas mis aux enchères sont des instruments particulièrement efficaces. Nous montrons que l’argument de l’efficacité ne suffit pas à imposer l’utilisation d’un instrument là où des considérations d’acceptabilité prévalent et qu’aucun instrument n’est clairement supérieur à un autre dans toutes les dimensions pertinentes du choix de politique environnementale.

Mots clés

Soja transgénique – Argentine – Glyphosate – Régulation environnementale

Abstract

The objective of this article is to provide a review of the state of the art in environmental economics and to show, through a concrete case, that of transgenic soybeans in Argentina, the many difficulties faced by the regulator in designing environmental policy, as one moves from « purist » solutions to the implementation of realistic measures. The instrument choice literature has argued strongly in favor of incentive-based policies and has helped establish the idea that environmental taxes and auctioned quotas are particularly effective instruments. We show that the efficiency argument is not sufficient to force the use of an instrument where acceptability considerations prevail and that no instrument is clearly superior to another in all relevant dimensions of environmental policy choice.

Key words

Transgenic Soybean – Argentina – Glyphosate – Environmental regulation