Mobilisations pour l’égalité et protection de l’environnement : une relation sous tension

L’expérience du Réseau Agroécologique de Femmes Agricultrices RAMA (Brésil)

 

HILLENKAMP Isabelle
Socioéconomiste, IRD, Centre d’études en sciences sociales sur les mondes africains, américains et asiatiques (CESSMA), Paris, France


ARDD-1-2021 – Développement durable : recherches en actes

Analyses : politiques, pratiques, mobilisations


Pour citer cet article

Hillenkamp Isabelle : « Mobilisations pour l’égalité et protection de l’environnement : une relation sous tension. L’expérience du Réseau Agroécologique des Femmes Agricultrices RAMA (Brésil) », Actes de la recherche sur le développement durable, n°1, 2021.
ISSN : 2790-0355 (version en ligne) — ISSN : 2790-0347 (version imprimée)
URL : https://publications-univ-sud.org/ardd/2021/12/558/
DOI : (à compléter)


Texte intégral

Mobilisations pour l’égalité et protection de l’environnement : une relation sous tension.
L’expérience du Réseau Agroécologique de Femmes Agricultrices RAMA (Brésil)

par Isabelle HILLENKAMP

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Plusieurs courants de pensée, comme le féminisme environnemental (Agarwal, 1992), l’écoféminisme (Hache et al., 2016), la théorie décoloniale (Escobar, 2018) ou encore la justice environnementale (Schlosberg, 2009), attirent l’attention sur les liens étroits entre dégradations environnementales et rapports de domination fondés sur le genre, la classe sociale, la race, l’ethnie etc. Ces analyses se multiplient et gagnent en visibilité au fur et à mesure que la crise environnementale globale aiguise la conscience collective de ces enjeux, marquant une nouvelle étape de politisation du débat sur le développement durable. Par un renversement de perspective, cette prise de conscience met également en lumière les mobilisations socio-environnementales par lesquelles certains groupes subalternes articulent leurs revendications d’égalité avec des formes spécifiques de protection de l’environnement.

Le texte qui suit relate l’expérience du Réseau Agroécologique de Femmes Agricultrices (Rede Agroecologica de Mulheres Agricultoras) RAMA — BRANCHE en brésilien — implanté dans une zone forestière du sud-est du Brésil. Créé en 2015 sous l’impulsion d’une ONG féministe locale, la SOF (Sempreviva Organização Feminista), ce réseau a pour but de valoriser la production agroécologique diversifiée des femmes afin d’accroitre leur autonomie et de contribuer à la reproduction durable des écosystèmes locaux. Il s’inscrit dans un contexte marqué à la fois par les conflits pour l’accès au foncier et pour l’usage des ressources opposant les communautés à des élites économiques et politiques locales et par la persistance de normes sociales patriarcales à l’intérieur de ces communautés.

Mon analyse de l’expérience de la RAMA repose sur des projets de recherche-action en partenariat avec ce réseau et avec la SOF menés de 2016 à 2020. Par recherche-action, nous entendons un mode de production de connaissances tourné vers les objectifs des actrices (ou acteurs) locales, comme ici ceux de la RAMA (Hillenkamp & Nobre, 2018). Les connaissances, produites à travers l’observation des activités du réseau, de visites et entretiens auprès des agricultrices et d’autres interlocuteurs locaux (maris des agricultrices, leaders communautaires, personnel des organisations gouvernementales et non gouvernementales etc.) ont donc visé à préciser les conditions d’une plus grande autonomie des femmes en même temps que d’un mode de production agricole durable. Ces connaissances ont été discutées avec les membres de la RAMA et les autres interlocuteurs à différents niveaux, dans la société civile et les pouvoirs publics (ateliers-débats ou réunions s’appuyant sur des vidéos, podcast, dépliants, rapports, etc.). Cette position de recherche permet d’approfondir les multiples facettes de l’expérience des actrices et acteurs locaux et de comprendre les conditions du changement social en les expérimentant au niveau de la production de connaissances.

Le texte est organisé en trois parties. Dans un premier temps, je montre en quoi l’expérience de la RAMA constitue une mobilisation socio-environnementale qui allie contestation des rapports de genre et ethnico-raciaux, d’une part, et valorisation de pratiques culturales féminines relevant d’une logique de care social et environnemental, d’autre part. Cependant, je pointe la présence simultanée d’autres logiques de protection de l’environnement, qui interagissent avec les pratiques agricoles et l’organisation des femmes de la RAMA. Ainsi, la deuxième partie traite de la logique de conservation environnementale, au sein d’aires protégées instituées par l’État qui se superposent aux territoires des communautés auxquelles ces femmes appartiennent. La troisième partie analyse comment des paiements pour services de captation de dioxyde de carbone, qui ont été introduits récemment dans la région par des ONG « vertes », se traduisent pour ces agricultrices. Dans chaque partie, je pars de l’expérience des femmes de la RAMA pour remonter vers les rapports sociaux et politiques plus larges dans lesquels elle s’inscrit. Par cette démarche, mon objectif est de problématiser la relation entre mobilisations pour l’égalité — ici de genre et ethnico-raciale — et modèles de protection de l’environnement, afin d’attirer l’attention sur les différences entre ces modèles et sur les tensions vécues par les actrices et acteurs de ces mobilisations.

Faire partie de la RAMA : agroécologie et féminisme

Depuis 2015, plus de 70 femmes se sont impliquées durablement dans les groupes locaux de neuf communautés de la municipalité de Barra do Turvo, dans la région du Vale do Ribeira, qui forment la RAMA. Certaines sont membres de communautés quilombolas, alors que d’autres sont des migrantes d’autres régions du pays. Toutes ces femmes ont une production agricole et la plupart se reconnaissent comme femmes noires.

Le terme quilombo désigne au Brésil les membres de communautés reconnues comme descendant d’esclaves noirs. La présence de ces populations dans le Vale do Ribeira date de l’exploitation de ce territoire durant la colonie portugaise. Après l’abolition de l’esclavage, à la fin du XIXe siècle, ces populations ont formé des quilombos dans ce qui était alors une zone forestière isolée. Au cours du XXe siècle, la pénétration de nouvelles activités économiques à grande échelle (barrages, monocultures) puis l’institution d’aires protégées a conduit les quilombos à affirmer leur mode de gestion communautaire de la forêt (Bernini, 2015). La fin du « miracle économique » brésilien, après les années 1970, a amené des populations issues d’autres États du pays à s’installer dans la région en qualité d’agriculteurs dits « familiaux ». Enfin, dans la seconde moitié des années 1990, Barra do Turvo s’est fait connaitre pour l’organisation d’habitant.es de quilombos et de ces nouveaux quartiers de l’agriculture familiale dans une association d’agriculteurs dits « agroforestiers » (voir la section suivante).

La pénétration de la SOF dans la région, en 2015, et la formation de la RAMA, se sont inscrites dans ce contexte. La SOF a d’abord agi en tant qu’ONG exécutrice d’une politique fédérale d’assistance technique en agroécologie destinée exclusivement aux femmes. En tant qu’ONG activiste de longue date (1968) au Brésil, ayant notamment hébergé le Secrétariat international de la Marche mondiale des femmes, entre 2006 et 2010, la SOF avait contribué au mouvement féministe qui avait revendiqué et proposé ce type de politique.

La SOF a tissé des alliances avec les initiatives d’agroforesterie et de gestion communautaire de la forêt dans les quilombos de Barra do Turvo, tout en valorisant l’agriculture extrêmement diversifiée et à petite échelle pratiquée par les femmes. Comme résultat des rôles féminins socialement attribués dans l’alimentation et la santé familiale et communautaire, de nombreuses femmes cultivaient et cultivent toujours une grande diversité de plantes alimentaires et médicinales, qu’elles intègrent avec leurs autres activités (cuisine, compostage, élevage de petits animaux, préparation de fumier, fertilisation des sols, etc.). Avant la formation de la RAMA, ces pratiques étaient principalement tournées vers l’autoconsommation et socialement dévalorisées — vues comme la culture de « choses molles au fond du jardin », selon l’expression d’un interlocuteur du gouvernement municipal. Les femmes elles-mêmes considéraient souvent qu’elles « n’avaient rien » et de nombreuses jeunes filles partaient et partent toujours vers la ville à l’adolescence (Hillenkamp & Lobo, 2019). Les cultures socialement valorisées sont celles, essentiellement masculines, dans l’agriculture commerciale (mono ou biculture, en particulier banane et cœurs de palmier) et l’élevage (buffles et vaches/bœufs), mais aussi dans l’agroforesterie tournée vers la vente et la génération de revenus.

Depuis 2015, la production de la RAMA s’est développée, par l’augmentation des surfaces cultivées, par l’adhésion de nouvelles agricultrices — y compris en 2020, durant la pandémie de Covid-19 — et par la circulation des savoirs et techniques au sein du réseau, avec l’appui des agronomes de la SOF. Des « Carnets agrécologiques », proposés par le Groupe de Femmes de l’Alliance Nationale brésilienne d’Agroécologie (Alvarenga et al., 2018) dont la SOF fait partie, ont encouragé les agricultrices à noter mois par mois l’équivalent monétaire de l’ensemble de leur production (vendue, autoconsommée, donnée et troquée). Cet instrument et les discussions qui l’ont accompagné les ont menées à reconnaitre la valeur de leur travail non rémunéré et à questionner sa relégation à une simple « aide » par rapport aux revenus masculins. La SOF a de plus promu une valorisation monétaire de la production de la RAMA, en mettant les agricultrices en relation avec des acheteurs attentifs à la valeur de ce travail, comme un réseau de groupes de consommation « responsable », des magasins liés au mouvement d’économie solidaire et des marchés biologiques. Des accords et une logistique complexe, assurée d’abord par l’ONG puis de manière croissante par les agricultrices et des filles d’agricultrices, permettent de commercialiser une offre de près de 300 produits.

Parallèlement, les femmes de la RAMA ont participé à des rencontres organisées par la SOF ou par le mouvement féministe (ex. Marche mondiale des femmes), au cours desquelles les questions de la division sexuelle du travail et de l’invisibilité du travail domestique et agricole féminin ont été thématisées. La pratique d’une agriculture agroécologique diversifiée a été affirmée comme l’expression d’un travail de care social et environnemental indispensable à la reproduction durable de la vie et pouvant servir de base à la revalorisation des activités féminines et à la renégociation des rapports de genre. Peu à peu, le discours des agricultrices de la RAMA s’est dédoublé : à la dénonciation des discriminations ethnico-raciales et au positionnement dans les mobilisations en défense du territoire, s’est ajouté un discours plus subtil affirmant la valeur de leur travail conçu désormais en termes de care et justifiant une nouvelle autonomie dans la vente, la production, le budget et les décisions familiales.  

Cette expérience, qui connait des limites, notamment dans la division sexuelle du travail familial toujours inégale, constitue une expression locale de l’approche féministe de l’agroécologie qui s’est affirmée à l’échelle du Brésil dans les années 2000. Cette approche s’est structurée dans un champ multi-positionné, constitué de mouvements dits de femmes rurales — dont certains organisés depuis les années 1980 —, d’ONG, de cadres de la gestion publique, de professeur.es et étudiant.es universitaires. Ces actrices et acteurs ont construit un argument commun autour de l’existence de savoirs et pratiques retenus par les « femmes rurales », comme résultat de leur exclusion historique des programmes de modernisation agricole et de leur assignation au travail de care. Elles.ils ont revendiqué la reconnaissance de ces savoirs et pratiques dans une vision large de l’agroécologie, s’appuyant sur la diversité culturale pour atteindre à la fois une plus grande soutenabilité écologique et une plus grande justice sociale. Ce champ a renforcé les collectifs déjà existant dans certains territoires (Jalil, 2013) et a suscité la création de nouveaux réseaux comme la RAMA. Ce champ politique a été renforcé sous le gouvernement du Parti des travailleurs (2003-2016), grâce, en particulier, à la création de la Direction de Politiques pour les femmes rurales au sein du Ministère du Développement agraire (en 2010), qui a mis en œuvre la politique d’assistance technique en agroécologie destinée aux femmes, que la SOF a exécutée dans le Vale do Ribeira (Hillenkamp & Nobre, 2018).

Toutefois, même durant cette période, l’approche féministe de l’agroécologie a été loin de faire l’unanimité. Elle a rencontré l’opposition des lobbys de l’agriculture industrielle, mais aussi de partisans d’une approche de l’agroécologie basée sur les savoirs techniques et académiques essentiellement masculins (Prévost, 2019) et tournée vers la valorisation commerciale d’un nombre relativement limité de produits. L’ensemble des politiques de soutien à l’agroécologie a pris fin avec la destitution de la présidente Dilma Rousseff en 2016. Après la prise de pouvoir de Michel Temer, la même année, puis l’élection de Jair Bolsonaro en 2018, les militant.es féministes de l’agroéocologie ont quitté les espaces institués d’interlocution avec le gouvernement fédéral. Elles.ils continuent de déployer leur agenda depuis la société civile avec, dans certains cas, le soutien de gouvernements locaux.

Habiter une unité de conservation : présence négociée des communautés subalternes

La plupart des agricultrices de la RAMA habitent des communautés ou quartiers ruraux situés dans les unités de conservation du Mosaico do Jacupiranga (MOJAC). Institué en 2008, le MOJAC a remplacé le Parc étatique du Jacupiranga, d’une superficie de 150 000 hectares, qui avait été créé en 1969. La création de parcs naturels dans les zones forestières au Brésil (Amazonie et zones de forêt atlantique du littoral) remonte aux années 1950 et 1960 (Bernini, 2015). Elle s’est inscrite dans une politique environnementale d’abord étroitement axée sur la correction des effets les plus graves du développement économique (Sousa, 2005). Influencée notamment par la conception états-unienne de mise en réserve de la nature sauvage (wilderness), cette politique préservationniste a exclu toute présence humaine. Après la prise de pouvoir par les militaires brésiliens, en 1964, le modèle de parcs naturels vides de population a aussi visé à expulser des communautés paysannes, notamment quilombolas, proches de la guerrilla rurale, comme la Vanguarda Popular Revolucionára dans le Vale do Ribeira (Sánchez, 2004). Mises à part ces expulsions, la gestion proprement dite des parcs naturels a généralement été négligée durant cette période. A partir des années 1970, le Parc du Jacupiranga a vu la formation des nouveaux quartiers de l’agriculture familiale, ainsi que le déboisement puis l’installation d’éleveurs, y compris de grands propriétaires détenant plusieurs milliers de têtes de bétail (Bim et al., 2017).

Le retour à des gouvernements civils, en 1985, s’est accompagné d’une restructuration de la politique environnementale au niveau fédéral et de la reprise en main des parcs naturels par les gouvernements des États fédérés. Dans le Parc de Jacupiranga, ce tournant politique s’est traduit par l’apparition de la répression de la police environnementale vis-à-vis de plusieurs milliers d’habitants qui s’étaient établis illégalement à l’intérieur du Parc. Les agricultrices de la RAMA et les autres habitants de leurs communautés relatent des incursions policières constantes, dans certains cas de nuit, débouchant sur des mises à l’amende, la confiscation du matériel agricole, des emprisonnements et des humiliations résumées dans le sentiment de « ne pas pouvoir vivre dignement de leur travail ». Selon eux, cette répression n’a pas été appliquée de la même manière aux propriétaires de grandes exploitations, qui ont déboisé de vastes superficies, visibles jusqu’à aujourd’hui dans le paysage.

Dans l’ensemble du Vale do Ribeira, les années 1990 ont vu l’organisation collective d’habitants de ces communautés, soutenus par des alliés locaux, pour faire face au risque d’expulsion de la zone du Parc. A partir de 1996, la formation de l’Association d’Agriculteurs Agroforestiers de Barra do Turvo et Adrianópolis (Cooperafloresta) a joué un rôle pionnier à l’échelle régionale et même nationale dans la démonstration de la compatibilité entre l’agroforesterie et les normes de conservation environnementale du Parc (Steenbock et al., 2013). Parallèlement, les communautés quilombolas, dont le caractère « traditionnel » avait été reconnu dans la Constitution de 1988, se sont engagées dans un long processus administratif devant conduire à la propriété collective des terres et ils ont affirmé la supériorité de leur mode de gestion communautaire de la forêt par rapport à la gestion étatique (Bernini, 2015).

Finalement, dans le contexte de l’élection de Luis Inácio Lula da Silva (en 2002), laissant espérer une politique favorable aux classes populaires, les habitant.es des anciennes et des nouvelles communautés locales se sont alliés pour réclamer le retrait du Parc. Durant les mobilisations et les négociations qui s’en sont suivies, ces habitant.es ont forgé un discours de dénonciation d’une répression environnementale socialement injuste. En 2008, ils.elles ont obtenu non le retrait espéré, mais la réorganisation du Parc en unités de conservation plus souples, formant le MOJAC. Deux principes ont présidé à cette réorganisation : le maintien de la surface totale sous régime de protection intégrale ; et un « réagencement territorial » visant à exclure les établissements humains des aires protégées, grâce à la définition de 90 000 hectares supplémentaires correspondant à trois catégories d’usage dit « soutenable » (Bim et al., 2017). La gouvernance a également évolué, permettant la participation de représentant.es des communautés à des conseils tripartites (pouvoir public, communautés et société civile) de gestion des unités de conservation.

Cette réorganisation a donc assoupli les règles d’usage et d’habitat, diminuant la fréquence des contrôles policiers, sans toutefois les annuler. Elle a aussi ouvert des canaux de communication entre les communautés et les autorités, sans toujours garantir une participation pérenne ni en condition d’égalité des habitant.es. En 2013, les conseils de gestion ont formellement perdu leur caractère délibératif, qui n’avait été garanti que pour une période de cinq ans. En général, ils ont continué à fonctionner, mais sans cadre juridique clair. Les récits d’agricultrices de la RAMA pointent des relations inégales avec les gestionnaires du MOJAC, qui contrôlent l’ordre du jour des réunions, axées sur la préservation d’un certain nombre d’espèces, définies sans concertation avec les hatitant.es, et la composition des conseils, incluant des organes publics, mais aussi privés, y compris des ONG et des fondations de grandes entreprises actives dans l’économie « verte ». Finalement, la réorganisation du Parc a reconnu la capacité des habitants à pratiquer une agriculture agroécologique compatible avec les règles des unités d’usage soutenable et pour récupérer les zones déboisées, mais non avec celles des unités de protection intégrale (Bim et al. 2017 : § 36). Une dispute entoure la pratique de l’agriculture sur brûlis, dont la maitrise est revendiquée par les communautés quilombolas, mais qui est soumise à des autorisations strictes dans les zones d’usage soutenable. La politique de conservation a donc évolué vers une reconnaissance limitée de sa compatibilité avec l’agroécologie et l’agroforesterie pratiquées par les habitants des communautés locales, qui n’efface ni la logique préservationniste dominante, ni les relations inégales et de contrôle vertical entre autorités et habitants des communautés rurales.

Devenir prestataire de services environnementaux : des revenus sous condition

Les agricultrices de la RAMA retracent l’arrivée de deux ONG « vertes » dans leurs communautés durant les années 2010. Le personnel de ces organisations leur a été présenté par les gestionnaires du MOJAC lors des réunions des conseils tripartites ou directement lors de visites dans leur communauté. Ces techniciens leur ont proposé de récupérer des aires déboisées et d’améliorer la qualité de l’air en y plantant des espèces arborées indigènes ou exotiques, fournies par eux-mêmes. Les habitant.es ont été sollicité.es pour clôturer, nettoyer les aires et planter, moyennant un paiement au salaire minimum journalier (50 R$, environ 10 €). Les zones délimitées ne devaient en principe plus être touchées par les habitant.es moyennant une rémunération annuelle. Des contrats de cession de droits de longue durée allant jusqu’à 99 ans ont été signés, prévoyant des mesures de contrôle du respect de ces règles.

Dans un premier temps, ce type de projet a suscité l’enthousiasme des habitants, notamment de leaders quilombolas qui y ont vu la possibilité d’une nouvelle alliance pour récupérer leur territoire. Ces projets ont impliqué les hommes de ces communautés, notamment pour clôturer, nettoyer les aires et installer des fosses septiques. Toutefois, au-delà de cette phase initiale, ce sont surtout les femmes qui ont été concernées, du fait de leur rôle socialement attribué dans le soin des écosystèmes. Les femmes qui ont participé à ces schémas ont d’abord vu dans le paiement et l’apport de matériel par les ONG une reconnaissance de leur travail et une source de revenus précieuse (Saori, 2020, p. 76). En même temps, elles ont regretté la confusion, voire l’opacité, des relations avec ces techniciens. L’une d’elles relate la succession de cinq techniciens de l’ONG durant une seule année et l’impossibilité d’obtenir une réponse fiable sur des questions clés comme le droit à récolter les fruits des arbres et à planter des espèces de son choix. Le rôle des gestionnaires du MOJAC, qui leur ont présenté les techniciens de ces ONG peu après la mobilisation qui a abouti au réagencement du MOJAC, a aussi suscité des interrogations. Dans ce contexte, certaines ont ressenti leur participation à ces projets comme une contrepartie à leur droit à rester sur les terres, d’autant plus lorsque leur famille ou leur communauté avait bénéficié d’un processus de régularisation foncière. En privé, elles questionnent la légitimité de la participation de ces ONG aux conseils de gestion du MOJAC.

Leur critique s’est aiguisée au fur et à mesure qu’elles ont constaté le caractère hiérarchique des relations avec les techniciens (imposition des espèces, des aires sous concession, dialogue limité ou non fiable) et leur perte d’autonomie sur leurs terres ; le rôle ambivalent joué par les gestionnaires du MOJAC — celui d’une protection soumise à condition ; et qu’elles ont interrogé leur part de revenus par rapport à celle des ONG de conservation, du MOJAC, des certificateurs et des gouvernements de différents niveaux. Les réunions organisées par la SOF au sein de la RAMA ont montré la dimension systémique des schémas de paiement pour services environnementaux dans les zones forestières du Brésil et le caractère collectif de ces questions.

Depuis les années 2000, les paiements pour services environnementaux se sont imposés comme modèle de conservation environnementale au niveau international. Le mécanisme REDD+ (Reducing Emissions from Deforestation and Forest Degradation) a notamment été proposé dans le cadre de la Convention pour le changement climatique afin de réduire la déforestation et la dégradation des forêts en rémunérant leur préservation et leur restauration. Ce mécanisme a donné naissance à de nombreux projets locaux basés principalement sur des investissements volontaires d’industriels et de particuliers de pays à revenu par habitant élevé, soucieux de démontrer leur neutralité carbone. Ils ont été canalisés par des gouvernements des pays dits « en développement » ou « émergents » voyant dans ces investissements une opportunité de financer à bas coûts la conservation de leurs forêts (Bidaud, 2012).

Au Brésil, le gouvernement de l’État de São Paulo s’est saisi de ce mécanisme pour financer le projet Conexão Mata Atlántica qui concerne quatre municipalités du Vale do Ribeira et un nouveau projet du même type, Vale do Futuro, a été annoncé par le gouverneur de l’État en octobre 2019 (Saori, 2020). Ces projets consacrent une inflexion de la politique environnementale vers un référentiel de valorisation marchande et financière qui, si elle n’est pas nouvelle, s’est considérablement amplifiée depuis la prise de pouvoir de Michel Temer puis l’élection de Jair Bolsonaro. La financiarisation de la nature a été critiquée dans la société civile (Carta de Belem & FASE, 2016) et dans le monde académique (Smith, 2007) comme un moyen insuffisant et dangereux de désigner des zones de compensation des activités polluantes, permettant la poursuite de ces dernières, tout en ouvrant un nouveau front d’accumulation et de spéculation financière. Des études de terrain dans différents contextes montrent les effets complexes de ces mécanismes au niveau local, comme l’augmentation de la répression vis-à-vis des populations, les doutes pesant sur certains organismes de certification, et les dangers découlant du fait que des ONG vertes maitrisent les relations avec toutes les parties prenantes (Bidaud, 2012). En même temps, les paiements pour services environnementaux peuvent constituer une source de revenu et de reconnaissance pour les populations, en particulier lorsque ce schéma est appliqué à un niveau collectif (par exemple une communauté) et non individuel et que la logique marchande s’hybride avec des logiques non marchandes de gestion des ressources (Bétrisey & Mager, 2017).

Conclusion

Le cas de la RAMA illustre la nécessité de situer les mobilisations socio-environnementales vis-à-vis des autres logiques de protection de l’environnement implantées dans les territoires. Dans le Vale do Ribeira, la logique de care social et environnemental développée par la RAMA rencontre celle de conservation des aires protégées, qui reste axée sur la préservation, et de la valorisation marchande et financière de la nature à travers les paiements pour services environnementaux. Ces trois logiques s’inscrivent dans des modèles opposés quant à la place qu’ils réservent aux habitant.es de ces territoires. Alors que la logique de care entend combiner protection environnementale, égalité de genre et justice raciale, la logique de conservation s’inscrit dans un rapport essentiellement vertical entre administrateurs des aires protégées et habitant.es des communautés locales et celle de gestion marchande et financière délègue à des ONG vertes un pouvoir considérable et souvent peu transparent sur ces mêmes habitant.es.

Ces logiques sont l’expression de visions et d’intérêts construits dans des arènes nationales et internationales, et soutenus par les productions de connaissance dans différents champs disciplinaires. Pour autant, la relation entre ces logiques ne se réduit pas à un rapport de force au sein de ces arènes. Ces logiques se rencontrent, dans des pratiques disputées comme l’agroécologie et dans la vie de femmes (et d’hommes) subalternes qui font les frais à la fois de dégradations et de politiques environnementales peu soucieuses de leur présence et de leurs vies. Les agricultrices de la RAMA expérimentent les contradictions entre ces différentes logiques, développent des stratégies, des alliances et parfois subissent des conséquences irréversibles des pressions auxquelles elles sont soumises, comme la perte de contrôle de leurs terres, l’éviction et la migration.

Produire des connaissances sur les expériences contradictoires des sujets des mobilisations socio-environnementales est une manière de rendre justice à la complexité de leur engagement et aux difficultés auxquelles ils et elles font face. La recherche-action vise à contribuer à ces mobilisations. Elle éclaire notamment les différents niveaux de définition des mécanismes de protection de l’environnement (arènes locales, nationales et internationales) et les contradictions qui en découlent. Un tel engagement, des chercheurs et des institutions publiques de recherche, semble d’autant plus nécessaire dans un champ marqué par la présence idéologique et financière de plus en plus massive de coalitions privées visant le développement des seuls modèles de valorisation marchande et financière des ressources naturelles et des services écosystémiques.

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Auteure / Author

Isabelle Hillenkamp est socioéconomiste, docteure en études du développement, chargée de recherche à l’IRD-CESSMA. Au travers de partenariats au Brésil et en Bolivie, ses recherches portent sur l’économie solidaire et l’agroécologie depuis une perspective de genre.

Isabelle Hillenkamp is a socio-economist with a doctorate in development studies and is a researcher at IRD-CESSMA. Through partnerships in Brazil and Bolivia, her research focuses on the solidarity economy and agroecology from a gender perspective.


Résumé

A partir de l’expérience du Réseau Agroécologique de Femmes Agricultrices (RAMA) au Brésil, le texte problématise la relation entre mobilisations pour l’égalité et modèles de protection de l’environnement. La recherche-action menée auprès de ce réseau local montre en quoi il constitue une mobilisation socio-environnementale qui allie contestation des inégalités de genre et ethnico-raciales, d’une part, et valorisation de pratiques culturales féminines relevant de la logique de care socio-environnemental, d’autre part. L’enquête montre également la présence de logiques différentes et parfois contradictoires de protection de l’environnement sur ce territoire, à travers les normes de préservation dans des aires protégées et de nouveaux schémas de paiement pour services environnementaux. Par cette démarche, le texte attire l’attention sur les différences entre ces modèles et sur les tensions vécues par les actrices et acteurs des mobilisations socio-environnementales.

Mots clés

Mobilisations socio-environnementales – Agroécologie – Écoféminisme – Care – Préservation environnementale – Paiements pour services environnementaux – Recherche-action – REDD+

Abstract

Based on the experience of the Agroecological Network of Women Farmers (RAMA) in Brazil, the text problematises the relationship between mobilisations for equality and models of environmental protection. The action research carried out with this local network shows how it constitutes a socio-environmental mobilisation that combines the contestation of gender and ethnic-racial inequalities, on the one hand, and the promotion of women’s farming practices that fall within the logic of socio-environmental care, on the other. The survey also shows the presence of different and sometimes contradictory logics of environmental protection in this territory, through preservation standards in protected areas and through new schemes of payment for environmental services. Through this approach, the text draws attention to the differences between these models and to the tensions experienced by the actors of socio-environmental mobilisations.

Key words

Socio-environmental mobilisations – Agroecology – Ecofeminism – Care – Environmental preservation – Payments for environmental services – Action research – REDD+